Chapitre 68

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Ils repartirent le lendemain, traçant leur route droit à travers la forêt. Celle-ci était humide, fanée, encombrée d'odeurs de pluie. Des cloches sonnaient encore dans le lointain. Alban menait la marche ; derrière lui venait le garçon muet, ou plus exactement, au bout d'à peine une heure, derrière lui trottait la licorne qui portait le garçon muet sur son dos. Le chat noir, telle une petite boule d'énergie, bondissait dans les feuilles mortes et galopait entre leurs pas. Iluth avait vu juste ; lui aussi était perdu, et lui aussi avait trouvé en eux quelque chose qui valait la peine d'être suivi.

Alban ruminait sans mot dire. Avec ces compagnons imprévus, de vieilles angoisses ressurgissaient en lui. D'anciens souvenirs lui rongeaient les os. Rien ne lui allait mieux que la solitude ; il le savait depuis bien longtemps.

Ils s'arrêtèrent lorsque le dernier son de cloche s'évanouit. Un étang sombre et nu leur barrait la route et Iluth avait fait tout un foin pour qu'ils y fassent escale.

– Palsambleu, Alban, ce misérable gosse est en train de me pourrir les naseaux ! Il faut lui faire prendre un bain, je t'en prie.

L'homme cacha soigneusement son soulagement à l'idée de pouvoir délasser ses épaules de tous ses paquetages. Il s'arrêta, déchargea sa carcasse meurtrie et camoufla comme il le put ses tressaillements de douleur. Mais il vit bien qu'Iluth les avait remarqués. Rien n'échappait à l'œil de cette satanée licorne. De tels efforts risquaient de rouvrir ses blessures, ils le savaient tous deux ; mais elle le laissait prendre ses propres risques. Il l'appréciait pour cela. Elle passait son temps à grogner, mais ne lui imposait rien ; et surtout, jamais une once de pitié n'apparaissait dans ses yeux. C'était l'une de ses – très rares – qualités.

– Et toi, benêt de chasseur, tu es presque aussi crasseux que lui, alors tu vas me faire le plaisir de t'y tremper au moins jusqu'à la taille.

Elle jouait à merveille son rôle de mégère. Il fixa l'eau noire et silencieuse, la berge pleine d'herbes et de feuilles mortes, puis déboucla ses ceintures.

– Et toi alors, la bougresse ?

– Je t'en prie, les licornes sont parfaites. La crasse n'atteint pas ma sainte…

– À d'autres ! Je ne crois plus à tes sottises.

– Attrape le petit, il est en train de se faire la malle. Ou laisse-le se perdre à nouveau, nous serons plus tranquilles sans lui.

Déjà presque nu, Alban poussa un chapelet de jurons et se mit à courir, abandonnant ses chausses et ses bottes derrière lui. Il revint un instant plus tard, le gamin gesticulant sur son épaule comme un sac de rutabagas.

– Chiure ! Je déteste les drôlets. Écoute, stupide gosse, tu vas te calmer et… pourrais-tu cesser de me mettre le doigt dans l'œil une seconde ? Tu vas te déshabiller, nous allons faire connaissance avec l'étang là-bas et madame cessera de nous faire chier avec ses naseaux délicats !

Iluth étouffa un ricanement lorsqu'il tenta de déshabiller l'enfant.

– Laisse-lui ses nippes, bougre ! Peu importe qu'il les garde ou non.

– Non, éructa l'homme de plus en plus agacé, parce que s'il est trempé dans ses habits sales, l'odeur sera pire et il risque d'attraper la mort en prime.

Attraper la mort. Cette étrange expression plongea la succube dans un état méditatif, pour le moins inhabituel. C'était Alban lui-même qui avait attrapé la mort, non le petit garçon. Elle lui collait aux basques sous la forme d'une licorne. Et contre toute attente, cette pensée ne réjouit pas Iluth. La presque agonie de son compagnon était encore trop vive dans son esprit. Elle rendait ses émotions floues et incompréhensibles.

– Ah, va au Dia… va barboter tout seul, lança finalement le chasseur en jetant à l'eau l'enfant encore à moitié habillé.

Il remonta ses braies sur ses jambes, les noua en une sorte de sous-vêtement qui ne laissait pas grand-chose à l'imagination d'Iluth, puis s'avança également dans l'étang.

– Oh, bon sang, elle est gelée. Il faut vraiment être fou.

La licorne se reput de son dos large, encore emmailloté de tissu et auréolé de vin, et du reste de son corps presque entièrement nu.

– Pourquoi n'enlèves-tu pas tes braies aussi ? suggéra-t-elle en jouant de son insolence.

Le chasseur lui répondit par la levée d'une main et d'un doigt en particulier, tourné vers elle.

– Goujat.

L'homme prit une grande inspiration et se laissa glisser dans l'eau jusqu'à la taille ; il attrapa l'enfant, occupé à pleurnicher en claquant des dents, avant de se mettre à le frictionner sans aucun égard.

– Se baigner dans une mare à la Noël… Je sais que le temps est doux ici, mais tout de même. Tu auras notre mort sur la conscience, maudite ribaude !

– J'aurai la tienne de toute manière, murmura Iluth pour elle seule.

Son sourire s'évanouit, sans qu'elle parvienne à le retenir ; mais la scène cocasse le lui redonna vite. Alban, à moitié noyé, tentait de réchauffer le gamin sans lui mettre de gifles, alors que celui-ci poussait des cris d'orfraie en le couvrant d'éclaboussures.

– Allez, qu'on en finisse avec ce cirque, crachota Alban.

Il attrapa l'enfant à bras-le-corps, puis le jeta sur la berge avec la même force et le même manque d'égard que lorsqu'il avait sauvé Iluth sous le pont.

– Maintenant, saloperie de chiourme, tu la boucles et tu m'écoutes. Que tu sois mort ou vif, habillé ou nu comme une chenille, tu te tais et tu nous suis jusqu'à ce qu'on te refourgue à la première bonne femme qui passe ! Et elle a intérêt à vouloir de toi, parce qu'elle t'aura de gré ou de force !

Alban avait l'air si terrible, son effrayant visage tout entier habité par la colère, que l'enfant se tut immédiatement.

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