2.

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Cléo avance, un peu hésitante, entre les voyageurs. Hésitante, elle l’est toujours, elle se demande constamment si elle est vraiment à sa place. Voyageuse, c’est plus rare, à cette époque là. Mais elle le sera plus tard, voyageuse, bien plus qu’elle ne l’imagine. D’ici là, elle a encore tout le temps. Elle entre dans le wagon numéro treize. C’est un petit train de campagne, elle aime bien. Elle préfère. Les grandes choses, ça l’angoisse. Ça la prend par le ventre et ça s’arrête plus. A chaque fois, elle a l’impression que ses poumons rétrécissent et qu’ils ne s’agrandiront plus jamais, elle à l’impression qu’elle est vouée à cet étrange phénomène pour toute sa vie. Mais là, dans le wagon numéro treize, place numéro dix-sept, en direction pour Paris Austerlitz, un livre de médecine entre les mains, elle va relativement bien.

Arrivée à la gare, ça va un peu moins bien. Elle marche vite, tête baissée, son bonnet sur la tête. Surtout ne regarder personne, ne pas s’attarder, rentrer les fesses. Cléo les connaît, toutes ces règles pour rester en un seul morceau dans une petite gare de la capitale à vingt-deux heures cinquante- quatre.

Elle parcourt les rues, elle retrouve Paris. Qu’est ce que c’est beau. Les couples qui marchent main dans la main, le sourire aux lèvres. Les reflets des réverbères sur la Seine, les soirées en terrasse qui n’en finissent pas, les gens qui sortent du théâtre, l’air ailleurs. Cléo fait un détour, elle observe, elle détaille, elle admire. Elle marche, mais qu’est ce qu’elle marche ! Elle est bien. Elle a un peu froid aussi. Mais putain, c’est beau toute cette vie. Elle arrive en bas de son immeuble, fatiguée.

Une bonne nuit de sommeil l’attend, après avoir défait ses bagage, remit du chauffage, relancer l’électricité, remettre sur pied l’ancien appart poussiéreux de son frère. Demain matin, rentrée en fac de médecine. Il va falloir que Cléo dorme, et ça, c’est tout un programme. D’abord un quart d’heure de lecture, puis extinction des lumières, suivie d’un autre quart d’heure de podcast méditation, mais comme ça ne marche pas tous ces trucs là, vingt minutes de musique relaxantes Mais comme décidément, ce soir, rien ne marche (comme les autres soirs d’ailleurs ), trois quart d’heure de questions existentielles primordiales, comme sa place et son rôle dans la société et la vie des autres, et cinq à dix minutes ( ça varie ) de questions existentielles moins primordiales, comme est ce que la supérette du quartier sera ouverte demain matin a sept heures, pour petit déjeuner. Et puis finalement, Cléo s’endort généralement autour de cinq cent soixante quatre moutons.

Verdict : non, la supérette n’est pas ouverte à sept heures. C’est donc le ventre quasiment vide que Cleo se rend dans la station de métro la plus proche. Elle déteste le métro. Tous ces gens contre elle, tous collés. L’odeur des transpirations est immonde. La lumière des métros est criarde à souhait, c’est une horreur. Elle met en valeur tous les défauts. Il ne faut surtout pas se regarder dans la vitre. Cleo le sait, mais à chaque fois, elle le fait quand même. Elle se trouve affreuse. Remarquez, ça ne change pas beaucoup de d’habitude. Ses cheveux châtains prennent toujours des formes bizarres, elle a laissé tomber depuis longtemps. Comme pour ses cils trop courts, ses yeux trop banals, ses formes trop minces et surtout sa petite taille. Cleo se trouve incroyablement petite. C’est très énervant de toujours devoir se masser la nuque après chaque longue conversation, à force de devoir former un angle de 90 degrés entre son dos et sa tête pour pouvoir regarder les gens avec qui elle parle. Bon, là, elle exagère un peu, je vous l’accorde. Mais Cleo maîtrise comme personne l’art de l’exagération, surtout lorsque cela concerne son auto dénigrement. Cleo est très forte pour s’ auto dénigrer et se lamenter sur sa personne. Pour elle, ce n’est d’ailleurs la seule chose à laquelle elle est douée. Zut, elle ne s’est pas arrêtée. Il va falloir courir pour rattraper les arrêts manqués. Cleo soupire. La journée commence bien. Elle descend enfin, court dans les escaliers, se précipite vers la sortie du métro et commence sa course effrénée qui ne dura d’ailleurs pas bien longtemps. Elle s’arrête au bout de trois minutes, essoufflée. Comment a-t-elle pu imaginer qu’elle tiendrait jusqu’à l’école ? Cléo n’a jamais aimé courir. Les cours de sport étaient un véritable supplice. Elle n’a d’ailleurs jamais compris les gens qui couraient dans les parcs, comme ça, par pur plaisir. Comment peut-on prendre plaisir à courir indéfiniment, après rien ? C’est comme pour les jeux de balles. Pour ça, Cleo n’a jamais compris non plus. Comment l’Homme peut-il se réduire à courir après une balle ? Quel est l’intérêt ? Nous ne sommes tout de même pas des chiens.

