Le baiser volé

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 La pluie battait fort contre les grandes fenêtres de l’auberge qui ne désemplissait pas. Ulrig et Helenor s’activaient à servir les hommes venus s’abriter du mauvais temps. Bière, hydromel, soupe chauds, miche de pains moelleux remplissaient les panses. Bon nombre quittaient l’auberge pour s'appéter d’une autre faim que seules les prostituées pouvaient assouvir. Aussitôt qu'une table se libérait, des nouveaux clients arrivaient pour occuper les chaises encore chaudes. Dandarion était toujours là, assis seul au coin du feu, buvant sa pinte et tendant l’oreille aux conversations voisines, guettant la moindre information quant à un possible travail en ville. Il pouvait se satisfaire de n’importe quoi, du moment qu’il soit justement payé. De nature robuste et forte, il effectuait aussi bien la taille du bois, que la forge ou la chasse. Il avait prit gout au labeur du bas peuple. La Noblesse et les privilèges l’avaient pendant des années épargnés de ces dures conditions quand on ne possède ni titre, ni richesse. Le temps passait et il se voyait renaître dans cette nouvelle existence de vagabond. Cela lui convenait.

Dans sa Flandre natale, à Huel, sa jeunesse fut rythmée par l'apprentissage des langues étrangères, des danses de la cour, des protocoles échelonnés, des lectures lassantes sur les héros de guerres d'antant. La cité d'Huel abritait la plus grande collection de livres et parchemins que le monde n’ait jamais vu. La ville tenait fièrement son statut de pôle d’érudits depuis des siècles. L’histoire veut que des Sages Païens, pour ne pas cités les druides, aient érigé cette cité pour conserver la Connaissance et y faire régner une paix au delà des frontières. C’était un endroit idéal pour une personne curieuse d’en apprendre plus sur le monde. Mais au delà de ça, Huel s’imposa dans la maitrise équine. La ville était entourée de larges plaines verdoyantes à perte de vue. Il fut naturel de profiter de toutes ces vastes étendues pour y dresser les meilleurs chevaux, et former les meilleurs Cavaliers. On prétend des Cavaliers d’Huel qu'ils ont choisie cette vie à défaut de se satisfaire des livres. Cela laissait aux esprits pragmatiques une porte de sortie. Et comme eux, Dandarion, curieux et bon élève, se tourna à l'adolescence vers cette voie de découverte concrète que les livres ne lui offrirent pas. L'inconnu ne l'effrayait pas. Bien au contraire. Pour lors, il souhaitait ardemment remonter en selle pour profiter pleinement de sa nouvelle vie de nomade. Libéré de tout ordre hiérarchique, il se languissait désormais de cette liberté tristement acquise.

La troisième heure du crépuscule sonna. Au moment de servir le repas, la serveuse se pencha sur Dandarion et lui dévoila innocemment la naissance de sa poitrine chaste à demi cachée par un habit de coton. Il rougit à la vue de ce spectacle interdit. Un frisson parcouru son entrejambe, mais il dompta aussitot sa virilité bouillonante et détourna le regard, préférant admirer les yeux curieux de la jeune femme qui l'épiait d'un léger sourire. Elle était désirable. Helenor était chaussée de cuissardes qui remontaient ses genoux avec élégance. Ses hanches généreuses s'habillaient de braies presque trop serrées pour ses belles cuisses fermes et galbées. Sa taille, fine et épurée, était cintrée d'un corset de lin noir aux lacets de cuir. Il mettait en valeur sa silhouette de rêve et abritait une légère chemise en coton à l'encolure provocante. Son allure dans la salle parmi les clients lui donnait l’impression qu’elle dansait. Le jeune Cavalier fut captivé par ce regard plein de malice qu’elle lui lançait. Il songea un instant qu’elle souhaitait offrir autre chose qu'un simple sourire aguicheur. Cela en avait tout l’air. Mais il ne voulait pas se méprendre, et préféra attendre la fin de la soirée pour l’aborder au calme. Le jeune homme se restaura d’une assiette de pommes de terres et viande rôties que la serveuse avait préparé avec attention. Il se délecta autant de son repas que des sourires qu'elle lui adressa furtivement au cours de la soirée.

