La quête 2 : L'obscure forêt (partie 1)

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La voix grave d'une trompe thibétaine qui résonnait dans la crique sortit Matéo et ses deux compagnons du sommeil. La novice Félicia leur apporta des bassines et des serviettes pour les ablutions du matin. Ils trouvèrent leurs vêtements lavés et repassés sur le banc-coffre au pied du lit.

 Quand ils descendirent dans la salle de vie, la Révérende Fortunée les y attendait.

— J'espère que vous avez passé une bonne nuit, déclara-t-elle.

— Excellente ! répondit Gibraltar. J'ai dormi comme un loir.

— Révérende Mère, il est difficile d'avoir un sommeil perturbé dans un cadre aussi serein.

— Merci Monseigneur ! Je suis venue car j'ai reçu ce matin un message de notre guetteur Enkidu, qui nous informe qu'une petite troupe de soldats est en train de remonter le long de la côte ouest et fouille tous les villages sur leur chemin. Ils sont à deux ou trois jours de marche.

— C'est ça le bouc... le bruit qui nous a réveillés ce matin ? fit Gibraltar.

— Vous communiquez avec les Enkidus ? s'étonna Matéo.

— En effet, nous sommes en contact avec eux, comme tous ceux qui attendent la venue du Shiloh.

— On nous a toujours appris à les éviter comme la peste, insista Gibraltar. Que ce sont des sauvages sanguinaires et des cannibales !

— En effet ! répondit Fortunée. Ce sont les Enkidus eux-mêmes qui propagent ces rumeurs afin d'éloigner les curieux et pour assurer leur tranquillité.

 Le jeune homme se disait que, décidément, beaucoup de choses fausses circulaient et qu'il convenait de vérifier tout ce qu'on lui avait appris.

— Pour revenir à la raison de ma visite, je me permets de vous conseiller de partir dès que possible . Prenez la direction de l'ouest, puis traversez l'Obscure Forêt située entre les fjords de Sarrebruck et ceux de Metz. Les Enkidus vous y escorteront en toute sécurité. Vous connaissez sans doute les rumeurs à leur sujet. Les gardes de Slau n'oseront pas traverser l'Obscure Forêt, la considérant comme maudite. Je pense qu'ils rebrousseront chemin pour contourner ces bras de mer par le sud. Ce détour obligé vous donnera une belle avance si vous continuez toujours vers l'ouest. Après les fjords de Metz, il vous restera à peine cent kilomètres avant d'atteindre la plaine de Paname et la Grande mer.

— Merci beaucoup pour votre aide précieuse, Révérende Mère ! déclara Matéo.

— Nous vous avons préparé deux sacs de provisions qui vous permettront de tenir jusqu'à l'Obscure Forêt. Permettez-moi de vous guider pour sortir de Fatata.

 À l'extérieur, Fortunée, délaissant la descente vers la marina, tourna à droite et, après plusieurs méandres qui épousaient le relief, le petit groupe parvint à une imposante palissade que couronnait un chemin de ronde rudimentaire. Les deux portes monumentales de la cité, ouvertes sur la forêt, les attendaient. Une foule de jeunes filles et de femmes de tous âges les accueillirent en brandissant des foulards comme lors de leur arrivée et s'inclinèrent à leur passage.

— C'est gentil d'avoir organisé une petite fête pour notre départ, commenta Matéo.

— Nous n'avons rien prévu, répondit Fortunée. C'est spontanément qu'elles sont venues vous montrer leur respect et leur affection car elles vous reconnaisent comme le Shiloh.

 Matéo se retourna et fit un petit signe timide de la main en guise de remerciement. Aussitôt, les foulards s'agitèrent avec frénésie au milieu de visages souriant.

— Suivez cette route pavée, Monseigneur ! Dans deux ou trois kilomètres, il va bifurquer au sud. Continuez tout droit vers l'ouest par le chemin forestier ! Je vous souhaite un bon voyage et que le vrai messager vous protège !