Cleo recommence à courir un peu, pour la forme, et aussi parce qu’elle commence à vraiment stresser. Elle arrive à son école en sueur, toute rouge, au bord du malaise. Oui, il lui en faut peu. Elle s’arrête aux toilettes, histoire de se rafraîchir un peu. Ensuite, il faut trouver la salle. Elle parcourt les couloirs d’un pas rapide, respiration haletante. Tout va bien. Mais pourquoi la salle 324 est-elle située à côté de la salle 57 ? Tout va bien. Y aurait-il une explication à cette étrange organisation ? Cleo, avec l’énergie du désespoir, finit par tomber sur sa salle, presque par hasard. Elle entre en se faisant la plus petite possible. Heureusement, personne ne la remarque. Il faut dire que l’amphithéâtre est vraiment très grand. Elle est fascinée. Le nombre d’étudiants dans cette salle doit être astronomique. Il y en a de tous les sexes, toutes les couleurs, tous les styles vestimentaires. On dirait qu’on a réuni ici tous les types de personnes différentes pour obtenir un mélange magnifiquement vrai. Bon, trouver une place. Là-bas, au fond à droite. Parfait. Elle marche entre les rangs, jonglent entre les sacs. Et puis il y a ce sac. Ce sac dont elle se souviendra toujours. Ce sac, qui en un instant, la fait s’étaler de tout son long sur l’allée de l’amphi. De faibles « ça va » se font entendre les rires, si il y en a, sont étouffés. Cleo se relève, écarlate, et file jusqu’à sa place, bien décidée à se faire oublier et à commencer le cour pour de bon. Mais le prof est trop loin, elle n’entend rien.