 Bien qu’ayant un physique très plaisant, Dandarion ne savait pas comment courtiser une femme, laissant cet art aux autres plus adroits avec les mots. Ses quelques expériences étaient, en somme, le résultat de fêtes trop arrosées avec ses compagnons, durant lesquelles il finissait par rejoindre les couches de jeunes filles de joie, ou simples paysannes qui ne s’attardaient pas sur des belles paroles inutiles. Pour la plupart, il ne connaissait même pas leur noms. Ils partageaient baisers, caresses, jouissances en une nuit, et le lendemain, chacun repartait à ses obligations. Dandarion n’éprouvait rien pour ces femmes, et elles n’ont plus d’ailleurs. Seule Pélagie hantait ses pensées en pays d'Eliand. Il aurait bien demandé secours à ses frères ainés, mais il préférait lâchement monter à cheval dans son temps libre plutôt que de « monter une femme ». Le jeune huelois de vingt-sept ans était le dernier fils d’une fratrie de trois garçons. N’ayant donc aucune sœur, Dandarion ne connaissait que peu de choses aux mystères féminins mais prenait bien garde à ne pas énerver une femme, sur les conseils avisés de ses deux frères.

 Au milieu de la nuit, l’auberge était presque vide. Ulrig nettoyait le comptoir des dernières gamelles tandis qu’Helenor rangeait la grande salle et servait les derniers clients. On n’entendait plus le bruit de la pluie au dehors car l’intempérie s’était calmée. Dandarion se leva, légèrement éméché, et s’approcha du comptoir.

  • Je cherche un gîte pour la nuit, avez-vous des endroits à conseiller ?
  • Je ne sais pas si les établissements aux alentours accueillent encore des voyageurs à l’arrivée de Mabon, mais tentez votre chance dans la rue des Brasseries, répondît Ulrig. Tout en se tournant vers Helenor qui venait de le rejoindre derrière le bar, il continua :
  • Helenor, accompagne-le ce soir, il risque de s'égarer dans de mauvais coins. Je finis de ranger la salle. Bonne chance l’ami !

Ulrig s’en alla à l’autre bout de la salle avec son plateau de vaisselle, laissant le jeune homme seul avec la serveuse.

  • Ne vous dérangez pas, je trouverai seul mon chemin… Helenor, c’est ça ?

Un sourire vint illuminer le visage de la jeune femme.

  • Oui. Ne vous en faites pas, je vous accompagne volontiers. Il n’est pas prudent d'errer seul la nuit dans les ruelles d'Angèbre. Puis-je demander votre nom, Messire ?

A sa question Dandarion eut un instant d’hésitation. Il décida de ne pas trop en dire sur son identité, et joua la carte de la sobriété. Il répondit dans un sourire poli et controlé :

  • Je ne suis point un Sir, mais un voyageur de passage. Appelez-moi Darion, je suis en transhumance ici. J'espère trouver un modeste travail pour passer l’hiver.
  • Hé bien Darion, vous devez avoir beaucoup de choses à raconter. Profitons d’une promenade pour m’en dire d’avantage ! dit-elle d’un ton enjoué.

 Helenor était curieuse et semblait bavarde. Dandarion regretta aussitôt d’avoir bu autant d'alcool qui commençait à brouiller son esprit. Il se maudit mais n’en laissa rien paraitre. Elle alla décrocher sa cape derrière elle puis salua Ulrig. Ils quittèrent l'auberge ensemble, l'un épuisé, l'autre animée. Ensemble, ils s'enfoncèrent dans l’immensité lugubre d’Angèbre où la vie semblait s’être évanouie pour laisser place au silence et à la magie des ruelles vides, seulement éclairées par de pâles lanternes semblables aux lucioles des nuits d’été. La pluie avait cessé tandis qu'un sentier de lumière se reflétait sur les dalles mouillées devant eux, leur ouvrant une voie dans la nuit fraîche et étoilée. Tapis dans l'ombre d'Angèbre, d'étranges commerces s'y déroulaient la nuit. Tout le monde savaient que les sorcières s'accaparaient avidement les organes des corps de la fausse commune, pour des sortilèges maléfiques. Si une âme se perdait malencontreusement la nuit et se trouvait à déambuler dans le cimetière angèbrois, elle ne verrait jamais le soleil du matin pointer.