 Avant que la fortification disparaisse derrière une descente, Matéo se retourna et fit un ultime signe de la main pendant que les portes crissaient lourdement sur leurs gonds.

 Un sentiment de solitude envahit à nouveau le jeune homme. Il repensa au temps heureux passé avec son oncle, période pendant laquelle il s'était laissé vivre. La douce insouciance de son enfance ! Il comprenait à présent dans toute son étendue les responsabilités qu'avait endossées Max envers lui. Il s'en voulait de sa révolte et de la peine inutile qu'il lui avait causée. Pourtant son mentor ne s'en était jamais plaint, ne lui avait jamais fait de reproche, supportant sa crise d'indépendance avec stoïcisme et bienveillance. Il éprouvait encore de la culpabilité, avec une acuité renouvelée maintenant qu'il était mort. Matéo aurait voulu lui dire tant de choses. Les regrets ne servaient à rien. Ne lui restait qu'une cicatrice encore douleureuse.

 Gibraltar le sortit de ses pensées morbides.

— Tu penses à quoi ? T'en fais une drôle de tête !

— Je pensais à Max.

— Toi aussi ?... Je sais que c'est nul de dire ça, mais il faut continuer à vivre. Je suis certain qu'il nous donnerait des coups de pied aux fesses si on baissait les bras. Je le connais moins bien que toi, mais je le vois très bien nous dire : "Trouvez le visionnaire de Paname. C'est un copain. Ne pensez plus à moi ! Pensez plutôt à toutes ces filles que vous avez quittées !"

Matéo sourit devant l'incongruité du discours.

— À ce sujet, poursuivit Gibraltar, on n'aurait pas pu rester une semaine de plus ?

— Non ! Certainement pas avec les gardes à nos trousses !

— Ah oui, c'est vrai ! Quand même, tu as vu toutes ces filles ! Toi, je ne sais pas ! Mais si j'avais une bande de nymphes à mes pieds, je laisserais pas passer l'occasion ! Tout ça parce qu'il paraît que tu es l'Élu ?!

Le sourire disparut des lèvres de Matéo.

— Ce ne sont que des bêtises !

— N'empêche ! Je n'aurais pas laissé une pareille occasion.

— Tu crois qu'il ferait plus frais dans le sous-bois ? demanda Matéo.

— C'est ça ! Change de conversation ! s'exclama Gibraltar en donnant un coup d'épaule complice à son acolyte.

 Cette petite chamaillerie continua jusqu'à ce qu'ils parviennent au chemin forestier. Gibraltar avait un don pour détendre l'atmosphère. Sa bonne humeur naturelle ne restait pas longrtemps assoupie. Matéo se souvenait des moments qu'ils avaient passés ensemble quand il avait quitté son oncle pour se réfugier dans le labyrinthe et comment son ami avait trouvé les mots justes pour l'aider à réfléchir sur sa relation avec son tuteur.

 Gibraltar n'était certes pas un fin psychologue de la nature humaine et ses réactions n'étaient pas préméditées. Seulement, il n'aimait pas voir son compagnon se noyer dans son chagrin. Ses manières tantôt bourrues, tantôt désinvoltes, apportaient du beaume au cœur et aidaient Matéo à relativiser et à émerger de sa morosité.

 Lorsque le soleil fut au zénit, le petit groupe progressait dans une ambiance bon enfant. Même Baby se sentait détendu.

— On peut faire un arrêt pour le petit ? proposa Matéo. La marche a été longue pour lui.

— Bonne idée. On trouve un petit coin confortable et on s'en met plein la panse, répondit Gibraltar. Je ne sais pas vous mais moi, j'ai une faim de loup.

 Ils trouvèrent un plan d'eau et s'y arrêtèrent. Le déjeuner, du poisson et des fruits, se passa dans le silence et, une fois rassasiés, les deux grands profitèrent de la douceur sylvestre en s'allongeant dans l'herbe fraîche : le clapotement de l'eau sur la roche, le bruissement du vent dans le feuillage, les pépiements de la gent ailée nourrissant leurs petits voraces ou les hurlements mélancoliques des hordes de loups délimitant leur territoire.

