Sort démon chien

11 minutes de lecture

1% des humains sur Terre croient réellement en la magie

15% de ces convaincus s'y essayent vraiment.

50% des praticiens sont assez stupides pour tenter d'invoquer des démons.

100% réussissent.

______

– Grubarak ! Je t'invoque ! lança Henri à haute et intelligible voix.

– Grobarak ! Je m'appelle Grobarak ! Espèce de crétin ! s'écria la forme désincarnée et éthérée du démon.

En vain. Le sorcier de troisième zone qui avait dégoté l'incantation qui sortirait Grobarak de son état ne pouvait pas l'entendre étant donné la distance mystique qui les séparait. Un caprice du destin avait voulu que notre brave démon soit suffisamment proche de la réalité d'Henri pour comprendre ce que ce dernier était en train de faire, tout en lui offrant la cruelle vision de son incompétence.

– Mais d'où est-ce qu'il sort, cet imbécile ?! se répéta Grobarak alors qu'il observait l'apprenti démoniste lorgner sur son grimoire à la recherche de l'explication de son échec.

Faisant les cents pas, au sens médiumnique du terme, dans le cercle formé par le pentagramme où il était censé franchir les limites du réel –un jour peut-être– le démon aperçut un chien entrant dans la pièce en se dirigeant droit vers lui, ou plutôt vers le poulet égorgé doctement sacrifié durant le cérémonial du sorcier. Un chien ? Le dictionnaire ne s'y serait pas trompé, mais Grobarak n'était pas dupe. Les chiens ne peuvent pas être aussi moches. La truffe de celui-ci disparaissait derrière des plis de peau à poils ras où se perdaient également ses yeux, de telle sorte qu'on eut pensé que la gueule de l'animal était télescopique, mais constamment en position repliée. Les deux tiers de la masse du monstre étaient localisés dans la tête et les pattes avant, son arrière-train étant tout maigre avec des pattes improbables. Grobarak s'imaginait les efforts de la bête pour préserver son équilibre et éviter de basculer en avant à chaque fois qu'il penchait la tête. La seule qualité remarquable qu'il possédait était sa petite taille qui permettait de s'en débarrasser aisément d'un bon coup de pied.

Pourtant c'est avec une certaine crainte que Grobarak observa le truc à quatre pattes dans le pentagramme, en train de lécher le sang du poulet, tandis que l'humain avait recommencé son incantation sans se rendre compte du problème.

– Arrête, imbécile ! Crétin ! Blaireau ! Enfoiré de sorcier ! hurla la créature d'outre-monde sans que cela ait le moindre effet sur Henri.

– Grobarak ! Je t'invoque ! termina ce dernier.

– Noooooonnnnnnn ! hurla l'invoqué.

Un phénomène lumineux surnaturel, sorte de vapeur grisâtre animée de points colorés se contorsionnant vainement pour échapper à son sort, pénétra la bouche du chien qui n'émit aucune protestation notable. Lorsque le phénomène eut complètement disparu, l'animal gueula :

– Saloperie de merde ! Tu aurais pu faire gaffe, espèce d'incompétent !

Henri Martel, jeune artiste peintre, tendance looser, assez désespéré pour croire à la magie, ouvrit de grands yeux :

– Typhus ? demanda-t-il timidement.

– Typhus ? Typhus ? Tu as appelé ton chien Typhus ? vociféra l'animal dont l'absence d'expression faciale visible jurait avec le ton employé.

– Heu...

– Je le crois pas ! Mais bon sang, quel crétin ? ! Non, c'est pas Typhus. Tu crois tout de même pas que ton chien s'est mis à parler suite à l'invocation d'un démon, non ? !

– Ben...

– Ben non ! Qui veux-tu que ça soit, merde ? !

– Grobarak ?

– Mon Diable, il a été touché par la raison ! Évidemment, gros nul ! Et tu m'as invoqué dans le corps de ce chien débile !

– Mais...

– Mais quoi, ducon ? On t'a jamais dit qu'il faut rien laisser traîner dans un pentagramme d'invocation ? Et surtout pas un étron sur pattes !

Henri semblait décontenancé plus que véritablement effrayé par la colère de son hôte. Avant que le démon en costume de Typhus ne poursuive son monologue exaspérant, il intervint :

– Donc j'ai réussi. Je t'ai invoqué Grobarak ? !