Un carnet à dessin dans sa poche et la voilà occupée. Ce garçon, trois rangs devant elle, en diagonale, fera un parfait modèle. Profil droit, lunettes rectangulaires, yeux verts, cheveux bruns coupés court, nez aquilin, lèvres fines, il est vraiment intéressant. Beau, c’est indéniable, mais surtout complexe à dessiner, à cause de cette fossette indécise sur la joue droite, ou de cette narine plus gonflée que l’autre, ou de cet œil droit subissant un très léger strabisme. Seul un regard avisé de dessinateur peut voir ce petit tremblement de paupière, et Cléo est toujours satisfaite lorsqu’elle arrive à repérer ce genre de détail chez les autres qu’elle seule peut voir. Un léger atout pour ne pas demeurer trop en dessous de la perfection de ses concitoyens. Cleo aime dessiner des personnes au physique complexe, un petit défi personnel qu’elle espère toujours relever, et qu’elle, selon elle, ne relève jamais. En dessinant, Cleo imagine la personnalité de ce garçon. Il doit être calme et posé, réfléchi, peut être adepte de neurologie. Et avec les autres ? Gentil, attentionné, mais timide. Ne sait jamais comment répondre aux compliments. Avec un passé familial difficile. Un frère mort, une tragédie pesant sur la famille mais la rendant plus soudée. Il voit un psy tous les vendredis soir après avoir travaillé ses cours et révisé son japonais. Ou son chinois. Bien évidemment, tous ces traits de caractère ne sont valable uniquement lorsqu’il est seul, ou en tout cas, sans autres individus de sexe masculins dans les parages. Aviez-vous remarqué que les garçons n’ont pas le même comportement lorsqu’ils sont avec d’autres garçons que lorsqu’ils sont seuls avec vous ? Ça, Cléo l’a compris très vite, grâce à son sens de l’observation et de la perception légendaire. Les garçons sont différents quand ils sont ensemble. Ils n’ont pas du tout la même façon d’être, de parler, de regarder. Ils son en perpétuelle compétition, comparaison. Plongés, à demi conscients, dans une sorte de concours de virilité, de masculinité. Un concours sauvage, presque animal. C’est tellement ridicule ! S’ils savaient ! Les pauvres, ils n’ont pas conscience de l’inutilité de ces étranges pratiques, qui ne les plongent que dans un état d’esprit compétiteur de mâle dominant, un état d’esprit tellement nocif ! Pourquoi les pères, lorsqu’ils ont LA discussion avec leur fils, ne les préviennent-ils pas du piège relationnel dans lequel ils risquent de tomber à coup sûr, au lieu de leur parler de l’étrange façon de fonctionner de leur organe génital - fonctionnement que les fils en question ont déjà découvert depuis bien longtemps, avec ou sans leurs congénères, devant de la pornographie, pour la plupart. Cela restera toujours un mystère pour Cleo. Peut-être que les pères n’assument eux mêmes pas ce trait de caractère qu’ils n’ont peut être toujours pas éradiqué, et n’en parlent pas à leur fils, de peur d’affronter ce problème intergénérationnel et de faire face à leur trait de caractère le plus animal qui soit, trait de caractère qui les dégoûte peut-être et à qui ils ne veulent pas se confronter. Ou peut-être, pour les pères les plus cons, n’en ont-ils pas conscience. En grandissant, certains garçons se rendent compte en s’observant mutuellement et en s’observant eux-mêmes pour les plus fins, de cette infamie qui les contamine tous. Certains décident que c’est la nature et qu’on peut rien y faire. D’autres se remettent en question et essaient de changer, en y arrivant plus ou moins. Et ne parlons pas de ceux qui ne s’en rendent même pas compte. Cas désespérés. Et les autres personnes n’étant pas des garçons sont obligés de subir ça sans rien dire, en attendant que leur ami redevienne normal après avoir quitté sa bande de fauve. En même temps difficile de leur en vouloir. La société les met tellement dans un climat de compétition perpétuelle ! Ce n’est pas leur faute si la plupart d’entre eux est constamment en train de donner des notes aux personnes de sexe féminin, courir après une balle pour impressionner je ne sais qui, cracher par terre comme si avaler leur salive était un acte résultant d’une capacité intellectuelle méconnue, comparer la taille de leur pénis ou encore éviter de se laver trop souvent pour sentir la sueur et le musc. Même si ces pratiques sont évidemment très intrigantes. Mais ça, ce n’est pas le pire. Le pire, c’est quand les garçons s’empêchent de pleurer, de rêver à être fleuriste ou d’un monde où la virilité ne serait pas une quête perpétuelle dans la vie d’un homme. Mais ça, ce genre de pensée, ce n’est que pour les garçons privilégiés. Les plus à plaindre, ce sont ceux qui le sont moins. Beaucoup moins. Ceux qui ont été élevés dans un univers où être un mal dominant est une obligation, une évidence, où le doute, le rêve d’autre chose, la perspective d’être simplement une personne n’ont pas leur place. Ce sont ce genre de garçons qui agressent les femmes dans la rue, car pour eux, de par leur éducation désastreuse, les femmes ne sont que des morceaux de viande destinés à être utilisés au profit du plaisir et du bien être des hommes. Ce n’est pas de leur faute s’ils sont incapable de se remettre en question ou de réfléchir vraiment, pour de vrai, à ce qu’ils ont fait, ou projettent de faire. Les garçons sont à plaindre. Vraiment, les pauvres. Comme cela doit être difficile de s’extirper de cette cage de l’esprit dans laquelle ils sont enfermés depuis qu’un médecin a découvert d’un geste leur organe génital devant les parents, à la naissance. Ils doivent faire preuve de force et de détermination pour s’autoriser à songer à autre chose, à aller au-delà. Même dans les familles les plus privilégiées. Même si les stéréotypes n’ont pas leur place, et les perspectives sont immenses, l’état d’esprit est là. Inconscient, sûrement, mais là quand même. Et cet état d’esprit pèse. Lourdement. Et restreint beaucoup de chose, inconsciemment, toujours. Restrictions qui passent inaperçues et qui ne sont révélées dans l’esprit de certains hommes que bien plus tard, quand tout est déjà établit et qu’il est trop tard. Merci Simone pour tous tes efforts, mais malheureusement, la lutte n’est pas encore finie. Pas la même qu’à ton époque, évidemment. Mais une lutte quand même. Pour éradiquer, au fin fond des esprits, ces restes d’inégalités entre les sexes. Plus dans la loi non, pour ça, bravo, mais dans la morale, l’état d’esprit, encore. Quelques phrases ici et là. Quelques pensées pas vraiment assumées. Quelques obligations d’être, de paraître, à demi-mot. Quelques ( quoique nombreux ) mal êtres causés par des préjugés encore bien ancrés qui empêchent d’être soi-même, juste soi même et de faire ce qu’on a envie de faire, juste là où la vie nous porte. La lutte est plus subtile, plus complexe, mais tout aussi nécessaire pour garantir à chacun les clés nécessaires pour grandir sereinement et connaître le bonheur.

