Partie 2

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Un picotement sur ma joue me réveilla. Je grognai et chassai, d’un coup de main, ce qui me gênait. Quoi que ce fut, le geste ne lui plut guère et les représailles fusèrent : une vive douleur s’étendit sur mon front et disparut aussitôt. J’ouvris les yeux. Au-dessus de moi, le visage du prince se tordait de colère. Les sourcils froncés, il me fixait comme s’il s’agissait de la chose la plus immonde qu’il eut vue. Je m’apprêtais à lui faire part des pensées que son comportement m’inspiraient, mais il coinça son majeur avec son pouce et relâcha aussitôt sur mon front. Son ongle s’enfonça dans ma peau et m’arracha une plainte :

— Aïe ! Mais ça va pas !

Pour toute réponse, Liam haussa un sourcil et recommença. Je grognai et tentai de me mettre debout. Mes épaules s’élevèrent de quelques centimètres au-dessus du sol et retombèrent lourdement tandis que le prince me repoussait d’une main puissante. De ses yeux jade, il m’intima de ne pas bouger. L’insubordination laissa place à l’inquiétude. Était-ce si grave que cela ? Je sentis une douleur cuisante dans mon dos, mais rien que je n’eus déjà supporté en tombant de la jument à Bartohl. Je décidai d’obéir et pivotai la tête de côté.

Milo grattait le sol pour dénicher quelque brin d’herbe à mâcher. La sorcière, quant à elle, gisait contre un arbre, inerte, les mains attachées dans le dos. La distance entre nous m’empêchait de voir si elle respirait ou non. J’eus peur de ce qui avait pu se passer pendant mon évanouissement.

Et s’il l’avait tuée ?

— Elle vit, dit Liam, comme s’il lisait dans mes pensées.

Je le regardai à nouveau. Venait-il de se justifier ? Mon opinion sur sa personne semblait plus importante pour lui que je ne l’imaginais. Peut-être pourrai-je me servir de cela plus tard…

— Qu’a-t-elle fait ? demandai-je sans le quitter des yeux.

Liam déglutit et détourna le regard. Il fixa quelques secondes la prisonnière et jeta sur le côté les feuilles qu’il tenait dans la main.

— C’est une sorcière.

Je restai muette, incapable de répondre à cela. L’indignation hurlait en moi, mais aucun mot ne sortit de ma bouche.

Il n’a rien contre elle.

Je grimaçai, dégoûtée. Le mouvement tira sur ma joue et réveilla le picotement douloureux ainsi que le souvenir de la lance qui mordait ma peau. Je frissonnai et levai la main pour effleurer la croûte qui avait due se former. Le prince fut plus rapide. Il referma ses doigts sur mon poignet et repoussa mon bras.

— Ne touche pas, ordonna-t-il. J’ai fait ce que j’ai pu pour le moment. Tu iras voir un médecin en rentrant au château.

Je hochai la tête docilement. Que pouvais-je faire d’autre ? Ses conseils sonnaient comme des commandements qu’il ne valait mieux pas transgresser. Mon obéissance le bouleversa. Il fronça les sourcils, mais ne fit aucun commentaire. Le reste du groupe approchait dans un grondement menaçant. Liam me lança un dernier avertissement des yeux et se leva, prêt à donner ses nouveaux ordres à ses hommes.

La jument baie apparut la première. Le pas tranquille, elle évita un tronc et s’arrêta près de Milo. Jordan bondit à terre et s’agenouilla près de moi. Il posa une main chaude sur mon front. Ses doigts tremblaient.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il au prince.

— Elle est tombée.

— Eve !

Le cri déchira le calme de la forêt. Dans un grand bruit, Soane se laissa glisser sur la croupe de sa monture, s’étala par terre de tout son long et se précipita à mes côtés, à demi-levé. Il écarta Jordan sans ménagement et posa ses mains sur mes épaules. De petites larmes perlaient aux bords de ses yeux. D’un doigt, il suivit la courbe de la plaie sur ma joue sans la toucher. Lui aussi avait les doigts qui tremblaient.

— Ça va, le rassurai-je tout bas.

La princesse Natalie nous rejoignit. Elle se pencha au-dessus de l’épaule de Soane et m’inspecta d’un œil critique. Jugement rendu, elle haussa un sourcil et esquissa un léger sourire. La satisfaction qui brillait dans son regard ne me plaisait guère. Ses gestes à l’égard de mon frère dégageaient une possessivité maladive qui réveillait en moi de la jalousie. Je restais persuadée que mon malheur lui faisait plaisir. Je ne lui en voulais même pas ! Je me sentais moi-même capable d’en faire autant à sa place.

Finalement, elle reporta son attention sur la sorcière sans faire de commentaire. Cette dernière s’était assise et nous fixait sans nous voir vraiment. Le vide au fond de son regard me fit frissonner. Elle avait déjà renoncé et acceptait son sort : elle ne pouvait plus leur échapper.

— Aide-moi à me relever.

