Le départ 4 : L'Étang salé

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 L'escouade dirigée par Judicaret sortit du bois avec soulagement. L'étendue de sable envahie par les oyats offrait une plus grande sécurité dans la mesure où la vue portait loin, contrairement à la forêt dans laquelle n'importe quel arbre pouvait receler une mauvaise surprise. La tension se relâchant, les hommes se permettaient d'être plus bruyants. Arrivé sur la rive, le commandant ordonna une pause. Certains se mettaient à couvert, d'autres s'étalaient sur le sable à quelques mètres de l'eau. À gauche, une mangrove limitait la dune de sable qui s'étendait à droite jusqu'aux ruines. Dans cet espace poussaient des aubépines et des argousiers aux baies rouge orangé mais recouverts de fleurs jaunes en ce mois de mai. Plus loin, des ajoncs et de la bruyère se cachent derrière les longues tiges d'oyats. Des érables et des épinettes bleues constituaient l'orée du bois. Des bougainvilliers partaient à l'assaut des ruines et les coloraient de rouge violacé, de blanc ou de rose vif. Des bosquets d'alysses odorantes aux senteurs discrètes illuminaient de leur blanche floraison la pénombre des pans de murs. C'étaient les ruines de Scheuern près de Baden Baden, ville noyée par la montée des eaux et envahie par la végétation.

 Le radio déplia un drone de reconnaissance et l'envoya vers le large. Le soldat recevait le retour sur une planche holographique. Judicaret cherchait une voile ou une embarcation, mais la surface des eaux restait déserte.

— L'holo nous dit 'chou blanc' mon commandant, commenta le radio, responsable de toutes les communications.

— Faites revenir le drone !

 Judicaret déplia une carte et l'examina avec soin, à ses côtés Val Oris son second.

— Envoyez deux hommes inspecter les rives s'ils trouvent des traces dans le sable.

Ladjoint transmit l'ordre à deux soldats.

— A votre avis, ils sont passés par où ?

— Aucune idée mon commandant ! J'ai vu des traces dans le sable qui se dirigeaient vers l'eau. Il semble qu'ils n'aient pas traversé ce bras de mer puisque le drone n'a rien vu.

— On va attendre le retour des éclaireurs.

— Je les vois qui reviennent.

Après quelques minutes, Val Oris fit son rapport.

— Aucune trace des fuyards.

— Si on connaissait leur destination, on pourrait tracer un itinéraire et les intercepter. Je vais informer le Messager de la situation. Dans son infinie sagesse, il pourra nous conseiller. Radio, mettez-moi en communication.

 Les soldats commencèrent à se mettre à l'ombre des bosquets d'aubépine en fleurs. Les petites grappes blanches, rouges ou roses dégageaient de subtiles senteurs et apportaient relaxation et sérénité. Le soleil de mai pouvait déjà être cruel. À l'abri du couvert végétal, l'air embaumé et frais incitait au farniente après les rigueurs de la poursuite.

— Judicaret, vous avez de bonnes nouvelles j'espère ! demanda Slau sans préambule.

— Hélas non, Monseigneur ! Nous avons perdu leurs traces. Je désire bénéficier de votre clairvoyance pour accomplir la misssion que vous m'aviez confiée.

— Ils veulent ou plutôt le jeune Matéo veut atteindre les Monts Atanary dans la chaîne des Pyrénées.

— Monseigneur ! Il n'y a rien là-bas !

— Il veut atteindre le Sanctuaire.

— Je n'ai aucune crainte à ce sujet. Personne n'a jamais réussi à franchir la Brèche de Roland.

— Judicaret, Il faut les intercepter avant qu'il n'atteigne ce col. Pour casser toute velléité de lui venir en aide, je veux que vous exécutez tous ceux qui lui donneront l'hospitalité de telle sorte que cela se sache et que la terreur règne dans ces contrées. Je vous envoie quelques drones pilotés qui se chargeront de cette besogne. Dès que vous les interpellerez, lui et ses compagnons, vous les mettrez à mort immédiatement. Vous avez compris Judicaret ?

— Vos ordres sont enregistrés, Monseigneur.

— Vous devez à tout prix lui couper la route vers le sanctuaire. Dès que la cible est atteinte, informez-moi !

— A vos ordres Monseigneur !

— Fin de la communication, commandant ! informa le radio.

— On lève le camp ! Val Oris, rassemblez les hommes !

