L'enlèvement

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La pluie cessa. La Lune chassait les nuages qui filaient à vive allure, tels des oiseaux de mauvais augure. Sa lumière blafarde jouait avec les clairs-obscurs, depuis le sommet de la colline où l’homme se tenait jusque dans la vallée trois cents mètres plus bas. La végétation y formait une masse sombre, farouche, qui rendait la traversée du territoire de la Horde plus angoissante.

 Max, un ancien chef de la garde du comte Montégo de Mogor, avait conservé une allure sportive en dépit de sa cinquantaine. De son expérience militaire, il avait hérité d’un corps fin, élancé, musclé, en un mot : racé. Une certaine puissance se dégageait de sa personne. Néanmoins, il ne comptait pas sur sa force physique pour traverser ces bois. On racontait que les Enkidus qui peuplaient cette contrée ne ressemblaient à rien d’humain, qu’ils ne toléraient aucune intrusion et que les malheureux qui s’y risquaient finissaient de façon inéluctable dans leur assiette.

 Mais il n’avait pas le choix. La pleine lune révélait maintenant chaque détail du terrain. Il prit une profonde inspiration, s’assura que son arme était à portée, leva la béquille de sa moto et se précipita, non sans appréhension, dans la gueule de la nuit.

 La route se transforma peu à peu en sentier rocailleux dont il dut compenser sans cesse les cahots. Il ne tarda pas à distinguer des galops qui le suivaient. Il se retourna et aperçut des silhouettes chevaucher ce qui ressemblait à d’énormes chiens, les golems, fruits de la science génétique des hommes. Une flèche, puis plusieurs sifflèrent à ses oreilles. Il mit plein phare et accéléra, tendu vers l’avant, attentif aux aspérités du terrain afin de ne pas tomber, ce qui signifierait la mort. Des bruissements sur le côté et devant lui indiquaient que la Horde effectuait une large manœuvre d’encerclement. Il jeta un regard dans le rétroviseur et constata qu’il avait distancé ses poursuivants. Mais il savait que, pour des raisons tactiques, ils l’avaient laissé s’éloigner à dessein.

 Une centaine de mètres après un virage serré, il freina si brutalement que la moto fit une embardée. Face à lui, un rocher obstruait une moitié du chemin tandis que la Horde lui barrait l’autre. Par prudence, il se replia à un jet de flèche. Il examina la situation et élabora une stratégie, la seule possible compte tenu de la configuration du terrain et de la position de l’ennemi. Il devait être rapide et maîtriser à la perfection son véhicule s’il désirait sortir de ce mauvais pas. Il ne pouvait plus reculer : à l’arrière, une dizaine de Enkidus sur leurs golems s’élançait dans sa direction. Ils avaient voulu engendrer un sentiment de sécurité en le laissant prendre de la distance avec l’intention de provoquer de la stupeur quand le piège se refermerait sur lui. En soldat, il apprécia l’intelligence de la manœuvre de démoralisation.

 Il allait leur montrer avec quel bois il se chauffait.

 Il fit vrombir sa moto, en manière de défi, un sourire crispé aux lèvres. Les roues arrière projetèrent la terre et les cailloux sur ses poursuivants et stoppèrent leur élan. Il lâcha les freins et la machine se rua, tel un cheval sauvage que l’on aurait brusquement débridé. Il roula sur le bas-côté tout en tirant sur le barrage devant lui. Arrivé au rocher, il cabra l’engin, escalada l’obstacle et passa par-dessus la ligne ennemie. Les Enkidus réagirent avec mollesse par quelques projectiles et enfourchèrent dans la foulée leur monture.

 Max essaya tant bien que mal de conserver son avance, mais sa vitesse restait limitée à cause du terrain. Leurs cris s’amplifiaient derrière lui. Mais au moment de le rattraper, ils s’arrêtèrent : ils venaient d’atteindre la limite de leur territoire. Le motard dérapa pour se présenter face à ces hommes et estima que la Horde avait renoncé à le poursuivre.

 L’ancien militaire ne se sentait pas plus rassuré pour autant : il songeait au retour.

Un problème à la fois ! La traversée de la forêt ne l’avait pas trop retardé : sa mission revêtait un caractère d’une extrême urgence.

À y repenser, Max se souviendrait de ce jour, le plus extraordinaire de toute sa vie. Il reçut le plus grand honneur qu’un humain puisse obtenir. L’ancien militaire examinait chez lui une carte des souterrains quand une lumière prodigieuse inonda la pièce. Un bien-être comme il n’en avait jamais ressenti l’envahit. Un être de lumière apparut, un éclat iridescent émanait de sa personne. L’énergie qu’il dégageait formait ce qui ressemblait à des ailes. Il reflétait la bienveillance et la bonté. Ce messager semblait très différent de celui qui avait adopté une enveloppe charnelle et vivait dans la cité de cristal. Il parlait avec courtoisie tandis que celui de la cité ordonnait. Il dégageait une autorité rassurante tandis que l’autre n’inspirait que la crainte.