Bref, indéniablement, les garçons sont compliqués. Et diablement pénible. Pas tous, évidemment. Mais certains d’entre eux sont cons comme des chaises jusqu’à l’âge de dix-huit ans et ne réfléchissent que dans l’unique but d’insérer leur pénis quelque part. ( Mais je le répète, avant de me mettre à dos tous les garçons sains d’esprit qui liront cela, ce n’est pas une fatalité ! )

Et ne parlons pas des filles. C’est une infamie. Qu’on délivre un jour l’humanité de cet étrange spécimen. Elles sont tellement insupportables ! Bon, du coup on va en parler quand même. Elles sont toujours là, à se comparer, à se rendre plus belles qu’elles ne le sont déjà, pardon, plus connes qu’elles ne le sont déjà. A toujours parler des garçons comme si leur plaire était leur unique but dans la vie. « Et mon leggings, il est assez moulant ? Et mon débardeur, assez décolleté ? Mon mascara n’a pas coulé ? J’ai pas de gerçures sur les lèvres ? Dis tu trouves pas que j’ai pris un peu de ventre pendant les vacances ? » Mais non pimbêche, c’est pas tes trois feuilles de salade quotidiennes qui vont te rendre un physique à peu près humain, ni un cerveau apte à réfléchir un peu d’ailleurs.

D’ailleurs, qui, un jour, a déjà compris pourquoi les filles vont toujours aux toilettes en groupe ? Pourquoi ont-elles toujours besoin d’être accompagnées par leurs congénères ? Les garçons y vont bien seuls, eux, et ça ne les tue pas. Pour ça, d’ailleurs, chapeau bas les gars, vous êtes impressionnants, puisqu’il semblerait que ce que vous accomplissez-là soit un acte relevant d’une prise sur soi et d’un savoir-faire extrême pour la gente féminine. Évidemment, il ne s’agit pas de toutes les filles. Seulement certaines. Allez, peut être quatre vingt pour cent ? Soixante-quinze ? ( Je vous avez dit que Cleo était maître de l’exagération ). Disons que ça dépend de l’âge. Ça se tarit avec le temps. Et encore, pas systématiquement, encore ici une erreur de Dame Nature.

La plupart des filles, il faut l’admettre, est comparable à des paons. Des paons au féminin. Toujours à vouloir plaire, séduire. Toujours le même concours, version recherche de la perfection. Elles sont toujours là, à faire des trucs stylés, des photos, ou des chambres « aesthétics », des « outfits » sur les réseaux, des conneries qui leur font croire qu’elles existent. Et puis leur façon de regarder les autres filles qui incarnent ce qu’elles ne sont pas, la différence, mais qu’elles voudraient être, sans se l’avouer, une personne à part entière. Elles regardent ces autres filles avec un dédain incomparable, c’est terrible. Mais bien sûr, ce n’est pas leur faute. C’est la société qui les enferme dans des cases et patati et patata...

Mais heureusement il y a les autres. Ces personnes si rares et si précieuses. Ces personnes qui n’utilisent leur sexe que pour faire l’amour, conjuguer leur phrase, ou être dans un état d’esprit inconscient. Mais qui n’utilisent pas leur sexe, ou leur genre, pour être quelqu’un. Ce ne sont pas des fauves, ils ne sont pas candidats au concours de virilité, ce ne sont pas non plus des paon au féminin, elles ne sont pas candidates au concours de perfection. Ce sont juste des gens normaux, ou plutôt originaux, si on compare avec la majorité écrasante de la population. Merci infiniment à ces personnes d’exister et de nous sauver du fléau des garçons et des filles malchanceux.

