Le labyrinthe 3 : la révolte de Matéo

20 minutes de lecture

 Après son échec à la station Fellbach, Judicaret enquêta afin d'en connaître les causes. Trois minutes avaient suffi pour changer une victoire en défaite. Par bonheur, il n'avait perdu aucun homme, les dix soldats de l'escouade Camaret reprirent du service après un traitement pour compenser les effets des balles tétanisantes. Le rapport du capitaine expliqua certains faits mais il se demandait surtout de quelle manière le Réseau avait eu connaissance du plan qu'il avait élaboré afin de capturer les deux fuyards. Maintenant qu'il détenait la réponse, il pouvait à son tour rendre compte au Messager.

 Il se demandait comment le Leader Suprême réagirait en apprenant son revers et quelles conséquences découleraient de l'évasion des prisonniers. Feu le duc Sangamouji lui aurait pardonné parce qu'il aimait s'entourer d'incompétents, ce qui lui donnait l'impression d'être plus intelligent que la moyenne, ainsi aucun de ses subordonnés ne lui faisait de l'ombre.

 Avec le Messager, les choses en iraient autrement : il était fort probable qu'il perdrait en même temps que sa place la confiance de son maître. Il se présenta donc à lui avec l'intime conviction qu'il subirait les ardeurs de son courroux. Les yeux tournés vers le sol, il sentait le poids de sa désapprobation peser sur ses épaules. La voix qui s'adressait à lui connotait davantage l'empathie que la colère.

— Relevez-vous, commandant. Je sais que les prisonniers vous ont échappé. Sont-ils sains et saufs au moins ?

Slau était obnubilé par la survie du tireur. Du moment où ce dernier était en bonne santé, il acceptait tout, même le fait qu'il ait échappé à son contrôle.

— Oui, votre Altesse. Les drones espions montrent qu'ils ont participé à une fête donnée en leur honneur. Ils ont passé la nuit dans le labyrinthe au carrefour de Hauptbahnhof, un point névralgique où convergent plusieurs lignes de transport. Je veux dire le type de transport utilisé par les ancêtres avant le Grand Chaos.

— Accompagnez-moi dans le centre de commandement s'il vous plaît. Continuez votre rapport.

 Ils quittèrent le salon réservé aux audiences privées.

— Le Réseau a aménagé cet immense espace sur plusieurs niveaux. Ils vivent d'élevage et de cultures hydroponiques. Ils ne possèdent pas d'armes à l'exception de quelques fusils à balles tétanisantes. Ils veulent juste fuir la tyrannie du duc et vivre en paix.

— J'imagine que vous avez identifié le tireur ? Parlez-moi de lui.

 Sur ces entrefaites, ils parvinrent dans le bâtiment de l'amirauté. Sur toute la longueur du couloir, des prétoriens se tenaient au garde-à-vous. Lorsqu'ils arrivèrent devant le quartier général, les gardes leur ouvrirent les lourds battants.

 Après avoir franchi le sas, les deux hommes entrèrent dans un vaste espace au centre duquel trônait une table holographique qui projetait une vision 3D de la zone d'observation lors d'opérations. Tout autour, du personnel en contact avec le terrain informait le Haut Commandement des déplacements des troupes amies ou ennemies, mais pour l'instant, les officiers et leur équipe prenaient en main le matériel à peine sorti de son emballage.

 Une grande baie vitrée donnait sur une salle d'état-major insonorisée. Slau et Judicaret y pénétrèrent et les quatre militaires présents se levèrent pour les accueillir. Le Messager ne prit pas la peine de procéder aux présentations. Il se contenta de demander à son interlocuteur de poursuivre son rapport.

— Le tireur s'appelle Matéo. Il vit avec Max, un ancien garde en charge de la sécurité pour feu le duc de Mogor. Le duc Sangamouji a exterminé toute la famille mais Max réussit à sauver l'héritier qui s'était réfugié dans le labyrinthe sous le nom de Gibraltar.

Enfin ! J'ai réussi à te retrouver !

— Quels sont vos ordres Altesse ? Désirez-vous que nous interceptions le jeune Matéo et qu'il se présente devant vous ?

— Non ! répondit Slau sur un ton cassant. N'intentez rien contre ce garçon. Je m'en charge. Retirez l'avis de recherche les concernant. Si j'ai besoin d'une intervention, je vous en informerai. J'ai d'autres projets pour vous. Soyez sans crainte. Vous aurez de quoi vous occuper.