– Réussi ?... Mouais.

Le jeune homme se mit à rire de bon cœur avant de déclarer fièrement :

– Je suis un véritable sorcier !

– Faut voir. Ça casse pas quatre pattes à un Goniol. T'as vu de quoi j'ai l'air ? !

– Tais-toi, Grobarak, je te l'ordonne. Je suis ton maître ! répliqua Henri dans une attitude hautaine avec autorité.

– Ta gueule ! fit le clébard. Tu t'crois où minus ? !

La bête faisait le tour des limites intérieures du pentagramme à la recherche d'une faille, devant un Henri déconcerté. L'apprenti sorcier feuilleta à nouveau son grimoire.

– Mais cherche pas, nigaud ! T'y connais rien ! lâcha le chien.

– J'en sais assez pour savoir que tu es à mon service ! répliqua Henri.

– Ah ouais ? ! Et même si c'était le cas, tu peux me dire quel genre de service je vais bien pouvoir te rendre sous la forme d'un sac à puce handicapé physique ? !

– Si, si, tu dois m'obéir, insista l'humain. Et tu vas commencer par m'appeler maître !

– Va te faire mettre !

Le dialogue qui suivit ne fut pas des plus constructifs. Henri arriva rapidement à la conclusion qu'il ne tirerait rien de ce démon acariâtre et vulgaire qui avait investi son pauvre Typhus. Mais comment s'en débarrasser ? Il avait déjà vu l'Exorciste au moins trois fois, mais trouver un prêtre acceptant de pratiquer l'exorcisme sur son toutou lui paraissait bien plus ardu que l'exorcisme en lui-même. Tout à ses pensées, il fallut qu'on frappât encore plus violemment sur sa porte une quatrième fois pour qu'il s'en rende enfin compte. Il quitta son salon et se rendit à l'entrée. Il entrouvrit le battant pour constater qu'un voisin à l'air furibond le toisait.

– C'est quoi c'bordel ? ! vociféra-t-il. Ça n'arrête pas de jacasser dans votre appartement.

– Oui, oui, excusez-moi monsieur Girodeau, mais je n'arrive pas à faire taire mon... chien.

Le voisin arqua un sourcil d'étonnement.

– Votre chien ? Mais ce n'est pas un chien qu'on entend là.

– Oui, enfin non, en effet. Je voulais dire, mon perroquet, il ne s'entend pas du tout avec mon chien.

– Perroquet toi-même, hé, trouduc' ! lança une voix lointaine derrière Henri.

– Pas très poli votre volatile, dit monsieur Girodeau avec un sourire en coin.

Henri ne savait plus où se mettre. La sueur coulait sur son crâne et il dut se forcer à afficher une tentative de sourire aimable qui ressemblait finalement à une grimace de douleur.

– Écoutez, je m'en occupe monsieur Girodeau. Vous n'aurez plus à vous en plaindre d'ici quelques minutes. Ok ?

– Y'a intérêt ! conclut son interlocuteur en reprenant une mine plus sévère.

Henri ferma vivement la porte et se mit dos à elle en s'essuyant le front du revers de la manche.

– Et tu comptes t'y prendre comment, ducon ? claironna l'hôte de Typhus.

Le jeune peintre se décolla de la porte et revint dans son salon d'un pas décidé.

– Écoute, Grobarak, soit gentil, s'il te plaît. Tu peux pas la mettre en veilleuse ?

Poussant un rire à mi lieu entre la toux et l'aboiement enroué, le chien rétorqua :

– Gentil ? Moi, gentil ? Hé, patate, je suis un démon. Tu piges ? Je suis tout sauf gentil !

Les muscles tendus par la colère, Henri se précipita vers l'angle de la pièce où il rangeait son balai, l'empoigna avec ses deux mains, brosse en avant et s'approcha du pentagramme d'un air menaçant. Le chien parut s'exciter un peu à la vue de l'arme.

– Hé, Henri. Calmos, gars. Molo, hein ?

Mais le jeune homme ne répondit pas, il abattit violemment la brosse du balai au milieu du pentagramme, ce que Typhus évita sans trop de mal.

– T'énerves pas bonhomme, y'a sûrement moyen de s'arranger.

Le balai frappa le sol une seconde fois sans succès, excepté pour les voisins du dessous.

– Hé non, stop, pouce, je joue plus là, se plaignit le « canidémon ». J'te propose un deal, merde, arrête.