Je tendis le bras à mon frère. Il l’attrapa et tira doucement. Le prince Liam lui-même soutint mon dos d’une main et profita de notre proximité pour chuchoter à mon oreille :

— Je n’allais pas la tuer.

Je le fixai sans répondre et me réfugiai dans les bras de Soane. Il m’avait tant manqué ! Nous avions passé vingt ans de notre vie ensemble, sans jamais nous quitter bien longtemps. Même lorsque nous nous disputions et cessions de nous adresser la parole pendant plusieurs heures, voire jours, nous ne quittions pas le château. Ainsi, nous restions toujours plus ou moins l’un avec l’autre.

Je rêvais souvent d’une vie loin de Soane et Bartohl, du calme que ce devait être… Parfois, je m’imaginais ce qu’aurait pu être ma vie si ma mère m’avait gardée avec elle… Mais une séparation aussi brutale ! Cela avait été un vrai cauchemar ! Je regrettai amèrement cette distance entre nous et l’absence de Bartohl laissait un vide au fond de mon cœur.

— Soane…

Répondant à mon appel, mon frère resserra son étreinte. J’appréciai la force de ses bras. Un sentiment de sécurité m’envahit. Depuis la veille, j’osai enfin me détendre vraiment. Je sentis les larmes poindre, mais la réalité me ramena à la raison. Jordan me fixait, les yeux plissés et les bras croisés sur le torse. Liam indiquait aux gardes ce qu’il fallait faire de la sorcière. Elle-même regardait tour à tour le prince et la princesse. Natalie sondait la prisonnière en retour avec une curiosité non-feinte.

Mes mains se crispèrent dans le dos de Soane. Je profitai de notre proximité pour lui faire part de mes craintes, aussi bas que je le pus :

— Ca ne va pas.

— De quoi tu parles ?

— Regarde-les, implorai-je en lâchant prise pour qu’il puisse se tourner. Ils sont tous réunis. Le prince, la princesse, la sorcière et le chevalier.

— Et alors ?

— C’est que le début de l’histoire !

Soane me fixa, la mine grave. Une tempête semblait faire rage au fond de son regard sombre. Je devinai de la peur dans le frissonnement léger de ses lèvres et de l’incompréhension dans ses sourcils froncés. Puis il comprit et sa mine s’assombrit encore. Il devenait sérieux.

— Ce n’est pas normal, marmonna-t-il.

— C’est pour ça que nous sommes là, ajoutai-je.

Il sourit sans émotion et prit ma main. La chaleur de ses doigts me réconforta. J’avais compris tout ceci depuis longtemps, mais ce n’était qu’en le disant à haute voix que le véritable sens de cette aventure me retombait dessus. Je prenais conscience de notre rôle dans cette histoire et la responsabilité qui pesait sur nos épaules. Si nous échouions, qu’adviendrait-il de tous ces gens ?

— Que devons-nous faire ? demandai-je du bout des lèvres.

Je savais qu’il ne pourrait pas répondre. Il était aussi perdu que moi.

Maudit soit Bartohl !

Pourquoi avait-il fallu qu’il nous précipite ici-bas sans explication ni préparation ? Je savais qu’il ne pensait pas à mal. Il le cachait bien pour qui ne le connaissait pas, mais en vingt ans, j’avais fini par deviner le cœur sous la carapace. Soane et moi, nous l’aimions comme un père et, comme un père, il nous aimait également. Il n’aurait pas pu nous jeter dans cette histoire s’il y avait le moindre risque. Il nous protégerait quoi qu’il arrive.

Un picotement sur ma joue brisa mes convictions. Si je me trompais, qu’adviendrait-il de nous ?

— J’ai peut-être une idée, répondit Soane.

Je le regardai, bouche-bée. Les mots se bloquèrent dans ma gorge. Que voyait-il que je ne saisissais pas ? Il venait seulement d’arriver et la solution lui paraissait si évidente ! Qu’avais-je loupé ?

Je suivis son regard. Il fixait la sorcière recroquevillée contre l’arbre. Inconsciemment, il mordillait sa lèvre inférieur, signe que l’idée germait dans son esprit et qu’il calculait le meilleur moyen pour la mettre à exécution.

La sorcière ? Que veut-il faire ?

Je pinçai le pouce et le majeur puis envoyai une pichenette sur sa joue.

— Aïe ! se plaignit-il en tournant vivement la tête.

Un sourcil haussé, je constatai que le prince n’avait pas tort. C’était drôlement efficace ! Une marque rouge commençait déjà à apparaître sur sa peau si blanche. Soane massa délicatement la zone sensible pour apaiser la douleur tout en m’interrogeant du regard. S’il n’avait pas l’habitude de ce genre d’attaque, il comprenait que j’essayais d’attirer son attention. Il grimaçait pour le moment, mais il admettrait vite qu’il préférait cela aux pincements et autres coups que nous échangions depuis nos six ans.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ? lui demandai-je en croisant les bras sur le ventre.

Il me connaissait assez pour savoir que je n’abandonnerais pas si facilement. Peu m’importait que son plan ne fut qu’une ébauche, je voulais tout savoir ! Au fond de moi, l’inquiétude prenait le pas sur la curiosité. Soane avait le chic pour faire n’importe quoi, sans réfléchir.