Épreuve de la pause déjeuner. Où s’asseoir ? Seule ou essayer de s’intégrer ? Comment faire pour intégrer un groupe ? Non, pas un groupe, commençons par une personne seule. Peut-être une phrase d’accroche, du genre… « Tes cornichons ont l’air divins, ils ne sont pas trop forts ? Je déteste les cornichons trop forts ! » Non. Mais pourquoi parlerais-je de cornichons à quelqu’un que je ne connais pas ? Pourquoi parlerais-je de cornichons tout court en fait ? pense Cleo. On lui a dit un jour que pour établir un lien il fallait parler de soi, faire semblant d’être cool et marrante même si elle ne l’est pas, faire semblant qu’on est quelqu’un quoi. Mais qui est le con qui lui as dit ça ? Pour Cleo, il est évident que pour se faire des amis, il faut être soi-même. Décidée, elle avance vers une table d’un groupe de trois personnes, jusqu’à ce qu’ils éclatent d’un rire tonitruant. Elle se retourne d’un coup et sort de la salle en courant presque. Faire irruption dans le bonheur des autres, elle ne peut pas. Bon, Cleo fait l’impasse sur le déjeuner. Jusqu’à la cour, elle rase les murs, compte les carreaux du carrelage. Là, un arbre. Elle s’assied, sort un crayon, une feuille, regarde autour d’elle à la recherche d’une muse. Elle regarde vraiment. C’est toujours une sensation particulière pour elle. Toute sa vie, Cleo n’a fait que voir, apercevoir, entrevoir, à travers le mur de ses peurs. Mais quand elle cherche une personne à dessiner, elle regarde autour d’elle, observe. Et ce qu’elle voit la fascine et la terrifie. Cette cour grouille de vie. Des gens partout, ils sourient, rient, pleurent. Cleo a toujours entretenue une espèce de fascination inconsciente pour les gens qui vivent vraiment. Qui ressentent, tout au fond d’eux-mêmes, cette vie battre, leur disant qu’ils sont capables de faire n’importe quoi. Elle a toujours voulu être quelqu’un comme eux, mais s’est toujours dit qu’elle n’en serait jamais capable. Capable d’oser. D’oser s’exprimer devant les autres. Exprimer qui elle est vraiment. Elle garde toujours sa propre personne pour elle, sans la partager, sans partager ses opinions, ses désirs, ses croyances. Pourtant, ce n’est pas ça qui manque, dans sa tête, ça fourmille. Peut-être un peu trop d’ailleurs. Quand elle regarde les flammes d’un feu de bois, elle se dit qu’elle aimerait bien en avoir un au fond de la poitrine, même un petit, qui lui permettrait de flamber un tout petit peu, pour dire d’exister pas seulement pour elle. Mais Cleo ne sait pas qu’on a tous un début de feu en soi, il faut seulement trouver quelque chose d’ inflammable, pour le laisser grandir et tout envahir.

Là, une jeune fille avec des dreadlocks. Tête légèrement penchée sur la droite, narine gauche qui tremble un peu quand elle parle, petit doigt qui s’active par légers soubresauts… elle fera l’affaire.

Pourquoi médecine ? Quelle folie. Je ne serais jamais à la hauteur, se dit-elle. Cleo se souvient de ce dîner de famille, un dimanche midi, où il a été question de son avenir. Tous là, assis autour de cette immense table rectangulaire. Rectangulaire comme les lunettes de son père, les sets de table, le téléphone de Léo, les idées de sa mère. La discussion, jusque là, avait été plutôt anodine, notes de son frère, business de son père, la voisine d’en face, les sardines, de quoi passer un excellent dimanche midi à rêvasser. Puis, la bifurcation. La fameuse, tant attendue. Les mots glaçants de sa mère.

- Sinon, Cleo, tu es allée voir la conseillère d’orientation récemment ? Il te faut un plan pour l’année prochaine. Avec ton dossier, tu pourrais entrer partout. Je pourrais entrer partout. Je pourrais. Ah ça non, je ne pourrai pas. Au conditionnel, oui, au futur, n’y pensons même pas. Éliminons philo, aucune débouchée, lettres aussi, entre prof et écrivaine ratée, c’est impossible. Art, cinéma, ça ne traverse même pas les esprits. Pas chez les Martins. Chez les Martins, ça sera médecine, sciences ou commerce.