Commandant Judicaret, je vous nomme Amiral et en cette qualité vous superviserez l'ensemble des forces militairess. Créez quatre corps de quinze mille hommes chacun. Réorganisez l'armée, la chaîne de commandement et formez les soldats. Je veux placer toutes les terres habitées sous mon autorité.

 Il se tourna ensuite vers les quatre généraux.

— Vous établirez le siège devant chaque duché et exigerez les clés de la ville. En cas de refus, vous investirez la capitale et mettrez à mort les responsables. Soyez justes avec la population : pas de pillage, montrez qu'un nouvel ordre de paix et de justice est né. Vous installerez une garnison et remplacerez le pouvoir vacant. Vous agirez sous l'autorité de l'amiral Judicaret qui nommera les vice-rois. Ils règleront les affaires civiles tandis que vous vous chargerez de la sécurité. Je donnerai mes directives en temps utile concernant la mobilisation générale et l'organisation de la gouvernance. Je crée ce jour un Conseil de sécurité et vous en êtes les membres. Vous assisterez l'amiral dans l'exécution de mes ordres.

 Il se leva, imité par le Haut commandement et poursuivit avec davantage de solennité.

— Messieurs, de grands bouleversements pointent à l'horizon. Vous en serez les témoins mais aussi les acteurs. Nous allons changer la face du monde et étendre la paix et la sécurité à la planète toute entière. Vous y contribuerez par de la rigueur, un travail acharné et surtout une foi inébranlable en vos capacités. Vous participerez à cette œuvre grandiose et exaltante. Vous serez les pères fondateurs d'une société où la justice devra régner pendant mille ans.

 Matéo revivait avec nostalgie ses récentes aventures. Il s'était senti vivre et avait éprouvé une certaine exaltation. Cela contrastait avec la routine monotone que Max lui imposait. Voilà deux jours qu'il avait quitté le labyrinthe et ressentait un ennui mortel : il ne se passait rien.

 Il repensait à Gibraltar, à cette course exaltante à travers la ville, les pieds de nez à leurs poursuivants, à la vie paisible mais libre au sein du Réseau. Au moins, il pouvait se déplacer sans être inquiété, pas comme des fuyards. Il aimerait connaître des gens, des coutumes différentes et se faire des amis au lieu de vivre en parias. La musique que les jeunes jouaient pendant la fête et composée par les ancêtres avant le Grand Chaos lui revint en mémoire. On affirmait que tout ce qui venait de l'ancien monde était mauvais. Mais il constatait que ce n'était pas le cas.

 Il se demandait si on avait passé sous silence d'autres bonnes choses interdites. Il aimerait bien les découvrir. Il projetait de parler à Max et de négocier davantage de liberté.

 Allongé sur son lit au premier étage, le visage tourné vers le ciel étoilé, il exprima dans un long soupir toute sa frustration car l'immensité de l'espace ne pouvait contenir la multitude de ses désirs.

Il entendit toquer à la porte.

— Oui ?

— À table !

— J'arrive !

 Une bonne odeur de rougail saucisses exacerba son appétit. Un cadeau des membres du Réseau ! Montparnasse avait insisté pour qu'il emporte un sac de légumes et un peu de viande, denrée pratiquement introuvable en dehors de la ville haute. Les habitants de la ville basse se contentaient de pommes de terre, carottes, poireaux, tomates, tout ce qui poussait dans un petit jardin. À ce régime s'ajoutaient parfois du lardon, des volailles ou tout ce qui pouvait être élevé dans un espace réduit. Alors, des saucisses ! C'était un festin garanti !

— Ça sent bon mon oncle. Où as-tu trouvé ta recette ?

— J'ai cherché dans les archives de Esprit.

 Max déposa la marmite sur la table et quand il souleva le couvercle, des fumets s'en échappèrent qui provoquèrent chez Matéo un soupir de satisfaction mêlé d'impatience. Il lui tendit une louche et pendant que le jeune homme se servait, il ne put s'empêcher de sourire à son enthousiasme juvénile.

— J'ai l'impression que tu t'entends bien avec ton nouvel ami. Je me trompe ? Il s'appelle comment déjà ? Gibraltar ? C'est cela ?