Balai brandi, Henri observa l'animal :

– Quel deal ? !

– Non, mais franchement, gars, écoute : moi je suis une créature surnaturelle qui a besoin d'espace et d'air. Ça fait une heure que je suis dans le cercle de confinement. Alors merde quoi, laisse-moi sortir et j'accomplirai n'importe lequel de tes désirs. Après, on est quitte et j'me barre, promis sur la tête de ton clebs.

– C'est maintenant que tu dis ça ?

– Ben... Faut dire qu'avant tu ne menaçais pas de rendre ton chien encore plus moche qu'il ne l'est tout en ayant l'air de faire le ménage.

– Et comment je pourrais te croire ?

– Heu... Ça je sais pas. T'avais quand même l'air beaucoup plus naïf tout à l'heure. Tu pourrais recommencer ?

– Tu te moques de moi, saloperie ! cria Henri s'apprêtant à donner un nouveau coup.

– Jamais d'un sorcier maniant aussi bien le balai, juré ! répliqua le chien tranquillement.

L'artiste se figea dans son geste.

– N'importe quel vœu ?

– Tu peux me faire confiance.

– Non justement, se plaignit Henri. D'ailleurs, qu'est-ce qui me prouve que tu tiendras parole ?

– Parce que c'est une des grandes lois de l'univers, banane. Les démons sont tenus de tenir parole lorsqu'un contrat est établi. Tout au plus a-t-on le droit de l'interpréter comme ça nous arrange mais pour toi je ferai une exception, tu m'as l'air vachement plus sympathique avec ce balai.

L'artiste peintre reposa sa brosse au sol et s'appuya sur le manche. Les yeux mi-clos, il louchait sur le démon dont les tentatives pour sourire semblaient indiquer qu'il allait déféquer un étron plus gros que lui. Henri n'était pas dupe, même s'il était au moins aussi con que l'outil qu'il avait dans les mains. Il savait que Grobarak se jouerait de lui à un moment ou à un autre. C'est alors qu'il lui vint une idée.

– Comment fait-on pour formaliser le contrat ?

– Oh, ça ? Trois fois rien l'ami. Une goutte de ton sang et on se serre la pince. Ça suffira pour un deal aussi simple.

– Je veux un contrat écrit, contra l'homme.

– Déconne pas mec. Tu vas pas laisser un litre de sang sur un papier pourri pour une babiole comme ça. Hé, j'en signe tous les siècles des contrats informels, j'te jure, faut pas s'prendre la tête.

– Bon, entendu. Je te libère et tu exauces mon vœu ? D'accord ?

– Ouais, ouais. Tout comme t’as dit. Amène ta paluche qu'on scelle ça comme il faut.

Henri s'exécuta après s'être accroupi mais le chien eut beau s'acharner sur son doigt avec griffes et dents, il ne parvint pas à en soutirer la moindre goutte de sang.

– Mais c'est pas vrai d'voir un clebs pareil ! Pas d'dents et pas d'griffes ! grogna Grobarak.

Henri haussa les épaules, se retira, alla chercher un cutter dont il se servit pour s'entailler le doigt et se présenta à nouveau devant son animal domestique. Il serra la patte de l'animal, manquant de peu le déséquilibrer, puis attendit.

– C'est bon, gars, lâche-moi la pince !

– Mais... Il n'y a pas de formule quelconque ?

– T'es vraiment un gros naze toi, s'esclaffa le démon. C'est bon, contrat scellé. Y'a que les grands sorciers qui ont le sens de la formule pour ce genre de chose, mais c'est du tape à l’œil. En général, comme on les regarde faire, c'est plus marrant pour les spectateurs. Mais toi, si tu veux, t'es un peu un bouseux et personne ne nous voit, alors on va pas faire des fioritures ! Sors-moi d'là maintenant !

Henri serra les dents pour ne pas émettre une remarque cinglante. Il retira la main, se suça le doigt ensanglanté et se redressa en brandissant à nouveau son balai.

– Je te préviens, Grobarak. Si tu fais mine de te barrer, je t'aplatis.

– Ça roule, Raoul. Allez, casse-moi ce cercle de confinement.

Le jeune homme abattit la brosse du balai sur le bord du tracé réalisé à la craie et, d'un coup sec, la fit glisser dessus, effaçant en partie les lignes du cercle. Sitôt après, le démon en forme de Typhus commença à se balader dans la pièce.