Cleo vit les lunettes rondes de son frère, les bagues rondes de sa mère, les cuillères rondes, et surtout sa colère. Elle ne sort pas souvent, mais quand elle est là, elle la voit venir. Et alors elle sait. Plus aucun contrôle n’est espéré à partir de ce moment, aucune maîtrise n’est possible. Ça bouillonne en elle et elle n’a même pas le temps de se sentir vivante, elle ne ressent plus rien, à part cette vague dévastatrice et incontrôlable.

- Non, je n’y suis pas allée. Parce que je sais parfaitement ce qu’elle va me dire, comme toi, comme papa, comme tout le monde. Voie scientifique. Mais maman c’est ma vie, c’est moi qui décide, je suis majeure, j’irai aux Beaux Arts. Vous savez que c’est ce que je veux par dessus tout, alors pourquoi m’en empêcher ? Pourquoi me gâcher la vie ?! Nicole regarda sa fille avec des yeux ronds d’étonnement. Cleo s’emporte rarement, parle rarement. Alors quand c’est pour s’exprimer à ce point, c’est étonnant. Sans parler que sa fille vient d’utiliser plus de quatre mots à la suite, elle qui porte si bien le mot laconique. Mais Nicole est préparée à tout. Tous les tourments, toutes les crises, elle garde son sang froid et réagit avec méthode, sérieux et fermeté. Cinq enfants, ça forge le caractère.

- Ah oui jeune fille ? Les Beaux Arts tient donc. Ton père et moi avons l’évidente intention de te garantir un avenir professionnel sûr qui te permettra d’avoir une vie stable, de femme et de mère accomplie et enrichie. Et utile aux autres et au pays. Et ce n’est certainement pas dans une école de hippies que tu trouveras cela. Conclua-t-elle avec un ricanement mi moqueur mi satisfait.

- Et si je ne veux pas de stabilité, ni d’utilité, ni de maternité, mais seulement de bonheur ? Tu m’empêcheras d’être heureuse ?

- Cleo je pense que je sais mieux que toi où tu trouveras le bonheur dans ta vie future, et crois moi, cela passe par le stabilité, l’utilité et la maternité. La discussion est close. Nous entrerons ce soir des vœux sur ParcourSup d’entrée en fac de médecine. Cleo, bien trop énervée pour répondre, quitta la table rageusement. Porte de la cuisine claquée, porte du couloir claquée, porte d’entrée claquée. Elle marcha dans les rues froides de Nantes. Mais pourquoi l’été n’est-il pas décidé à arriver ? Ses pas sur le trottoir firent échos à la colère qui tambourinait au fond d’elle-même. Pourquoi ma mère est-elle ma mère ? Pourquoi je n’ai pas les parents d’Oscar ? Pourquoi les miens ont-ils été si blessés par la vie qu’ils ne laissent leurs enfants vivre la leur ? Tant de pourquoi sans parce que qu’elle connaît si bien. Ses yeux croisèrent le numéro dix de la rue Simone de Beauvoir. La rue Simone de Beauvoir, elle l’a tant de fois arpentée, tant de fois aimée, détestée, elle la connaît par cœur. Le numéro dix, elle le verrait nuit jour, même derrière la peur, les larmes ou la colère, même les yeux bandés, elle le sentirait quand même, ce numéro dix. Boite aux lettres, poignée, sonnette. Sonnette qu’elle a tant de fois écrasée avec son index droit. Son pas ralentit, instinctivement. Surtout ne pas s’arrêter. Ne. Pas. S’arrêter. Elle continua sa route et envoya un texto à Oscar.