— C'est ça ! Il est gentil même s'il se comporte parfois comme un délinquant. Il a pris des risques pour éviter à son ami les souffrances de la braise. Il a un bon fonds je pense.

— Ce rougail est délicieux, s'exclama Max après en avoir avalé un morceau. Il faudra que j'en refasse. Reprends en si tu veux.

— Avec plaisir ! Ça ne te gêne pas ? Tu voulais peut-être en garder pour demain ?

— Vas-y mon garçon. Profite. Tu as l'intention de le revoir ? finit-il par demander.

— Heu ! Qui ça ? Gibraltar ? Oui, j'aimerais bien. Tu en dis quoi ?

 Matéo, par la force des choses, menait jusqu'à ce jour sa petite existence solitaire, sans amitié. La seule personne qu'il connaissait était son oncle. Maintenant qu'il avait un ami et qu'il le lui avait présenté, il était décidé à ne pas y renoncer. Il savait qu'un conflit éclaterait tôt ou tard à ce sujet. Il désirait aplanir les aspérités afin que, pour une fois, Max tienne compte de sa volonté.

— Tu l'as dit. C'est un délinquant. Il est certainement fiché. Te retrouver en sa compagnie attirerait l'attention sur toi. Les risques sont importants.

— Dans ce cas, on ne ferait plus rien, rétorqua Matéo. Ne t'inquiète pas mon oncle. On trouvera un moyen de s'en sortir. Il est débrouillard. Il connaît bien le coin. Il m'a montré des cachettes dont je n'aurais jamais soupçonné l'existence. Il s'en est toujours sorti.

— Sauf hier à ce qu'il me semble. Tu as reconnu toi-même devant le Conseil de discipline que sans lui tu serais passé par la braise. Et c'est ce qui vous serait arrivé à tous les deux sans l'intervention du Réseau.

 Matéo baissa la tête et posa sa fourchette. Son oncle avait raison. Mais il se souvenait des sensations extraordinaires dont la simple évocation lui procurait encore des frissons et une montée d'adrénaline.

— On n'est pas obligé d'y aller à découvert. On peut emprunter l'entrée la plus proche d'ici. Les gardes évitent de pénétrer dans le labyrinthe. Les risques sont moindres là-bas. Tu accepterais si tu m'accompagnais jusqu'à la première station ?

— Pour te faire plaisir, je ne suis pas contre le principe d'y aller de temps en temps. Mais c'est moi qui détermine la fréquence de tes visites. Je réfléchis à tout ça et on en rediscute.

— D'accord, jubila intérieurement le jeune homme qui avait obtenu une victoire de principe.

 Pendant que Matéo et son mentor dégustaient leur repas, Slau s'installait à table en compagnie de Cunégonde. La salle à manger était située dans les appartements privés qu'il s'était réservés. Des tableaux peints selon les techniques ancestrales décoraient les murs verts de gris rehaussés d'arabesques rouge orangé. Les lourdes tentures pivoine étaient retenues par des embrasses jaune vif ornées de glands en lin. Le parquet de chêne foncé vernissé contrastait avec les meubles cérusés. Des fleurs et autres végétalisations habillaient le chemin de table. Le majordome avait enlevé les chandeliers en argent pour dégager la vue des deux convives.

— Pardonnez ma curiosité, Monseigneur, mais avez-vous identifié le tireur sur les remparts, celui qui vous suscite tant d'inquiétude ?

— Il n'y a rien à pardonner ma chère Cunégonde. Sachez que j'apprécie l'intérêt que vous portez à tout ce qui me concerne. Il a été identifié en effet. C'est un jeune homme qui vit dans la ville basse avec son oncle. Mais je sais à présent qu'ils n'ont aucun lien de parenté. Il l'appelle ainsi parce qu'il l'a élevé. Je pense qu'il est l'enfant que je recherchais voici maintenant dix-sept ans.

 Il s'essuya la bouche et fit signe à l'échanson qui lui versa un excellent rosé du chai ducal.

— Mais s'il n'est pas mort avec les enfants d'Erlboro, pourquoi vos inquiétudes ont-elles disparues après leur exécution ?