— Ils vont tuer la sorcière, commença-t-il.

— Certainement.

— Ils n’ont aucune preuve ! s’emporta-t-il.

— Crie plus fort, voyons ! Et comment tu sais ça ?

— Nata-…

— Peu importe ! le coupai-je, une pointe de jalousie au fond du cœur à l’entendre utiliser son prénom. Les sorcières sont exécutées. On n’y peut rien.

— On est là pour quoi ?

— Améliorer une mauvaise histoire pour qu’elle ait une fin ? Quel rapport ?

— Tu trouves ça bien, toi, qu’une innocente se fasse tuer dès les premières pages ? Il faut la sauver !

— T’es complètement fou… protestai-je, sans grande conviction.

Soane avait raison. Seulement, je m’effrayais de ce que cela impliquait. Empêcher l’exécution paraissait impossible. Échapper aux gardes par la suite, également. À quel prix aiderait-il la sorcière ? Et si elle n’était pas innocente ? Après tout, nous n’avions ni preuve pour l’inculper ni pour la disculper…. Et nous ne connaissions rien à l’origine de cette chasse à l’homme ! Peut-être était-elle une meurtrière ? Ou la victime parfaite…

Mes yeux rencontrèrent ceux de la sorcière. À nouveau, je fus perturbée par le vide qui y régnait, par l’abandon.

Soane a raison.

— Il nous faut un plan, déclarai-je finalement.

Mon frère sourit et prit ma main. Il tressaillait de joie à l’idée d’avoir mon approbation. Cependant, il redevint vite sérieux à mesure que Natalie approchait.

Avec ses bottes d’équitation, elle faisait la même taille que Soane. Ses cuisses minces étaient serrées dans son pantalon et sa veste de chasse cintrée faisait ressortir sa taille de guêpe et sa poitrine généreuse. Ses longs cheveux bruns, tenus sur le haut de son crâne par un ruban or, retombaient sur ses épaules comme une cascade ondulante de chocolat. Je me demandai comment une si petite tête pouvait porter une telle épaisseur et, surtout, comment Soane avait fait pour chevaucher le visage dans une chevelure pareille !

Son nez retroussé frémissait sous l’amusement, ses lèvres charnues se tordaient sous la moindre émotion et ses petits yeux cachaient, derrière de beaux iris noisette, une lueur que je n’arrivais pas à identifier. Tout son être dégageait une confiance aveugle et une beauté époustouflante.

Ses sourcils se tordirent avec grâce quand son regard passa sur nos mains entrelacées. Pas un seul pli ne vint déformer sa peau de pêche. Je devinai un contrôle minutieux des mouvements de ses lèvres quand elle se mit à parler. Habilement, elle tentait de dissimuler le chevauchement léger de quelques unes de ses dents.

— Soane, mon petit, essaierais-tu de m’échapper ? demanda-t-elle, une menace subtile dans sa voix grave et sensuelle.

— Bien sûr que non, répondit-il en s’inclinant.

Il lâcha ma main pour attraper les doigts tendus de la princesse et approcher ses lèvres sans les toucher. Satisfaite, elle me lança un clin d’œil victorieux et entraîna mon frère près de sa monture. Une bouffée de jalousie remonta le long de ma gorge et irradia mes joues. Je serrai les poings pour contenir ma colère. Elle n’attendait que cela : le moment où je ne me contrôlerais plus. Ainsi pourrait-elle prouver à Soane qu’elle valait mieux que moi ; plus calme et réfléchie qu’une « gamine ». Du moins était-ce ce que je devinai dans son petit jeu.

— Elle ne le lâchera plus, dit Jordan en s’arrêtant à côté de moi.

Sous ses sourcils froncés, ses yeux sombres inspectaient mes mouvements. S’il décelait le moindre signe de faiblesse, ses muscles tendus réagiraient au quart de tour pour sauter à mon secours. Je souris à cette attention. Il me rappelait Bartohl, à surveiller de loin sans rien laisser paraître ; quoi qu’il était plus facile à deviner que mon père…

— Je vais bien.

Jordan fit la moue, peu convaincu et déçu d’avoir été découvert. Il attrapa mon coude et me tira en arrière pour laisser passer les gardes et la sorcière. Le prince suivait également. Il nous jeta un drôle de regard, mais ne s’occupa pas de nous. Je me retournai vers le palefrenier. Peut-être savait-il ce que nous allions faire ensuite ? Comme si des mots avaient été échangés entre Liam et lui, il souriait.

— Le prince m’a demandé de te ramener.

— Pardon ?

— Ne t’inquiète pas. Toi aussi, un jour, tu comprendras ce qu’il ordonne sans parler, s’amusa-t-il en me poussant vers la jument baie.

Je frissonnai à cette pensée. Il était hors de question que je reste assez longtemps dans ce pays pour réussir un tel exploit ! Ce qui sonnait comme une évidence pour Jordan, me laissait un arrière-goût de vilain cauchemar.

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