De retour à l’appartement. Enfin. Après avoir subi une journée entière de cours inintéressants au possible, être passée par toutes les émotions présentes dans sa gamme quotidienne, avoir pris le métro deux fois, avoir affrontée la rue, les gens, les regards, Cleo n’a qu’une envie : se poser et ne rien faire. Malheureusement, attendue, inévitable, une tonne de travail l’attend. Cleo savait que la première année de médecine était difficile, cela ne l’effrayait pas, elle saurait abattre le travail nécessaire sans soucis. Non, ce qui lui posait problème, c’est de trouver la motivation pour faire ce travail, soit trouver de l’intérêt pour la médecine. Pas gagné. Cleo se dirige vers des cartons posés dans un coin du minuscule salon. Dans les cartons, des livres. Des dizaines et des dizaines de livres. Son frère les avait déposés ici la dernière fois qu’il y était venu, anticipant la venue de Cleo. Le grand frère de Cleo était la personne qu’elle avait de plus chère. Samuel avait vingt ans, et il était l’exact opposé de sa sœur. Extraverti, aimé de tous, drôle, aventureux, sportif, charmeur, effronté, il était récemment parti à Berlin pour « vivre sa vie ». Musicien passionné, il avait ressenti le besoin de s’échapper de la surveillance parentale et vivre de ses propres expériences loin du berceau familial. Cleo l’admirait, il était son modèle, représentant tout ce qu’elle n’était pas et ce qu’elle voudrait être. Mais peut-être se ressemblaient-ils plus que Cleo ne le pensait… Enfants, c’était Samuel et Cleo contre Angèle et Aude, les deux autres de la fratrie. Les quatre enfants avaient peu de différence d’âge et n’avaient pas pu s’empêcher de créer des rivalités. Rivalités qui n’avaient pas disparu avec le temps, bien au contraire, elles avaient été alimenté par les tourments du passage à l’âge adulte. Samuel avait toujours protégé Cleo de la cruauté de ses sœurs, des enfants à l’école, des injustices parentales. Il lui avait donné une petite part d’espérance en la vie qu’elle prenait soin d’entretenir au fil du temps, pour ne pas noircir encore d’avantage son quotidien. La seule chose qui reliait la fratrie déchirée, c’était leur jeune frère, Léopold. Douze ans à peine, dernier enfant des Martins, aussi inattendu qu’aimé, il était la seule raison des quatre autres frères et sœurs de se réunir et de ne pas couper les ponts. S’il n’avait pas été là, la famille aurait volé en éclat. Car s’il y a bien une chose sur laquelle la fratrie est d’accord, c’est sur leurs parents. Pour faire simple, ils ne les portent pas vraiment dans leur cœur. Léopold devait donc porter sur ses épaules le rôle de corde à laquelle s’enchaîne les alpinistes entre eux pour ne pas tomber du précipice. Un bien grand rôle pour de si frêles épaules.

Cleo transporte les cartons de l’autre côté de la pièce, vers la bibliothèque désormais vidée des livres de son frère. Elle dépoussière un à un tous les ouvrages, les range par couleur ou taille dans les grandes étagères, pour créer un ensemble harmonieux. Elle effleure du doigt les pages, les lignes qui l’ont fait rêver et voyager. Tout un univers dont elle est la seule à connaître les moindres détails, les moindres retranchements, les moindres recoins. Une fois fini, elle s’éloigne un peu pour admirer son mur de livre. Le résultat est saisissant. Cleo fouille d’autres cartons dans lesquels elle trouve une guirlande lumineuse, quelques coussins, des photos, des affiches. Elle décore l’appartement à son goût, lui donne un peu de chaleur. Elle a rapporté des éléments de sa chambre d’adolescente, chez ses parents. En repensant à cette pièce, l’avis de Cleo est mitigé. Elle ne sait pas si elle garde un bon souvenir de cet endroit. C’était son refuge, oui, l’endroit qui la rassurait. Elle y venait pour décharger ses émotions, être elle-même. Cependant, elle y avait tellement pleuré, elle avait lâché sa souffrance, sa tristesse. Elle avait été cette personne qu’elle détestait tellement : elle-même. Alors, Cleo ne sait pas si sa chambre correspond vraiment à quelque chose de joyeux. En tout cas, elle n’en est pas particulièrement nostalgique. Voir sa décoration ici est comme la signification d’un nouveau départ, d’un renouveau.

Après s’être attaqué à son travail, puis découragé, arrosé les plantes, réajusté un coussin, remotivé pour travailler puis avoir abandonné pour de bon, Cleo se rend compte qu’elle n’a toujours pas fait les courses, son frigo est donc vide. En fouillant les placards, elle trouve une boite de raviolis qui fera largement l’affaire. Il est vingt deux heures quand Cleo se couche, et une heure trente du matin quand elle s’endort enfin.

Le lendemain, deuxième petit déjeuner à base de gâteaux secs, nouvelle épreuve du métro, nouveaux cours de médecine alimentés de dessins en tout genre ( Cleo aura bientôt fait le portrait de tous les gens de sa classe si ça continue comme ça ). La routine, une routine qui rassure Cleo et qui l’ennuie, une routine dans laquelle elle se sent enfermée, mais enfermée dans une cellule en coton.