 Si ses compagnons reléguaient au second plan les murmures de la forêt, baby les vivait avec intensité. Il les percevait avec beaucoup plus d'acuité que ses compagnons : un insecte butinant de fleur en fleur, l'envol silencieux de la chevêche ou de la hulotte, les cris stridents de petits mamifères à la recherche de leur pitance ou les battements de queue des gardons à la surface de l'eau fuyant un brochet. Adossé à un tronc, la tête relevée, Baby communiait avec la forêt. Et la forêt lui apportait le réconfort et la douceur comme le faisait, il n'y avait pas si longtemps, sa mère.

 Il ressentait la même sollicitude dont il fut jadis l'objet et éprouvait, en dépit de sa cécité, un grand sentiment de sécurité. Il savait qu'il ne pouvait rien lui arriver de fâcheux dans ces lieux, en compagnie de ses deux protecteurs si attentionnés. Quand il avait fallu reprendre leur marche, son ouïe affinée lui permettait de "voir" acoustiquement le chemin au frottement des pas sur les cailloux ou sur l'herbe, les rangées d'arbres au frémissement du feuillage au passage du vent ou la biche et son petit à leur déplacement prudent sur le tapis de feuilles mortes. La perte de sa vue ne lui semblait plus un handicap autant qu'auparavant.

 Après deux jours de marche, le relief doucement valonnée fit place peu à peu à une plaine. La carte indiquait qu'ils étaient à mi chemin des fjords de Sarrebruck. Au-delà s'étendait l'Obscure Forêt, le territoire des Enkidus. Le chemin forestier déboucha sur une longue trouée dans la forêt. Un spectacle inattendu accueillit les trois voyageurs.

 Dans le même temps, Judicaret et sa petite troupe arrivèrent en vue de Fatata par la porte ouest, celle-là même qu'avait empruntée Matéo trois jours auparavant. Il recommanda à ses hommes de rester prudents et de ne pas tirer sans un ordre formel de sa part.

— Au nom du Messager, je vous ordonne de nous ouvrir le passage, vociféra Val Oris.

 Derrière la palissade, sur le chemin de ronde, des jeunes femmes en armure portaient de façon bien visible leurs arcs avec l'espoir de n'avoir pas à en user.

— Ce village est interdit aux hommes ! Veuillez passer votre chemin !

— Pour la dernière fois, je vous somme de nous laisser entrer.

— Sinon quoi ? murmura Judicaret à l'oreille de son second. Il ne faut pas proférer des menaces que vous ne pourrez pas mettre à exécution.

 Le commandant n'appréciait pas les initiatives de son subalterne.

 Le frottement de la barre du portail crissait avec discrétion puis les deux battants tournèrent sur leurs gonds.

— Vous voyez mon commandant ! Inutile de mettre les menaces à exécution à ce qu'il me semble ! rétorqua le capitaine.

 La Révérende Mère Fortunée sortit, accompagnée de quatre servantes dont Fatalia, son adjointe. Judicaret et Val Oris s'avancèrent et s'arrêtèrent à une dizaine de mètres des vestales.

— Messieurs, je suis la Révérende Mère Fortunée. Je dirige ce village. Nous sommes au service du messager...

— Si vous êtes au service du Messager, la coupa le capitaine Val Oris, laissez-nous entrer.

— Avec tout le respect que je vous dois, ce sanctuaire est occupé exclusivement par des femmes. Notre règle de vie interdit la présence d'hommes dans notre village.

— Comment osez-vous vous ...? s'insurgea le soldat qui s'avança d'un pas, brandissant de manière menaçante son arme de service.

 L'amiral l'arrêta d'un geste et l'obligea à rester en retrait.

— Nous ne voulons pas perturber ce lieu de recueillement, le coupa Judicaret.

— Vous dites venir au nom du Messager, reprit Fortunée. Quel est le but de votre visite ?

— Nous sommes à la recherche de deux jeunes hommes accompagnés d'un enfant. Sont-ils passés par ici ?