 Le messager lui demanda de se rendre dans la jungle afin d’enlever un enfant à sa mère.

— Cet enfant est précieux à mes yeux, avait-il expliqué. Un grand danger le menace. Va le soustraire au pouvoir de ceux qui veulent le tuer. Tu l’élèveras comme ton fils, mais il devra rester anonyme pour sa sécurité.

 Max connut un état d’extase pendant que sa mission s’imprimait dans les profondeurs de son esprit.

— Maintenant, lève-toi ! Le temps presse. Voici Esprit. Il te guidera vers la maison. S’il te plaît, prends-le avec toi et tu devras le donner à l’enfant quand il se montrera digne de l’utiliser.

 Puis l’être de lumière disparut. Une force impérieuse poussa l’homme à partir. Il se demanda s’il n’avait pas rêvé tout éveillé quand son regard tomba sur une bille de cinq centimètres de diamètre d’un bleu métallique, en suspension à un mètre du sol. Tout ce qui venait de se passer était donc bien réel ! Il apprécia l’insigne marque d’estime de se voir remettre un condensé d’énergie aussi colossal. Tout le monde savait que personne ne pouvait interagir avec Esprit à l’exception du messager et de celui à qui il était confié.

 Tout en roulant, Max se demandait si la personne idéale pour élever un enfant devait contribuer dans le même temps à en faire un orphelin, surtout si cette personne n’était qu’un paria sans envergure ni influence. Il ne se sentait ni digne ni à la hauteur de la tâche de longue haleine qu’il avait reçue. Déjà avancé en âge, que deviendrait-il dans dix ou quinze ans ? Un simple vieil homme ! Encore plus avancé en âge ! Que pourrait apporter un vieillard à un adolescent dans ces conditions ? Il redoutait un inévitable conflit de générations sans compter que l’enfant devrait rester anonyme. Ce dernier accepterait-il un mur de protection qui entraverait une liberté que tout jeune débordant d’énergie rechercherait ?

 Ses réflexions le menèrent aux abords d’un gros hameau, presque un bourg, entouré d’une fortification élevée sur un large soubassement de pierres. Le messager provoqua une averse diluvienne si bien que personne ne traînait dans les rues.

 La moto perdit sa consistance aussitôt que son conducteur en descendit. Ses contours se transformèrent en lignes fluorescentes qui refluèrent subitement vers un centre éblouissant. Max tendit le bras et Esprit s’envola dans sa main. Ainsi, sans être inquiété, il grimpa sans bruit le dispositif de défense, traversa le village d’Erlboro et repéra la maison où habitaient l’enfant et sa mère.

 Le soldat, d’un pas assuré, se dirigea vers le pignon, plaça Esprit sur la porte. Une ouverture ovale aux contours fluorescents, assez grande pour lui permettre de passer, apparut. Il pénétra dans le logement, tendit la main et la matière se reforma pendant que la petite boule bleue se précipitait dans sa paume. Tout paraissait tranquille. L’appareil effectua un scan et afficha le résultat sous la forme d’un hologramme.

 Il compta deux salles, repéra la chambre où dormaient l’enfant et sa mère. Esprit plongea cette dernière dans un profond sommeil et agit sur le bébé afin qu’il reste calme et ne pleure pas. Max s’approcha du berceau en bois mal dégrossi. Soudain, un faisceau de lumière inonda la pièce. Un regard à l’extérieur l’informa du danger qui arrivait.

— Les gardes noirs ! s’exclama-t-il. Il était temps !

 Il enveloppa l’enfant dans une couverture. Au moment de pénétrer dans la pièce de vie, la porte donnant sur l’arrière de la maison vola en éclat, laissant apparaître la silhouette de deux militaires, uniformes foncés, épaulettes et genouillères rouges, arme au poing. Des coups de feu claquèrent et ils s’écroulèrent. D’autres détonations retentirent, plus proches : des corps en treillis de camouflage chutèrent. Il reconnut des membres de la rébellion. Une bataille rangée se déroulait à l’extérieur. Le petit barbare semblait très convoité.