Les jours passent, puis les semaines. Cleo alterne entre lecture, courses, fac. Elle ne voit personne et s’enferme dès que possible dans son appartement. Les murs de la fac ne connaissent pas le son de sa voix, et les voisins non plus d’ailleurs. Après deux semaines et demi de cours, l’automne se fait sentir. Il est temps de sortir écharpes, bonnets et gros manteaux. Cleo déteste l’hiver. Elle n’aime pas s’engoncer dans des tonnes de vêtements, pour avoir chaud si tôt entrée dans un bus ou un magasin. Pourquoi les responsables des lieux publics s’acharnent-ils à mettre du chauffage à fond alors qu’ils savent que tout le monde est habillé pour une température moyenne de quatre degrés ? Aiment-ils donc voir leurs clients tous rouges, transpirants comme des petits vieux en sous-pull devant un poêle ? Cleo suppose que oui, elle n’a pas d’autre explication. Toujours est-il qu’en entrant dans un lieu public, elle passe toujours au moins cinq minutes à enlever toutes ses couches de tissus et le même temps à les remettre en sortant. Pas très pratique, assurément, lorsqu’on fait des courses : on a les bras chargé de vêtements et on n’est plus libre du moindre mouvement. Alors on entasse les articles dans les mains, par dessus l’épaisse couche de textile, ou dans des sacs qui balancent dans le creux des coudes. Imaginez un peu la scène : janvier, dans un charmant petit Franprix de Paris, une réunion de gens pauvres ( Franprix, quand même ) se baladant entre les rayons, ensevelis sous un lourd paquet de tissus, une boite de céréales sous le bras, une bouteille de lait par dessus les vêtements, un paquet de pâtes entre le menton et l’épaule ( les personnes qui font cela : alerte, vous ressemblez à des handicapés, sans vouloir stigmatiser ces personnes respectables). Les plus marrants sont ceux qui ne se cassent pas la tête et mettent tous leurs articles sur la tonne de vêtements dans leur bras. Ils ont donc une montagne d’objets en tout genre dans les mains, si haute qu’on ne distingue même plus leur visage, (eux-mêmes doivent décaler leur tête sur le côté pour ne pas foncer dans des gens, ce qu’ils font quand même d’ailleurs, les parisiens sont malpolis, c’est bien connu. ) Parfois, quelque objets de leur pile tombent par terre sur leur passage, et la personne en question se baisse pour ramasser cet article, mais en fait tomber d’autres en ramassant le premier, la personne se décale donc doucement pour ne rien faire tomber d’autre, et ramasse le deuxième objet, mais en se relevant, elle en fait tomber un autre évidemment. Bref, on ne sort pas indemne du Franprix, à moins d’avoir trouvé de l’aide ou d’avoir pété un câbles et tout balancé par terre pour aller chercher un sac, ce qui, après réflexion, aurait pu être fait dès le départ.

Leçon à retenir : commandez vos courses à domicile.

Ce que Cleo a finit par faire, malgré l’obstacle de la rapide ( mais quand même ) conversation avec le livreur.

Au cours de la troisième semaine de septembre, Cleo dessine contre un arbre dans la cour quand soudain elle se rend compte qu’elle a oublié son portable dans son ancienne salle de cours. Elle réunit donc rapidement ses affaires et court vers le dernier amphi. Une fois son portable récupéré et sa panique retombée, elle se dirige vers la salle de son prochain cours. Pendant que le prof parle, elle cherche dans son sac son carnet à dessin, elle a repéré une jolie fille au troisième rang, avec une frange pas bien droite, des lunettes penchées également et un rictus au coin des lèvres lorsque une notion qu’elle connaît est abordée. Cleo fouille son sac, son croquis en tête, et se rend rapidement compte que son carnet n’y est pas. A la fin de l’heure, elle court vers son arbre dans la cour mais, sans grande surprise, le carnet n’y est pas non plus. Cleo est absolument sûre de l’avoir oublié là, il n’y a aucun autre endroit potentiel. On a donc ramassé son carnet après qu’elle soit partie précipitamment. Son carnet, avec ses dessins, son nom, des autoportraits d’elle réalisés devant son miroir pour essayer de percer les mystères que son cerveau refermait. Sa vie, ses moindre pensées dessinées, son intimité, tout était dans ce carnet. Carnet qui est désormais dans les mains d’un autre.

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