— Deux terroristes, précisa Val Oris qui ignora le regard agacé de son supérieur.

— Nous n'avons vu aucun terroriste, affirma Fortunée. Nous sommes un village paisible. Vous devriez chercher ailleurs.

— Elle se moque ouvertement de nous, murmura le capitaine qui trépignait d'impatience dans le dos de Judicaret.

 Sans autre forme de procès, il sortit son pistolet et tira sur la Révérende Mère qui s'écroula dans les bras des servantes. Judicaret pivota et lança le coude gauche dans la tête de son second, puis un coup de poing qui le projeta à terre. Il pointa vers lui son arme pendant que la Révérende Mère était portée derrière les lourdes portes. Témoins de la scène, les guerrières qui s'apprêtaient à tirer débandèrent leurs arcs. Leurs règles leur interdisaient toute violence sauf en cas de légitime défense, ce qui n'était plus le cas compte tenu de la réaction de Judicaret.

— Qu'est-ce qui vous prend mon commandant ? s'énerva Val Oris en se relevant

— Qui vous a autorisé à tirer ?

— Le Messager vous a ordonné de détruire tous les villages qui leur apporteraient leur aide. Il est évident qu'elle ment comme elle respire....

— Il est surtout évident que nous n'obtiendrons plus aucun renseignement à cause de votre précipitation. J'avais pourtant exigé de ne pas tirer sans mon ordre express. Tâchez d'obéir strictement à mes ordres à l'avenir.

 Sans passer par l'intermédiaire de son second, le commandant ordonna le repli.

— Eloignons-nous. Inutile de rester à portée de leurs arcs. Nous avons de la chance qu'elles ne sont pas aussi promptes que certain à riposter.

 L'escouade s'éloigna au pas de course et ne s'arrêta que lorsque les hommes furent hors de vue du village. Judicaret choisit un coin tranquille pour étaler ses cartes.

— Le Messager affirme qu'ils veulent atteindre le sanctuaire qui se situe ici, au sud du continent. Comme nous ne les avons pas rencontrés en remontant du sud, ils ont dû prendre la direction de l'ouest. Vu la réputation des Enkidus, je ne pense pas qu'ils traverseront l'Obscure Forêt.

— Je suis d'accord avec vous. À leur place, je contournerai l'Obscure Forêt par le sud jusqu'à la plaine de Paname, concéda le second sur un ton radouci.

— Dans ce cas, il ne leur reste plus qu'à se diriger vers le sud-ouest pour atteindre leur destination, poursuivit le commandant. Qu'en pensez-vous Val Oris ?

— C'est logique, à leur place, je prendrai cet itinéraire aussi. Pour s'en assurer, je propose d'envoyer un drone de reconnaissance vers l'ouest.

— Parfait ! conclut Judicaret. Donnez des ordres en ce sens au pilote !

 La Révérende Mère fut transportée jusqu'à la maison commune. Fatalia donna les ordres afin que les premiers soins lui soient prodiguées.

— Révérendre Mère, nous allons vous soigner et vous vous rétablirez très vite.

— Ecoute-moi mon enfant...

— La servante Farata nous apporte de quoi soulager la douleur. Reposez-vous Mère !

 Farata lui tendit une bassine remplie de gazes imbibées de décoctions à base de plantes. Fatalia étala délicatement les bandes sur la blessure. Lorsqu'elle eut terminé de recouvrir les parties brûlées, la médication fit son effet et Fortunée se calma peu à peu.

— Reposez-vous Mère ! Je reste à votre chevet.

— Merci pour ta sollicitude mon enfant. Maintenant, écoute-moi ! Mon temps est venu.

 Sa voix manquait de force mais restait claire et déterminée.

— Non, ne dites pas cela ! Nous avons encore besoin de votre sagesse.