 Matéo attendit encore une dizaine de minutes après le départ des soldats avant de sortir de de l'eau. À l'approche de l'escouade Judicaret, il avait matérialisé des respirateurs et tous s'étaient réfugiés dans la mangrove en emportant le corps de Max ainsi que le brancard qui avait permis à Gibraltar de le transporter. Ils s'immergèrent, anxieux à l'idée d'être repérés. De temps en temps, l'un d'eux sortait la tête de l'eau pour épier la petite troupe qui prenait ses aises sur le sable fin.

 Ce fut avec un soulagement non dissimulé qu'ils assistèrent au départ des soldats. De retour sur la terre ferme, les deux garçons placèrent le corps de Max sur le brancard au soleil. L'eau était glacée : ils grelotaient dans leurs vêtements mouillés, aussi ils se dévêtirent et les étalèrent pour les faire sécher. Allongés sur le sable, ils apprécièrent la douce chaleur de midi. Personne ne parlait : Gibraltar parce qu'il n'extériorisait pas ses sentiments et que le silence lui suffisait en termes de relations sociales, Matéo parce qu'il était encore sous le choc de la mort de Max. Quant à Baby, il continuait à se réfugier dans son univers.

 Une douce brise marine caressait leur visage comme pour les consoler tandis que chardonnerets, passereaux et moineaux pépiaient pour bercer leur douce rêverie et calmer leur chagrin.

 Au bout d'une petite heure, Gibraltar se leva pour vérifier que les vêtements étaient bien secs. Il s'habilla et apporta ceux de Baby.

— J'ai mis tes affaires juste à côté, à ta droite. Tu vas te débrouiller tout seul ?

 Baby tâta le tas de linge, reconnut le pantalon et s'en vêtit. Rassuré, Gibraltar se dirigea vers Matéo.

— Je vais voir si je peux trouver quelque chose à se mettre sous la dent et je reviens.

— Bonne idée.

Vingt minutes plus tard, il revint les bras chargés de fruits et de baies de toutes sortes. Matéo, debout, fixait le large.

— Alors ? On fait quoi maintenant ? demanda Gibraltar

— Comme les soldats sont partis à l'ouest, on traverse l'Étang salé, cap au nord.

— D'accord, mais avant, on mange, répondit le jeune homme sur un ton qui se voulait enjoué.

 Tous les trois se précipitèrent sur la nourriture : des pommes, des figues, des mûres et des framboises.

— Je les ai trouvés dans les ruines. Il a dû y avoir un grand village ici. Les ancêtres ont dû planter ces arbres fruitiers. Il n'y avait pas de rails comme dans le labyrinthe mais beaucoup de routes dont les plus larges s'enfoncent dans la mer.

 Comme ses deux compagnons se terraient dans leur mutisme, il poursuivit, tout excité :

— On dirait qu'une partie du village se trouve sous l'eau parce que les routes continuent sous la mer. Les visionnaires nous ont raconté que l'eau a tout inondé mais n'ont pas expliqué pourquoi ni comment. C'est incroyable que toute cette zone était habitée avant et que maintenant, on ne trouve plus personne. On dirait que le Grand Chaos a vraiment existé. Tu y crois à ça toi ?

— Bien sûr que j'y crois, finit par répondre Matéo.

— Tu y crois parce qu'on te l'a dit ?!

— Evidemment ! Personne na été témoin de tous ces changements à l'exception du Messager Slau. Mais ceux qui ont survécu l'ont raconté à leurs enfants qui l'ont transmis à leurs propres enfants et ainsi de suite jusqu'à nous.

— Je sais. Mais on les a crus sur parole, rétorqua Gibraltar. Personne n'est allé vérifier sur le terrain comme je l'ai fait tout à l'heure. Personne n'a cherché les archives sur la vie d'avant. Il doit y avoir des traces écrites ou des hologrammes qui prouveraient que tous ces lieux qui sont inondés aujourd'hui ont été habités avant le Grand Chaos.

— Si on trouve des archives, on les consultera. Je ne sais pas s'il en reste encore, ça fait déjà plusieurs siècles et il se peut que toutes les preuves aient été détruites par l'eau. Il ne faudrait plus traîner. Je voudrai atteindre l'autre rive avant la nuit.

— D'accord ! Fais-nous un bateau super luxe s'il te plaît !

 Matéo matérialisa une jangada de cinq ou six mètres de long en bois grossièrement taillés. Elle était dotée d'une voile et d'un petit foc. Deux bancs étaient implantés sur le pont dont l'un à l'arrière pour le barreur et l'autre au pied du mât.

— C'est ça ton bateau super luxe ?

— C'est juste pour flotter, répondit Matéo, on n'a pas besoin d'autre chose.

— Tu aurais pu mettre un moteur, reprocha Gibraltar.