— Excellente question ! Je ne vois qu'une seule explication à cela. Cet enfant est protégé des messagers ou plutôt d'un messager en particulier. Ce qui lui a permis d'échapper à ma vindicte jusqu'à ce jour. Que feriez-vous dans cette situation ?

— Je ne sais pas Monseigneur, hésita Cunégonde. Une chose est certaine, il faut éviter un conflit frontal avec les messagers.

— Je souscris à cette stratégie. Si ce messager le protège, il doit être facile de corrompre un être immature et innocent et l'amener à commettre un acte répréhensible qui le rendrait indigne de cette protection. Je veux l'isoler, le désorienter, l'affaiblir mentalement et psychologiquement tant qu'il est jeune et vulnérable. Il faut qu'il en arrive à faire du mal à lui-même et à ceux qui l'aiment. Il sera irrémédialement marqué par un remords et une culpabilité destructeurs.

— Monseigneur, que vous apporte de le tourmenter ainsi ? osa Cunégonde. S'il constitue un danger pour vous, il me semble plus simple de s'en débarrasser sans passer par ces détours compliqués ?

— Sachez que je n'ai rien contre Matéo. J'ai même une certaine affection pour sa candeur juvénile. Mais par son intermédiaire, je veux atteindre celui qui l'a envoyé. Quand il verra la déchéance où tombera son petit protégé, il souffrira comme il n'a jamais souffert. Je ne peux l'atteindre qu'à travers Matéo. Il est son point faible et c'est là que réside ma victoire. C'est pourquoi, je ne veux pas qu'il meure. Gardons tout cela dans un coin de notre esprit et apprécions ensemble ce moment de paisible convivialité. Je vous propose, pour nous rafraîchir, une bonne glace aux fruits rouges. Allons la déguster sur le balcon tout en admirant la voie lactée.

 Matéo ne pouvait détacher ses yeux du firmament. Les étoiles brillaient d'un éclat extraordinaire sur le fond noir de l'espace. Allongé sur le côté, le coude plié et la tête soutenue par la paume de la main, il contemplait la nuit scintillante. Les constellations lui apportaient la paix de l'esprit et, il ne comprenait pas pourquoi, beaucoup de nostalgie aussi. Il aimait son oncle et il pensait que la réciproque était vraie. Que ferait-il sans lui ? Mais il ressentait un grand vide parce qu'il voulait connaître ses origines. Il venait de nulle part et semblait se diriger vers nulle part. Peut-être son oncle pourrait lui apprendre là-dessus. Il faudrait qu'il lui en parle un jour ou l'autre. Le calme nocturne et la fatigue de la journée eurent raison de son insomnie et il sombra dans le sommeil.

 Il fit un rêve.

Il déambulait sur la crête d'une colline. Des dunes s'étendaient à perte de vue dans toutes les directions. Il ressentait une soif atroce. Sa gorge desséchée lui lançait des douleurs affreuses. Ses membres endoloris commençaient à lui refuser tout service. Il finit par dégringoler la pente et atterrit sans ménagement cinquante mètres plus bas, son corps courbaturé n'en pouvant mais. Il resta là, sans force, dans l'attente d'une mort certaine.

Sa vue se troubla mais lui permit néanmoins de distinguer son oncle venu à son secours. Il lui présenta une gourde et le laissa boire à petites gorgées. Il se remit rapidement sur pied.

 Ce fut le premier d'une série de rêves que Slau lui envoya. La nuit suivante, le rêve fut différent.

Il se promenait dans le labyrinthe en compagnie de Montparnasse. Le couloir dans lequel ils déambulaient débouchait sur le vide. Une grande faille séparait l'ancienne cité en deux. Matéo regarda en bas et il évalua la profondeur à environ trois cents mètres. En face, la falaise présentait une coupe de la ville avec les parkings souterrains, les fondations des immeubles, les canalisations et les catacombes sur plusieurs niveaux.

— Je suis content de te revoir. Tu nous a beaucoup manqué ainsi qu'à Gibraltar. C'est bien que ton oncle t'ait permis de venir.

— En fait, il ignore que je suis ici, avoua Matéo.

— Tiens donc ? Pourquoi tu ne lui as pas dit ?

— Parce qu'il ne voudra pas.

— Tu sais, j'aime beaucoup Max. Mais là, sa réaction me laisse perplexe. Il te dit quoi pour justifier son refus ?