– Ah, tu peux pas savoir le bien que ça fait... Enfin, tout est relatif car ton chien marche aussi mal qu'il est moche.

– Stop ! Accomplis mon souhait maintenant !

Grobarak se présenta devant l'apprenti sorcier.

– Ok. C'est quoi ton vœu ?

Pris de court et ne doutant pas de la capacité de la créature à pervertir ses instructions, il répondit :

– Oui, un petit instant. Laisse-moi réfléchir.

– Te laisser réfléchir ? Ok, c'est fait. Vœu accompli, contrat terminé. Salut mec.

Une sorte de hurlement de rage sauvage et barbare couvrit le petit "oups" poussé par le chien au moment où Henri brandit à nouveau son arme et s'en servit avec l'intention manifeste d'aplatir son toutou. La course poursuite qui s'engagea traversa toutes les pièces de l'appartement, causant des ravages sur l'ensemble du mobilier. Heureusement que l'humain était relativement maladroit car la manœuvrabilité du chien n'aidait nullement le démon à se croire en sécurité. La fatigue aidant, Grobarak commit néanmoins une erreur et se retrouva truffe à poil avec la brosse du balai. Avec un déhanché qui n'appartient qu'aux golfeurs professionnels, ou aux sorciers doués dans l'usage de leur balai, Henri projeta son chien par la porte-fenêtre de son balcon restée malencontreusement ouverte. En passant un mètre au-dessus de la rambarde le chien s'écria :

– Je plaisantaaaiiiiiiiiis...

Sa voix se perdit dans la nuit et dans un concert de coups de frein et de klaxon qui débuta deux secondes plus tard.

______

Lors d'une audience préliminaire avec le juge, Henri Martel eut la chance que le carambolage qu'il avait involontairement provoqué ne lui soit pas imputé. En revanche il allait comparaître sous les chefs d'accusation d'homicide involontaire envers l'automobiliste qui reçut Typhus dans la tête après qu'il eut traversé son pare-brise, mais également de maltraitance envers les animaux et, en particulier, son chien qui mourut au même moment que le pauvre automobiliste. Sans le sou et peu désireux d'assurer sa propre défense, c'est aux bons soins d'un avocat commis d'office qu'Henri fut confié. Ce dernier le rencontra au centre de détention.

Dans l'isoloir, l'artiste peintre vit arriver un homme de plusieurs années son cadet, propre sur lui et engoncé dans un costume trois pièces très classique. L'avocat portait des lunettes noires. Il posa son attaché-case sur la table, l'ouvrit, fourragea à l'intérieur et en sortit une carte de visite qu'il tendit à son client. Henri s'en saisit sans la regarder.

– Si je dois vous défendre, commença l'homme de loi, il va falloir tout me dire sans rien omettre. Tout ce que vous direz dans cette pièce est sous le couvert du secret professionnel.

Au point où il en était, Henri s'était convaincu de raconter la stricte vérité, même si peu serait enclin à croire que l'on puisse réellement pousser un démon venu d’outre-monde à incarner son chien et le regretter au point de le balayer par la fenêtre, ça lui permettrait sans aucun doute de passer pour un fou. De toute façon, il songeait qu'il était probablement fou. Son chien avait-il seulement parlé ? Henri fit donc le récit complet de sa mésaventure à son avocat. Il crut déceler un sourire, de temps à autre, sur le visage de son interlocuteur. Sans doute un sourire crispé masquant une hilarité plus profonde, se disait-il.

– Bien, conclut l'avocat. Ça me va. Souhaitez-vous que j'assure votre défense ?

Henri était quelque peu troublé par la question. Il ne pensait pas avoir tellement le choix. Il fit donc oui de la tête. La carte de visite qu'il tournait et retournait entre ses mains arriva face visible. Son regard tomba dessus et ses yeux s'écarquillèrent de surprise.

– Ok, fit l'homme de loi. T'en fais pas mon pote ! T'es bien con mais j'vais m'occuper de toi. Après tout on a un contrat. J'viens remplir ma part, j'vais te défendre ! On va bien s'marrer. T'as toujours l'air aussi crétin...

Henri hurla un « non » interminable en lâchant la carte sur laquelle il était écrit : « Michael Grobarak, avocat d'Enfer ».

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Lendraste ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0