 Max localisa les belligérants grâce aux éclats et aux lueurs des tirs croisés et s’en éloigna, se faufilant d’un coin d’ombre à l’autre. Il se concentrait sur une seule et unique pensée : ramener sain et sauf l’enfant à la cité. Qu’ils se battent entre eux ! Ce n’était pas son problème ! La raison de leur présence le l’intéressait pas, mais leur acharnement à vouloir ce nourrisson l’étonnait. Pourquoi accorder une telle importance à ce petit barbare ? Il comprenait mieux l’urgence de la situation et éprouvait à présent moins de scrupule à l’enlever à sa mère.

 Il sortit Esprit de sa poche et le lança devant lui en imaginant un véhicule. Aussitôt, la sphère prit une lueur bleuâtre et émit des effluves lumineux qui dessinèrent le contour d’une selle. Celle-ci se remplit de matière jusqu’à prendre son aspect définitif d’un cuir ciré. Max l’enfourcha comme on saute sur un cheval. D’autres parties se matérialisèrent de cette façon et s’assemblèrent autour de lui alors que l’engin acquérait de la vitesse.

 Les gardes noirs ne s’aventuraient pas aussi loin dans la jungle, terme qui désignait la campagne par opposition à la ville fortifiée où s’appliquait un système plus policé qui assurait la sécurité et le bien-être de tous, d’après les spots de la gouvernance ducale. L’aristocratie qualifiait les habitants de la jungle par le nom peu flatteur de barbares, parce qu’ils n’obéissaient pas aux règles de la cité. En effet, le duc n’aimait pas ceux qui échappaient à son contrôle. La propagande officielle les traitait de parias, de gens qui préféraient vivre comme des sauvages pour se soustraire aux lois en vigueur dans le duché.

 Enfin s’y cachait la Horde que la rumeur considérait comme malfaisante et que personne ne souhaitait rencontrer sur son chemin. Le Duc en voulait aussi à la Rébellion et traitait ses membres de déchets de l’humanité, de terroristes obnubilés par une seule et unique idée : détruire la civilisation.

 Pendant que trois gardes noirs pénétraient dans la maison, les rebelles, acculés, en infériorité numérique et voyant la partie perdue, décidèrent de battre en retraite. Les sbires du duc réveillèrent la mère pour l’interroger sur l’absence de l’enfant. Comme elle semblait ne pas comprendre la question, le chef d’escouade, un costaud au regard sadique, la frappa au visage.

 Quand il se rendit compte qu’elle ne comprenait toujours pas son absence, il continua à la frapper, aidé des deux autres, pour le plaisir et la laissa pour morte. Il finit par se rendre à l’évidence : son escouade était arrivée trop tard. Il devait trouver une explication à son échec. Puisque ce n’étaient pas les rebelles, Judicaret se demandait qui agissait dans l’ombre, dans quel but et pour quel commanditaire. Lui travaillait pour le Messager. Qui, à part la rébellion, oserait s’opposer à la volonté du Suprême Leader ?

 La moto filait dans un léger ronronnement. Max, bien installé sur son siège, sentait l’enfant bouger dans son sommeil, chaudement emmitouflé dans le sac porte-bébé de poitrine. Il ne put s’empêcher de l’observer. Il ressentait de l’empathie pour lui. Ce bambin commençait mal sa vie : il ne pouvait pas savoir qu’il n’avait pas connu son père et que la femme qui l’élevait était une mère adoptive. Sa mission débutait ainsi que son implication dans l’avenir de ce poupon. Le messager provoqua la sécrétion d’ocytocine, l’hormone de l’attachement des parents pour leur enfant. À le voir si vulnérable, son désir de le protéger de tous ceux qui le menaceraient devint plus fort.

 Pour l’instant, le problème principal se présentait devant lui. Échapper seul à la Horde était une chose, mais avec un bébé, la situation devenait très problématique. Il ne s’imaginait pas mener un éventuel combat tout en protégeant l’enfant des flèches ennemies. Les réactions molles de la Horde, davantage stratégiques qu’agressives, le rassuraient : il ne put s’empêcher de penser que les habitants de ces lieux cherchaient avant tout à chasser tout intrus de leur territoire. Il cessa de cogiter : puisque le messager lui avait confié cette mission qui semblait vouée à une impasse, il lui faisait confiance pour le sortir de ce pétrin.

 Le bourdonnement feutré de l’engin berçait l’enfant. Il préférait éviter de le réveiller en parcourant la terrible forêt qui se dressait à nouveau devant lui. Son attention ne devait pas être distraite par les pleurs d’un nourrisson. Il se rassura en pensant que les habitants de ces lieux éprouvaient aussi le besoin de dormir et que, s’il savait se montrer discret, la seconde traversée de leur territoire s’effectuerait sans encombre.