— Ecoute-moi ! fit Fortunée dans un sursaut d'énergie. Il m'a été dit que je ne mourrai pas avant d'avoir vu le Shiloh. Tu sais qu'il est venu. Maintenant, je peux mourir. Rien ne pourra l'empêcher à présent. Il doit en être ainsi, car ainsi le veut la prophétie. Ne pleure pas mon enfant, ma vie a été bien remplie.

 La mourante prit une profonde inspiration.

— Reposez-vous à présent, insista Fatalia

— Non ! s'écria la Révérende Mère. Je dois parler. J'étais jeune alors... J'ai créé ce sanctuaire en suppliant le messager de me permettre de contempler de mes propres yeux le Shiloh. J'ai reçu la promesse que je ne mourrai pas avant de l'avoir vu. C'est pourquoi, je n'ai jamais quitté Fatata car il m'a été révélé que c'est dans ce lieu que je le verrai. Tout... est... accompli !

 Une quinte de toux la secoua à plusieurs reprises. Sa respiration devint haletante. Son départ devenait imminent.

— Ecoute-moi ! Je t'ai choisie pour me remplacer.

 Elle saisit le bras de Fatalia, se redressa et dans un dernier souffle murmura :

— Prépare les sœurs pour le retour de l'Élu !

 Son bras retomba sur sa couche. Puis elle s'affaissa. C'était fini.

 Fatalia laissa son chagrin s'exprimer avec la retenue que requérait l'enseignement qu'elle avait reçu. Les novices qui servaient dans la maison s'approchèrent de la dépouille. Après quelques minutes, la future Révérende Mère se leva et donna ordre d'informer la communauté. Elle fit apporter la litière mortuaire et y installa Fortunée. Des servantes l'emportèrent pour préparer le corps à la crémation. Un bourdon résonna, lugubre transmettant l'incroyable nouvelle dans chaque maison de Fatata.

 La communauté n'eut plus de guide pendant les heures qui suivirent. La règle voulait que ce soit l'adjointe de l'ancienne Révérende Mère qui organise la nomination de la nouvelle dirigeante. Fatalia sortit la grande jarre de l'Élection. Chaque servante, chaque novice, chaque sœur inscrivit son nom sur un ruban électif et le déposa, sans le plier, dans le récipient. Cela prit un certain temps afin que tout le village se plie à cette nécessaire mais triste formalité.

 Puis toutes les habitantes de Fatata se réunirent sur la place de l'Élection. Une certaine effervescence contenue secoua l'assemblée. Certaines éprouvaient un sentiment d'injustice, d'autres se murmuraient la nécessité de s'armer à titre individuel pour éviter un tel drame à l'avenir, beaucoup se demandaient ce qui allait advenir de leur petit groupe et quelques unes prédisaient la fin de leur sacerdoce. Mais toutes éprouvaient la perte irrémédiable d'une Révérende Mère exceptionnelle et prenaient conscience de la place importante qu'elle avait prise dans leur vie. Fatalia prit la parole afin d'aider les sœurs à se recentrer sur les vérités fondamentales, comme l'aurait fait Fortunée.

— Mes chères soeurs, comme vous, je ressens la perte cruelle qui nous accable en ce jour. La Révérende Mère Fortunée n'a pas été qu'une Révérende Mère. Elle a été une mère pour nous toutes, attentives à nos besoins, trouvant toujours les mots pour rassurer et surtout, mes soeurs, elle n'a jamais perdu de vue l'objectif qui a dirigé sa vie. Ne soyons pas tristes à l'excès. La Révérende Mère Fortunée elle-même savait qu'elle devait quitter ce monde après avoir accueilli comme vous le savez l'Élu au sein de notre communauté. À aucun moment, elle n'a manifesté du ressentiment envers les hommes qui l'ont agressée. Son exemple nous rappelle que la vengeance ne nous appartient pas. Ayons foi que le messager que nous honorons rétablira les choses en temps voulu. Sachez ceci mes soeurs : la présence récente de l'Élu parmi nous est le signe annonciateur de grands bouleversements sur le point de se produire.

 Fatalia avait su calmer les esprits et retenir l'attention de son auditoire. Elle fit une pause afin que chacune assimile ses paroles et se prépare mentalement à ce qui allait suivre.