Lors de ces virées nocturnes à la recherche de quelques poches à voler, Helenor avait constaté avec effroi la magie du sang, la pire de toutes formes de sorcellerie. Ces femmes à l'apparence hideuse se délectent de la chair humaine en coction pour retrouver une apparence juvénile et pure. Nul doute que leurs proies principales sont les jeunes orphelins des quartiers pauvres, dont venait elle même Helenor. Dans ses cauchemars les plus terrifiants, elle se revoyait enfant, courant pieds nus dans les ruelles de la ville semblables à des intestins géants putrides en espérant échapper aux mains squeletiques des impies voulant l'éviscérer. Plus d'une fois dams son enfance elle y avait échappé, car elle courait plus vite que les autres orphelins de la ville. Sa survie à cette chasse effroyable dans le noir, elle la devait aux enfants qui se faisaient prendre à sa place.

 Helenor et Dandarion flânaient paisiblement dans la ville endormie. La jeune femme paraissait si petite et fragile près de lui, mais pourtant, le jeune homme à l'instinct infaillible sentait qu’elle n’en était rien. Il n'avait pas manqué d'apercevoir le couteau sous la cape de la jeune femme. "Que compte-elle faire avec ? Découper du pain au milieu de la nuit" ? se demanda-t-il. Soudain elle se mit à s’esclaffer sur sa rencontre avec le cerf, la journée d’avant. Elle avait un rire franc et argentin. Aucune Dame de la Noblesse ne se permettraient de rire de la sorte, d’un éclat si fort et spontané. Les boucles de sa belle chevelure valsaient dans son dos laissant une vague de parfum dans son sillage. Dandarion était perplexe sur cette rencontre, ne devinant pas les réelles intentions d'Helenor. Elle posait beaucoup de questions. Beaucoup trop de questions. Il essayait d’y répondre vaguement pour fuir cet interrogatoire déguisé. Car oui, elle voulait tout savoir sur lui et c’était agaçant. Et n’étant qu’un piètre menteur, il tentait, en vain, de changer de sujet à plusieurs reprises. La demoiselle se planta promptement devant lui.

  • Darion, me permettez-vous de voir votre épée ? Je l’ai vu à votre ceinture… C’est dommage de cacher une si belle arme...

En plus de ne pas savoir mentir, la discrétion n’était pas son fort. Le vagabond, dubitatif, scruta le visage de la serveuse qui ressemblait à une petite fille demandant un tour de magie. Son air enfantin et innocent occulta la méfiance qu'il éprouvait quelques instants plus tôt. En soupirant d'un air abusé, il dégaina alors Donegal de son fourreau et la lui présenta, très modestement.

  • C’est un souvenir rapporté d’un comté lointain. J’ai appris à manier l’épée lors de mes voyages. Cela me sert contre des voleurs ou des brigands... expliqua-t-il en tendant son épée devant lui, ses yeux rivés sur la lame émoussée qui portait encore les traces de ces derniers combats.

Helenor n’osait pas la prendre. Elle regarda le manche, et son regard s’attarda sur le pommeau, finement sculpté en tête de cheval, dont les yeux étaient ornés de brillantes émeraudes.

  • Cela fait de vous un Sir, ou un chevalier ! plaisanta-t-elle. Dandarion sourit poliment et rangea son épée.
  • Je vous assure Helenor, je ferais un piètre chevalier, croyez-moi !

Ils continuèrent leur promenade ensemble dans les ruelles sombres. Silencieusement, ils se rapprochèrent d’une misérable auberge encore ouverte à cette heure tardive. Helenor savait qu’il mentait. Elle n’était pas éduquée mais avait entendu pleins d’histoires ces dernières années sur les Cavaliers d’Huel, dont les grandes lignées disparaissaient. Ce « Darion », si c'était là son vrai nom, en était un, et il souhaitait le cacher. Son épée valait quant à elle une petite fortune sur le marché noir. Maitre cavalier ou non, ce soir, elle allait s’approprier cette arme. Ils s’arrêtèrent sous le porche de la petite auberge faiblement éclairée. La jeune femme y entra pour demander une chambre de libre pour son nouvel ami.

  • La tenancière est absente. Essayons de vous trouver une chambre de libre. dit-elle doucement, un sourire au coin des lèvres.