 À sa demande, Esprit transforma le moteur thermique en un moteur électrique plus discret. Le motard maintint cependant une allure modérée, tous feux éteints, et surveillait du regard les alentours. La stratégie sembla fonctionner : après plusieurs minutes, tout restait tranquille. Il maintint néanmoins sa vigilance.

 Peu à peu, une, puis deux et des dizaines de silhouettes se détachèrent des sombres futaies. Formant une haie, elles demeuraient immobiles au loin, de part et d’autre du chemin et ne semblaient pas vouloir les attaquer. Max se déplaçait comme dans un rêve. Son cœur battait à tout rompre. En soldat expérimenté, il réprima son appréhension. L’enfant se réveilla et lui adressa un rire sonore. Il prit cela pour un bon augure. Quand la moto parvint à leur hauteur, les Enkidus mirent un genou à terre et baissèrent la tête, en signe de soumission. L’ancien militaire fronça les sourcils Puis apparut un barrage formé de centaines de guerriers.

 Max s’arrêta, prêt à foncer dans le tas. Mais l’un d’eux, peut-être le chef, s’approcha d’un pas mesuré et s’immobilisa à cinq mètres de lui pour ne pas l’effaroucher. Ses jambes musculeuses, habituées à la course de fond, transparaissaient sous ses braies. Il portait un pourpoint rouge sombre sur lequel reposait une pierre d’onyx suspendue à son cou par une lanière de cuir. Sa voix retentit, virile et empreinte de dignité :

— S’il te plaît, permets-nous de voir l’enfant.

 La demande polie de l’Enkidu le surprit. Il obéit comme dans un rêve éveillé et sans rien comprendre à ces comportements inattendus, craignant qu’un refus ne provoque sa colère. Comme s’il donnait son consentement, l’enfant tendit ses petites mains vers le chef qui le prit avec une déférence non dissimulée et le présenta à la Horde à bout de bras. Pour mieux sublimer le nourrisson, la Lune se dévoila dans tout son éclat. Alors, chose impensable, tous sans exception s’agenouillèrent et rendirent hommage au nouveau-né.

 Puis le Enkidu rendit l’enfant avec ces quelques mots :

— N’oublie jamais qu’il est ton Seigneur.

 Il s’agenouilla à son tour. Après avoir installé avec précaution le nourrisson dans le porte-bébé ventral, Max releva le chef Enkidu, assuré de ses intentions pacifiques. Puis toute la Horde se leva et s’écarta avec respect pour libérer le chemin.

 Des cris de joie saluèrent son départ. Il garda tout cela dans son cœur. Vraiment, cet enfant était exceptionnel, précieux aux yeux du messager et adulé par la Horde ! Qui aurait pu croire une telle chose ?

 Le véhicule dépassa les portes de la cité fermée par de lourdes grilles et s’arrêta près du rempart, à un tronçon non surveillé. À sa demande, Esprit dématérialisa la moto, puis créa un grappin et l’arbalète pour le lancer. Il tira. Celui-ci se ficha dans la muraille d’enceinte. Il se laissa ensuite treuiller en douceur, dos au mur pour ne pas blesser l’enfant pendant la montée. Dès son arrivée dans la ville basse, la pluie se mit à tomber dru. Personne ne s’étonna de voir un individu recourbé afin de se protéger des embruns et pressé de rentrer chez lui, frôlant les murs pour éviter la boue et les flaques d’eau.

 Dans le palais ducal, Vladimir Sangamouji attendait avec une certaine impatience le rapport du centurion. Il renvoya sans ménagement ses concubines dans leurs quartiers. Pendant qu’il prenait connaissance de l’échec de l’opération, le Grand Majordome entra dans le salon vert. L’étiquette lui permettait de pénétrer sans frapper dans une pièce où séjournait Sa Seigneurie.

— Monseigneur, le Messager.

 Vladimir blêmit. Le majordome sortit pendant que le transmetteur se plaça au-dessus de sa seigneurie. Il enclencha le brouilleur avant de répondre :

— Votre Altesse.

— Sangamouji, votre rapport sur la situation à Erlboro.

 La voix était douce, mais impérieuse.

— Leader Suprême, nous… des difficultés…. Les rebelles attendaient l’escouade et pendant le combat, l’enfant… a disparu.

— « Disparu », dites-vous ? reprit le Suprême Leader Slau sur un ton menaçant.

— En effet, balbutia Vladimir. Même la mère ne semble pas savoir où il se trouve.

— Je ne veux pas entendre vos piètres excuses Sangamouji. Mettez immédiatement le siège sur Erlboro. Vous devrez pénétrer dans toutes les maisons et tuer tous les enfants jusqu’à… deux ans. Informez-moi dès que mes ordres seront exécutés.

— Je n’y manquerai pas Votre Altesse.

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