— Avant de nous quitter, notre chère Révérende Mère m'a confié ou plutôt nous a confié une mission : nous étions dans l'attente du Shiloh, mais à partir de ce jour, nous devons préparer son retour glorieux . Maintenons notre unité, l'esprit fixé sur cet objectif. Que le messager vous accorde de riches bénédictions et choisisse en ce jour notre nouvelle Révérende Mère !

 Fatalia fit venir près d'elle Farinella, la dernière venue dans la communauté et expliqua le principe de l'élection.

— La plus jeune, non par l'âge, mais par sa présence dans le sanctuaire, prélèvera dans la jarre un ruban. Celle dont le nom apparaîtra sera notre nouvelle Révérende Mère. Que le vrai messager guide la main de notre soeur !

 Farinella, sans doute consciente de cette responsabilité, plongea un bras tremblant dans la jarre, prit un bulletin, se tourna vers les centaines de visages rassemblées sur l'immense place carrée et lut d'une voix forte : Fatalia.

 Matéo et ses compagnons débouchèrent dans ce qui avait constitué une autoroute. Ils jetèrent des regards ébahis sur des véhicules rouillés alignés sur plusieurs rangées.

— C'est quoi tous ces objets ? demanda Gibraltar.

— Je n'en sais rien, répondit Matéo en haussant les épaules.

 Il frotta la main sur le capot qui s'effrita sous la pression. Son regard se porta sur la tranchée que les hommes d'autrefois avaient percée dans la forêt. Les carcasses étaient en partie cachées par la végétation. Quelques petits arbres avient réussi à percer l'épaisse couche de bitume colonisée maintenant par la bruyère.

 Gibraltar jeta un œil à l'intérieur d'un véhicule : des occupants, il ne restait que des squelettes. A leur vue, il fit un mouvement de recul.

— Matéo, viens voir !

 Son compagnon eut la même réaction.

— Avec le nombre de ces engins, ça fait beaucoup de morts, constata Gibraltar

— En effet. Heureusement, leur mort fut rapide.

— Comment tu vois ça ?

— Il n'y a pas de squelettes à l'extérieur. On dirait que ce qui les a tués les a surpris. Ils n'ont pas essayé de se sauver ou n'ont pas eu le temps de fuir, ce qui veut dire qu'ils n'ont pas vu la destruction fondre sur eux.

— Bien raisonné, approuva Gibraltar. Si tu as raison, ce qu'on nous a raconté sur le Grand Chaos est donc vrai ? Tout n'est pas que mensonge ?!

 Ils se remirent en marche. Comme Gibraltar portait les provisions préparées par les vestales, Matéo prenait Baby sur son dos, trop d'obstacles lui entravaient la marche. Après quelques centaines de mètres, ils parvinrent à un pont en partie détruit. En bas une autre voie avec, au milieu de la végétation, des milliers de carcasses parfois bien alignées, parfois enchevêchées jonchaient le sol à perte de vue.

 Le spectacle inspirait des visions de mort aux deux amis dont les hologrammes d'enseignement ne rendaient pas toute l'horreur. Gibraltar et Max connaissaient la violence mais ici, elle avait atteint un niveau qu'ils n'auraient même pas imaginé possible : tant de morts reposaient dans les sarcasses rouillées que leur nombre devait largement dépasser celui des habitants de leur village. Les deux voyageurs se demandaient ce qui avait provoqué toutes ces horreurs et pourquoi.

 Cependant, cette destruction pétrifiée depuis des centaines d'années qui se désagrégeait lentement ne manquait ni de beauté ni de noblesse. Il s'en dégageait une majestueuse grandeur qui apaisait et inquiétait à la fois.