Matéo se réjouissait que quelqu'un, enfin, comprenne sa situation.

— Il dit que c'est dangereux, qu'il ne faut pas que je me fasse remarquer. Il veut bien que je vienne à condition qu'il m'accompagne.

— Je sais que tu lui dois beaucoup, mais ce n'est pas une raison de te brimer, remarqua Montparnasse. Il n'est pas bon qu'il soit toujours sur ton dos. Tu es en âge maintenant de prendre tes propres décisions.

— Là-dessus, je suis tout à fait d'accord. Il me prend toujours pour un enfant. Je me demande parfois si ce n'est pas parce qu'il refuse de me voir grandir.

— Tu sais, essaie de le comprendre. C'est parce qu'il t'aime qu'il te bride ainsi. L'enfer est souvent pavé de bonnes intentions.

 Ces mots se répercutèrent en écho sur la falaise. Matéo se réveilla avec un mal de tête horrible. On toqua à sa chambre. Il ne répondit pas.

— À table !

C'est toujours la même rengaine chaque matin, se dit-il. Il s'agaça de cette manière de lui parler. Ce n'était plus une maison mais une caserne où il était soldat et lui le commandant qui s'attribuait tous les droits et qui décidait de tout.

 Il regretta aussitôt ces pensées négatives sur son oncle et en éprouva une certaine honte.

 Quand il pénétra dans la salle à manger, une bonne odeur de pain grillé l'accueillit.

— Tu as passé une bonne nuit ? demanda Max

— Oui, très bien, répondit Matéo assez sèchement.

 Encore sous l'effet de son rêve, il regretta sa mauvaise humeur mais ne s'excusa pas pour autant.

— Quelque chose ne va pas ?

— Non, tout va très bien, grogna-t-il.

— Tu en es sûr ? Je vois bien que ça ne va pas.

— Je n'ai pas envie de parler. J'ai le droit non ?

— C'est la première fois que tu me parles comme ça..

— Je te parle comme j'en ai envie. Tu m'interdis de faire ce que je veux et en plus je dois parler sur ordre maintenant ?

 Il se leva et quitta la pièce.

— Où vas-tu comme ça ?

— Nulle part il me semble.

 Il monta dans sa chambre et s'assit contre un mur. Il se passa la main dans les cheveux et s'en voulut d'avoir réagi ainsi. Il ne s'expliquait pas son attitude. Quelque chose le rendait buté et irrespectueux qu'il ne parvenait pas à maîtriser.

Qu'est-ce que je suis en train de devenir, se lamentait-il.

 Ce n'était pas l'image qu'il désirait donner. Il s'en voulait terriblement pour son manque de respect envers son oncle. Il se mit à regretter de n'avoir pas connu son père. Il aurait été différent sous l'autorité d'un vrai père. Il s'en voulait à lui-même, au monde, à la vie.

 Slau s'était levé tout ragaillardi et dans une excellente humeur. Il donna des ordres pour qu'un pain soit distribué à chaque habitant de la ville basse. Pour marquer son avènement, il décréta que ceux de la ban-lieue étaient amnistiés. Leur banissement prenant fin, ils devenaient des citoyens avec les même droits que les autres.

 Cunégonde remarqua le changement d'humeur de son mentor.

— La vie est belle Cunégonde ! Je sens que nous allons faire de grandes choses.

— Je suis heureuse de vous voir si enjoué.

— Je le suis en effet. Mes plans fonctionnent à merveille. Et même au-delà de mes espérances.

— Mais quel plan Monseigneur ? s'enquit Cunégonde.

— Le plan concernant Matéo dont nous avons parlé la semaine dernière. Allons nous promener : une gondole nous attend sur le lac. Nous y prendrons le petit déjeuner que j'ai fait apporter.

— J'en ai marre, marre, marre ! vociféra Matéo.

 Il avait envie de tout démolir mais il réfréna ses ardeurs et réussit à se calmer. Il se sentait abattu, vidé, sans énergie. Il savait qu'il ne devait pas traiter son oncle de cette façon mais il ne parvenait pas à chasser les sentiments négatifs qui l'assaillaient. Il resta ainsi dans sa chambre à se morfondre et à ressasser sa prétendue infortune.