 Dandarion commença à se douter de quelque chose. Ou avait-il trop bu dans la soirée pour se faire des idées ? Il ne répondit pas. Grâce à elle, il ne s’était pas perdu dans la cité, lui évitant ainsi des mauvaises rencontres nocturnes. Accessoirement, elle était d’agréable compagnie, pour un homme n'ayant pas cotoyer de femmes depuis des jours. Il était soulagé de dormir bientôt. Son esprit vascillait par l'alcool et les questions incessantes d'Helenor. Il monta les escaliers, la suivant à l’étage de l’auberge où quelques chambres aux portes en bois semblaient déjà occupées. Helenor s’arrêta au bout du couloir, devant une chambre à la porte ouverte, soigneusement rangée et dont une fenêtre offrait une vue sur l’immensité d’Angèbre.

  • Cela vous convient-il ? À cette heure-ci, il devient compliqué de trouver un endroit plus salubre. dit-elle d’un ton modeste en guettant la silhouette de Dandarion plantée dans l’obscurité.

Ce dernier inspecta rapidement la chambre du coin de l'oeil, sans trahir le fait qu'il trouvait cet endroit miteux et peu confortable, mais c'était toujours mieux que de dormir sous un arbre en pleine nature.

  • C’est parfait, Helenor. Je n’en demandais pas tant, merci. répondit-il. C’est le moment de...

Il eut à peine le temps de finir sa phrase qu’Helenor s’était rapprochée de lui, ses lèvres à quelques centimètres des siennes. Il n’osa plus bouger, se sentant piégé par cette intimité si soudaine. Elle se rapprocha d’avantage jusqu’à ce qu’il sente son torse collé à la poitrine ferme de la jeune femme. Sa respiration s’emballa. Elle ne disait rien, mais il la voyait sourire dans la pénombre. Elle caressa de ses fines mains la nuque du jeune homme, faisant glisser ses doigts dans ses cheveux humides et emmêlés. Il était pris au dépourvu par cette audace. Il tenta de se dégager mais se résolu à se laisser faire, sans broncher, car la fatigue et l'alcool étaient bien trop pesantes pour feinter la résistance.

Se mettant sur la pointe des pieds, Helenor l’embrassa passionnément dans son étreinte, jouant du bout de sa langue sur les lèvres glacées de Dandarion. Elle les mordillait doucement, sans douleur. Il respirait à peine, son sang bouillonnait dans ses veines et tapait dans ses tempes. Il appréciait la dextérité de la jeune femme, qui descendait lentement ses mains de sa nuque vers son ventre, puis son bas ventre. Son estomac se noua sous le désir sauvage que cela lui procurait. "Maudites soient les femmes qui jouent de leurs charmes ainsi" pensa-t-il. A leur tour, ses mains enlacèrent la cambrure de la jeune femme, mais celle-ci s’arrêta brusquement, et se détacha de lui en s’essuyant la bouche. Ce long baiser fougueux laissa pantois Dandarion qui n’eut pas le temps de réaliser ce qui venait de se produire. Un voile noir commença à couvrir sa vue, laissant l’excitation s’atténuer dans ses veines. Il reconnu dans sa bouche le goût amer de la Belladone, cette plante qu’on donne aux soldats blessés lors des batailles pour les endormir et diminuer la douleur des blessures. Il sentit le sol tanguer sous lui. Le besoin de s'allonger se fit urgent. Il cherchait Helenor du regard, mais impossible de rester debout sans chanceler. Il essaya maladroitement de rejoindre le lit à quelques pas de là. Helenor l’aida à marcher jusqu’à la couche. Il s’écroula de tout son long, dévisageant avec affolement la jeune femme qui venait de l’empoisonner. Il ne pouvait plus parler. Sa langue engourdie le privant de la moindre parole. Helenor se pencha sur lui, un rictus au coin des lèvres, et l’embrassa une dernière fois.

  • Bonne nuit Cavalier d'Huel… lui susurra-t-elle à l’oreille.

Et la jeune femme disparue aussitôt de la chambre. Dandarion ne voyait plus rien, il luttait pour ne pas s’endormir, mais trop tard. Il ne pouvait rien faire d’autre que de tomber de sommeil. Et à ce moment il aperçu, les paupières à demi closes, dans le coin de la chambre, une forme se dessiner. C’est curieux, il aurait cru voir un cerf le fixer dans l’obscurité.

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