Epilogue

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Lorsque je commençai mes études sur le judaïsme, je m'intéressai pendant un temps à la figure d' Isaac Abravanel.

C'est alors que je lus un livre d'un historien israélien, Benzion Netanyahou, le père de l'actuel président d'Israël, qui à un moment interpelle Isaac à travers les âges et à travers les temps comme seuls savent le faire les juifs dans cette façon qu'ils ont d'interroger leur passé.

- « Alors Isaac pourquoi es-tu resté au service des puissances européennes ? »

- « Alors Isaac, pourquoi es-tu resté au service alors que tu pouvais prendre la route de la Terre Sainte en compagnie des tiens et devenir ce que tu es, a toujours été et sera toujours, un roi ? »

- « Alors Isaac, pourquoi rester au service alors que tu pouvais être ton propre maître ? »

Ces questions me hantèrent pendant des années, toutes les années qui suivirent en me demandant, mais pourquoi dans mes études d'espagnol, on ne m'avait jamais fait lire de tels ouvrages? 

Ces questions me paraissaient tellement emblématiques d'un destin, d'un schéma de pensée, d'une juste réflexion sur le passé et ce qu'il a à nous dire.

Ces questions renvoyaient à toute une métaphore de la vie: pourquoi rester au service lorsqu'on peut être maître de soi-même?

Ma grand-mère respectait toujours mon imaginaire, elle me laissait jouer comme je l'entendais, sans se mêler de quoi que ce soit.

Un jour, alors que je lui posais des questions sur l'histoire et son histoire (j'étais toujours étonnée qu'elle ait connu De Gaulle mais pas la Gaule), elle me dit :

- « Toi, tu iras loin, alors si un jour, tu rencontres des gens appelée Juifs, tu leur demanderas « pardon » de ma part. »

- « Juifs comme dans Rabbi Jacob ? »

[Je ne savais pas encore que 35 ans plus tard, je deviendrais une familière de la rue des Rosiers.]

- « Oui, comme dans Rabbi Jacob. »

[…]

- « Mais pourquoi « pardon », qu'est-ce que tu leur as fait ? »

- « Demande plutôt ce que je n'ai pas fait.

[...]

Je suis coupable de mon silence. 

[...]

Et j'ai perdu la petite à cause de ça. Elle est morte à cause de mon silence ».

J'avais appris des choses à l'école, mais je ne comprenais pas. Je savais que « la petite », la fille de Mamie était morte pendant la guerre faute de soins et quelques années plus tard, j'imaginais l'histoire d'un médecin juif déporté, et dans mon scénario je savais même qui était le délateur -mais oui, c'était évident-, et que la petite était morte à cause de ça.

Les français ont toujours tendance de toutes façons à se couper de ce qui est susceptible de les sauver, et ils ne veulent décidément pas comprendre. 

Enfin, quel que soit ce qui s'était vraiment passé, Mamie s'était retrouvée à faire des enfants jusqu'à ce que le désir de mon grand-père soit enfin exaucé : avoir à nouveau une fille. Cinq garçons, il avait fallu qu'elle ait pour l'avoir, cette fille, pourrie gâtée par son père: ma mère. Puis j'étais arrivée moi, neuf mois avant l'adoption définitive de la loi sur l'avortement (merci pour ce retard), et dans le cœur de Mamie, c'est moi qui l'avais remplacée, cette enfant perdue.

- « Toi, tu ne te tairas pas, n'est-ce pas ? »

- « Non. »

- « Tu me promets ? »

- « Oui. »

- « Tu es sûre ? »

- « Ouuuuuiiiiii ».

Et je repartais pour un tour de tracteur autour de la table, j'adorais ce tracteur miniature qui me faisait brûler les kilomètres, je me lançais toujours à fond et je tournais autour de moi-même et autour de la table.

Quelques temps plus tard, ma mère m'arracha à Mamie pour épouser l'homme des cavernes et à 18 ans, je renouai avec Mamie, je ne sais plus si c'est elle ou moi, mais nous nous écrivions et elle m'envoyait un peu d'argent. Puis, son état de santé s'étant détérioré, j'allais la voir en cachette à l'hôpital. Ma mère disait qu'elle faisait exprès d'être malade pour qu'on s'intéresse à elle.

Un jour quand même, à mon arrivée au train, elle me dit : « Mamie est très mal. »

Elle me conduisit à l'hôpital, Mamie agonisait. Je lui pris la main et lui demandai : « tu me reconnais ? »

- « Mamie, tu me reconnais ? »

Elle fit « oui » de la tête, je murmurai « bon voyage » et je dus partir.

Le soir, je regardai Thalassa, j'aimais regarder cette émission avec ma grand-mère, puis j'allai me coucher avec l'idée précise que si je m'endormais, Mamie mourrait forcément. Je luttai, luttai, puis je m'endormis. C'est alors que ma mère vint frapper à ma porte et me dit : « Mamie s'est éteinte. »

Longtemps, je hurlai de douleur : « Pourquoi me suis-je endormie ? »

Je rentrai chez moi, j'étais étudiante à cette époque, je savais que plus rien n'allait être comme avant. Mais j'avais des examens la semaine d'après, et il fallait absolument que je révise, si je les ratais, on allait me supprimer ma bourse.

Alors, je me plongeai dans l'étude avec la certitude que j'aurais beaucoup de choses à faire dans la vie et que ce qui venait de se passer n'était que le début.


Nice, le 30 août 2016

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