 Plus il y pensait, plus il éprouvait le besoin de connaître son père, ses origines. Il lui en voulait de l'avoir abandonné. Il en voulait au messager de l'avoir fait enlever à sa mère et il en voulait à son oncle d'avoir accepté une mission aussi cruelle. Il finit par regretter de n'être pas mort avec les autres enfants d'Erlboro.

 Mais il se réprimanda d'avoir de telles pensées. Il se traita d'ingrat, de sans cœur, d'égoïste, d'égocentrique même. Il s'affligea de tous les défauts et finit par conclure qu'il ne méritait pas de vivre.

 Quelques coups timides à la porte le sortirent de son marasme.

— C'est pour quoi ? demanda-t-il avec une pointe d'agacement dans la voix.

— Il est midi. Le repas est prêt.

— Je n'ai pas faim.

 Max tourna le bouton de la porte mais Matéo interrompit son geste.

— J'ai besoin de rester seul.

 Il préféra obtempérer. Lui-même ne comprenait pas ce qui arrivait à son petit protégé. C'était un garçon plein de prévenance, sensible et respectueux. Ce changement de comportement si brutal devait avoir une autre cause que la simple crise d'adolescence. Le messager l'avait sauvé parce qu'il était spécial, exceptionnel, certainement pas s'il avait un mauvais fonds. ll se souviendrait toujours de la réaction de la Horde dans la forêt.

 Il l'avait élevé du mieux qu'il pouvait. Il savait que Matéo souffrirait un peu de la discrétion qu'il lui imposait mais qu'il saurait gérer cette frustration comme ce fut le cas jusqu'à présent.

 Max demanda l'aide de Esprit. Il s'assit en tailleur, mit la petite boule bleu dans la paume de la main. Celle-ci s'éleva en émettant une lumière intense qui le rasséréna. Elle balaya tout doute de son esprit. Il reçut vune vision nette de la situation. La clarté fut aspirée par la sphère qui resta suspendue à hauteur de ses yeux. Il la saisit.

 Il comprit que Slau avait commencé son œuvre délétère sur Matéo qui traversait ainsi sa première épreuve. Il ne pouvait rien pour lui. Son protégé devait surmonter seul ses difficultés, gagner ce combat et ainsi montrer quel genre de personne il était. De cette façon, le messager continuerait de lui accorder son approbation et sa protection comme autrefois, quand il l'avait soustrait à celui qui voulait sa mort alors qu'il n'était qu'un bébé. Il devait manifester les qualités qu'on attendait de lui. Il devait prouver sa valeur.

 Le vieil homme n'alla pas le chercher pour le dîner. En insistant, il n'arriverait à rien et ne l'aiderait en aucune manière. Il savait qu'une attaque onirique l'assaillirait de nouveau cette nuit. Il se contentait de veiller sur lui de loin jusqu'à ce qu'il remporte cette guerre psychologique et retrouve son équilibre.

 En effet, la nuit venue Matéo subit un nouvel assaut plus violent que les précédents.

Il se trouvait en compagnie de Slau qui lui présenta une table garnie de toutes sortes de bonne chère plus délicieuse les unes que les autress.

— Sers-toi ! Prends tout ce que tu veux. Tu es libre de tes choix. Délecte-toi !

Le Messager lui sourit avec bienveillance et l'invita d'un geste de la main. Matéo vit une grande variété de viandes. Il y avait des poissons entiers, des cochons de lait, des rôtis, des volailles, des gibiers en nombre garnis de leurs plumes multicolores, des morceaux de veau, des côtes de bœuf. Les victuailles étaient présentées de manière appétissante et décorative.

Tous deux se dirigèrent vers la terrasse. Matéo se délecta de mets qu'il n'avait pas l'habitude de manger. Slow disposa des morceaux de viande crue sur la balustrade, ce qui attira les rapaces qui tournoyaient dans le ciel. Il désigna un couple d'aigle venu chercher sa pitance.

— Connais-tu l'histoire de l'aigle et de l'aiglon ?

— Non, répondit Matéo entre deux bouchées.

— Les parents nourrissent leur petit jusqu'à ce qu'il grandisse et que des pennes poussent à l'extrémité de ses ailes, signe qu'il peut prendre son envol. Mais l'aiglon préfère rester dans le nid douillet et attendre que les parents lui apportent sa ration. Sans la maîtrise du vol il ne peut acquérir son indépendance. Aussi la mère le pousse hors du nid souvent situé en hauteur. Elle l'accompagne dans sa chute. S'il le faut elle le prend sur son dos, retourne dans son aire et le pousse à nouveau dans le vide. Ainsi l'aiglon apprend à voler de ses propres ailes et devenir autonome. Il peut alors fonder une famille à son tour, permettant de cette manière à son espèce de prospérer.