— Trop bruyant : les drones de reconnaissance pourraient nous repérer. De plus, je pense que les gens qui vivent sur ces rives ne doivent utiliser que des embarcations assez rudimentaires. Une voile, ça fait plus local et un moteur pourrait nous faire prendre pour les soldats du Messager et rendre les habitants méfiants.

 Matéo posa Baby sur le banc arrière, puis avec l'aide de son compagnon installa le brancard sur lequel était attaché le corps de Max et poussa la jangada dans l'eau. Il grimpa le premier dans l'esquif et se mit à la barre. La voile se gonfla, mais lorsqu'il mit cap au nord, elle se mit à flotter au vent. Comme il naviguait vent debout, il dut louvoyer une bonne heure entre deux bandes de terres déchiquetées, puis vira vers l'ouest . Le vent de travers permit de naviguer sans avoir à exécuter d'incessantes manœuvres. Par la suite, une brise arrière lui permit d'avancer à vive allure.

— Tu veux barrer Baby ? Alors, viens à côté de moi !

 Le garçon s'installa sur le banc à l'arrière à la place du barreur.

— Donne-moi ta main ! Ce morceau de bois, c'est la barre. Tu la maintiens fermement. Voilà comme ça ! Maintenant, c'est toi le barreur.

 Baby montra un visage satisfait. Une petite houle facilitait l'apprentissage et limitait le tangage et les clapots, toujours dangereux sur ce type d'embarcation somme toute instable.

— Sur un bateau, la droite, c'est le tribord et on appelle la gauche babord. Pour aller à tribord, tu tires sur la barre et pour aller à babord, tu pousses sur la barre. Tu vois, c'est facile. Attention, pour maintenir ton cap plein ouest, il faut que tu vires légèrement à babord... Là c'est bon ! Hé, tu comprends vite dis donc !

 Gibraltar constatait le plaisir qu'éprouvaient ses deux amis à naviguer. Lui-même se sentait heureux malgré le décès de Max. Il menait à présent la vie qu'il voulait, sans contraintes, ne rendant compte à personne, n'obéissant à aucune règle sauf à celles qu'imposaient l'amitié, la loyauté et la probité. L'air iodé qui remplissait leurs poumons et fouettait leur visage avait un agréable goût de liberté.

 La lumière devenait moins intense et le ciel d'est commença à noircir. Puis la mer se colora des chauds reflets de fin de journée. Au milieu des scintillements dorées, une masse noirâtre se détacha sur la mer.

— Matéo, il y a une île devant. On devrait s'arrêter pour la nuit.

 La jangada y accosta sans difficulté. L'eau devint sombre. Une étoile apparut pendant que le soleil disparaissait derrière les sommets arrondis à l'horizon. Gibraltar débarqua le premier et planta l'ancre solidement. L'île, de petite taille, se composait de deux parties reliées par une bande de terre. Des bois s'étaient accumulés sur ses rives, coincés dans les racines des palétuviers.

 Pendant que Gibraltar installa le camp, Matéo ramassait le bois nécessaire à la crémation du corps de Max. Quand il en obtint une quantité suffisante, il commença à les disposer pour monter un bûcher. Terminé, l'ensemble faisait environ un mètre de haut, deux de long et un de large. Avec respect et le cœur battant, les deux garçons déposèrent Max sur l'édifice crématoire.

 Ils se recueillirent un moment, une torche à la main, puis y mirent le feu. Les flammes grandirent rapidement, provoquant des étincelles qui tourbillonnaient dans le ciel nocturne. Bientôt, les crépitements irritants des bûches et l’odeur âcre de brûlé occultaient les relents d'herbes fraîches et l'air vivifiant de la nuit. Matéo prit conscience de la vanité des choses ainsi que de la brièveté de la vie. En peu de temps, le corps sombra dans la fournaise et cette disparition raviva la peine du jeune homme. L'ambrasement devint total, ce qui obligea les deux garçons et Baby qui s'était joint à eux à reculer de quelques mètres.

 Quand tout fut consumé, Matéo eut un pincement au cœur parce qu'il venait de prendre conscience que Max, son ami et protecteur, était réduit par sa propre main à un tas de cendre et qu'il ne le reverrait plus jamais. Il refusa toute nourriture et préféra s'isoler à l'autre bout de l'île afin de ne pas montrer son désespoir à ses amis. Il escalada les racines d'un palétuvier et grimpa sur une branche. Il contempla à travers le sombre feuillage la mélancolie des reflets argentés de la lune sur l'eau, puis se laissa aller aux larmes.

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