 Matéo désirait se soustraire au plus tôt à cette sublime horreur ; le petit groupe reprit donc ses pérégrinations. L'ouvrage s'était effondré en plusieurs points. Pour progresser, il fallait jouer aux acrobates. À un moment, Matéo devait porter Baby pour parcourir une étroite poutre branlante tandis que Gibraltar glissa sur des graviers et réussit de justesse à s'accrocher à une tige métallique, les pieds dans le vide. Peu après le pont, ils empruntèrent un sentier à leur gauche et le calme de la forêt commença à les rasséréner après les émotions vécues sur le pont autoroutier.

 Baby tapota l'épaule de Matéo pour l'avertir d'un danger. Tous se mirent à l'abri, serrés contre le tronc d'un chêne gigantesque. Bientôt, le ronronnement d'un drone se fit entendre. Il scanna l'environnement, détecta trois silhouettes et envoya son rapport.

 Gibraltar se contortionna pour l'apercevoir entre les branches.

— Il est toujours au-dessus de nous, mumura-t-il. Matérialise moi une arme et je le descendrai.

— Si on le descend, ils en enverront d'autres et pas qu'un seul, objecta Matéo à voix basse.

— Je pense qu'il ne reste pas sur nous sans raison. Il a dû envoyer son rapport et ses petits copains ne vont pas tarder. Crois-moi, le mieux est de le descendre maintenant.

— OK ! chuchota Matéo. Tu veux quoi ?

— Quelque chose de suffisamment puissant pour percer son blindage. Le drone là-haut est une bête de guerre.

Dès que Esprit matérialisa les fusils lance roquettes, Gibraltar le prit en main et apprécia l'arme en connaisseur.

— Pas mal ! Léger mais efficace. Je crois que c'est exactement ce qu'il nous faut. Comment tu connais ce genre d'arme ? Je n'en ai jamais vu des comme ça.

— Je ne connaissais pas. J'ai simplement pensé les caractéristiques de l'arme et à quoi elle pouvait servir et Esprit l'a faite.

— Trop bien ! Faudra quand même que tu m'apprennes à utiliser Esprit. C'est génial ce machin.

— Désolé ! commenta son compagnon. Il y a que moi qui peux l'utiliser. Et encore, je ne peux pas faire tout ce que je veux.

— Ha oui ? Et tu ne peux pas faire quoi par exemple, demanda avec nonchalance son compagnon qui surveillait toujours du coin de l'œil l'épée de Damoclès flottant au-dessus de leur tête.

 Un voile de tristesse assombrit le visage de Matéo.

— Je n'ai pas pu guérir Max par exemple.

— Je suis sûr qu'un jour tu pourras guérir les gens comme tu veux.

— Mais c'est Max que je voulais guérir.

— Tu n'as pas pu, alors pourquoi remuer le couteau dans la plaie ? Ne pense pas à ce que tu ne peux pas faire. Pense à ce que tu peux. Par exemple, avec les filles, tu pourrais... ?

 Matéo ne put s'empêcher de sourire aux blaques de son incorrigible compère.

— Dis donc, tu me l'as déjà fait ce coup là !

— Ouais et ça marche à chaque fois !

 Il n'attendit pas la réponse et courut sur le sentier jusqu'à une trouée dans la canopée. Le drone le suivit. Mal lui en prit. Il tomba dans une traînée de fumée noire et explosa avant d'atteindre le sol.

— Ça t'apprendra, j'aime pas les voyeurs, déclara Gibraltar en guise de requiem. Bon, va falloir décamper au plus vite, recommanda-il à ses compagnons qui venaient de le rejoindre.

 Le radio informa immédiatemet Judicaret dès que le drone fut détruit.

— Heureusement, nous avons leurs coordonnées. J'ai le Messager en ligne, commandant.

— Monseigneur, nous avons repéré leur position. Nous pouvons les arrêter avant les fjords de Metz.

— Inutile Judicaret. J'ai envoyé une armée de drones. Restez où vous êtes et attendez mes ordres.

 Deux minutes plus tard un bourdonnement s'amplifia et emplit l'air. Les soldats levèrent les yeux.

— Des drones incendiaires !

Des centaines de drones parcoururent le ciel, nuée de sauterelles prêtes à déverser leurs plaies ardentes sur les trois fuyards.

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