Matéo devint l'aiglon que Slau projeta par-dessus le balcon. Il chuta sur plusieurs dizaines de mètres puis il déploya ses ailes et ressentit la liberté grisante dont avait parlé le Messager. Planer au-dessus des cimes et des vallées lui procura de meilleures sensations qu'avec la roue deux semaines auparavant. Il se sentait vivre avec une intensité qu'il n'avait encore jamais connue.

— Ne crois-tu pas, poursuivit Slau, que ce serait criminel si la mère voulait garder son petit avec elle ? Alors, ne permets à personne de t'empêcher de sortir du nid et de t'élancer vers une vie libre et enrichissante.

— Je ne permettrai à personne de m'empêcher d'être libre de vivre ma vie. Je ne permettrai à personne de m'empêcher d'avoir une vie enrichissane. Je ne permettrai...

Il entendit la voix de Max qui le cherchait, ce qui lui fit perdre ses ailes. Il chuta en poussant un cri long et désespéré.

 Matéo hurlait dans son sommeil et s'agitait sous sa couverture. Il se réveilla en sueur. Il se sentait bien dans son rêve. Il voulut se rendormir et retrouver le bien-être qu'il avait éprouvé. Après dix jours de déprime, ce rêve le remplit d'énergie et de hargne. Mais il ne put terminer sa nuit. Il réfléchit à cette histoire d'aigles, estima qu'elle prenait du sens dans son cas. Lui non plus ne permettrait à quiconque de l'empêcher de grandir et de voler de ses propres ailes. Cependant, il hésitait encore à couper les ponts avec son oncle.

 À l'heure du petit déjeuner il pénétra d'un pas assuré dans la cuisine.

 Le silence qui le séparait de Max était tendu à l'extrême, insupportable au bout d'un moment. Ils mangèrent sans se regarder. À la fin du repas, le vieil homme le rompit.

— Ça ne va plus entre nous depuis quelques temps. Peut-on faire la paix ?

— En effet, ça ne va plus entre nous depuis quelques temps, reprit Matéo. Je ne sais pas ce qui se passe en moi. Je ne te supporte plus et je ne supporte plus les interdis que tu m'imposes sous le prétexte de ma sécurité.

 Max écouta avec un calme étonnant ce discours improvisé. Il savait la décision que son protégé allait prendre. Matéo profita de la perche qui lui était tendue pour lui faire connaître sa décision.

— J'ai besoin de prendre le large, de vivre ma vie, de décider par moi-même. J'ai surtout besoin de réfléchir à tout ça. Je veux retourner dans le labyrinthe. J'y serai en sécurité.

— Le messager t'a confié à moi. Je suis responsable de ce qui t'arrive et je dois rendre..

— Je ne demande pas ta permission, le coupa-t-il. Ma décision est prise. Je pars ce matin rejoindre Gibraltar. Tu sais où me trouver.

 Il monta à sa chambre récupérer ses affaires. Au moment de franchir la porte, Max l'arrêta.

— Attends, pas par là. J'ai aménagé un chemin vers le labyrinthe en cas de besoin. Suis-moi.

 Il prit la roue pour soulager son protégé et pénétra dans sa chambre. Sous le lit, il souleva une trappe bien dissimulée dans le dessin du plancher, descendit l'échelle et longea un étroit couloir. Cent cinquante mètre plus loin, il ouvrit une porte et emprunta un escalier en pierres qui les mena à la station Pohr.

— Tu continues tout droit, cette ligne te mènera à Hauptbahnhof, là où vit ton ami.

 Il retenait avec peine ses émotions. Matéo éprouvait de l'empathie pour lui mais il était trop tard pour reculer à présent.

— Bonne chance mon garçon ! Je serai toujours là pour toi. N'oublie pas que je t'aime.

 Il le prit dans ses bras mais Matéo garda les siens ballants, lui refusant une ultime marque d'affection.

Annotations

Vous aimez lire Max Jangada ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0