GRAVELINE Mercredi 27 AOUT 1997

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Il m’a finalement appelé la semaine dernière, comme promis, pour m’annoncer qu’il venait en France. Il me propose de le rejoindre. Si tu as envie me dit-il. Il veut écrire un reportage sur ces anglais qui traversent la Manche pour s’approvisionner en alcool, puis un autre sur la ville de Gravelines, située à une vingtaines de kilomètres de Calais. A part quelques rendez-vous, nous aurons trois jours rien que pour nous. Évidemment j’ai répondu oui. François a bougonné. Je devais partir en week-end avec lui, et, une fois encore, je l’abandonne. Il ne me reproche pas de le négliger, de le faire systématique passer après Paul, mais il déteste me voir au garde à vous, obéir au doigt et à l’œil, incapable, malgré toute mes bonnes résolutions, de dire non. Il me conseille de le laisser mariner, de ne pas être toujours disponible. Je l’entends mais ne l’écoute pas. Nous avons déjà si peu l’occasion de passer du temps ensemble… Et puis en ce moment c’est compliqué entre nous. Depuis mon retour de Lancaster.

En m’accompagnant à la gare, François me rappelle que, quoiqu’ il arrive, je peux compter sur lui.

—  Je te parie une bière que tu rentres encore en pleurant me dit il en m’embrassant.

Je parie quand à moi, que je reviens avec le sourire. Et je suis certaine de gagner : dans deux semaines je fête mon anniversaire, et Paul m’a promis d’être à mes côtés. Je le quitterai en sachant que je le revoie bientôt. Donc sans trop de peine.

S’il arrive... Son bateau a accosté depuis un moment. Toujours personne. Je fais les cent pas devant le débarcadère, impatiente. Je hais ces instants, entre l’excitation des retrouvailles et l’appréhension de ne pas le voir. Cela c’est déjà produit, une fois, et c’est assez pour que je m’angoisse. Et s’il n’était pas à bord ? S’il m’avait oublié ?

Je distingue enfin les premiers passagers qui sortent. J’ai le cœur qui bat, je m’énerve. Je déteste attendre. Je scrute la foule. Aussitôt je l’aperçois. Il est là. Je pousse un soupir, je suis soulagée. Je prends le temps de le détailler avant qu’il me voit. J’admire sa démarche énergique - il est systématiquement dans les premiers à sortir, à arriver, à démarrer, à partir – sa silhouette longiligne, un sac sur l’épaule, des rangers noirs aux pieds.

C’est mon homme. Je ressent comme un sentiment étrange de possession, et ce besoin d’affirmer haut et fort qu’il est à moi. A moi et à personne d’autre. Mais est-ce vraiment de l’amour ?

Il me remarque enfin, me fait signe et accélère le pas, pressé de me rejoindre.

Six semaines que nous ne nous sommes pas vus. C’est trop, beaucoup trop. Il a eu des obligations professionnelles, et de mon côté j’ai travaillé pour financer mes études. Et j’ai même trouvé une solution pour l’année prochaine. Eurostar recrute des agents de service commercial et sans le lui dire, j’ai postulé. Quitte à traverser la Manche régulièrement, autant être payé. Je ne sais pas encore qu’ils accepteront bientôt ma candidature mais que je ne vais finalement pas travailler pour eux.

Nous nous jetons dans les bras l’un de l’autre. Il m’embrasse à pleine bouche. Je gémis. Comme à chaque fois, le monde autour de nous disparaît. Il n’y a plus que lui. Je glisse mes mains sous sa chemise pour toucher sa peau. Je veux plus. Il gémit à son tour puis doucement s’écarte de moi. Il a toujours été, de nous deux, celui qui gardait le contrôle.

—  Viens, me dit-il. Et je le suis. J’ai perdu toute faculté à penser, à réfléchir, à analyser. Je le veux, lui, maintenant, tout de suite. Rien d’autre ne compte. Rien.

Il est allé chercher la voiture qu’il a loué, nous avons roulé jusqu’à l’hôtel en silence. Nous nous taisons. Avant de pouvoir discuter, il nous faut d’abord nous retrouver. Nos corps ont toujours parlé pour nous. Pour l’instant, seules nos mains se frôlent, en attendant plus.

Il a récupéré les clefs à la réception, a acquiescé lorsque le concierge nous a souhaité un bon séjour, en nous indiquant que nous étions à quelques minutes de marche des fameux six bourgeois et de l’hôtel de ville. Paul trouve le temps de lui demander une adresse pour un restaurant. Ils échangent quelques mots pendant que, derrière lui j’attends en silence. Il ne semble plus si pressé. Je prends mon mal en patience. Enfin. Il remercie le concierge et se tourne vers moi. Il sent mon agacement.

— Désolé d’être poli, me dit-il.

Je suis un peu énervé c’est vrai, je le reconnais. Après tout il n’a rien fait d’autres qu’échanger quelques mots aimables. Je tente de me raisonner. Je ne veux surtout pas gâcher notre week-end.

La porte de notre chambre fermée, nos retrouvailles reprennent un cours familier. Les sacs jetés par terre, les vêtements qu’on arrache, les chaussures qui volent, les chaussettes qu’on enlève en riant et en manquant de tomber, la peau qu’on caresse enfin, le mur froid contre lequel il me plaque, son sexe qui me pénètre. Je ferme les yeux pour mieux le sentir. Il me prend avec violence, ses coups de boutoir me font quitter le sol. Je m’accroche à lui Je le griffe, je le mors. Il jouit bruyamment, longuement. Puis le visage enfoui dans mes cheveux, il reprend son souffle. Fin du premier round.

Nous nous allongeons dans le lit, nus. Il me caresse et à mon tour je jouis. Il aime me regarder quand je perd tout contrôle et que je lui appartient toute entière. A moi de plonger mon nez dans son cou. Fin du second round.

Nous prenons ensuite le temps de nous redécouvrir, comme à chaque fois, d’abord du bout des doigts, puis du bout des lèvres. Il connaît mon corps, les zones sensibles, les érogènes, celles qu’il ne faut surtout pas toucher. J’aime son odeur, le goût salé de sa sueur, la façon dont il gémit quand je caresse sa nuque. Nous refaisons l’amour encore et encore. Il s’endort contre moi.

Mes yeux sont grands ouverts, je n’ai pas sommeil. Rassasiée et pas déjà dans le désarroi d’un au revoir trop proche, je le regarde. Du bout de mes doigts je joue avec une mèche de ses cheveux.

Quand nous ne sommes pas ensemble – finalement la plupart de temps – je ne comprends pas ce qui m’attache à lui. Comme un drogué avec sa came. J’ai connu des amants plus doués, écouté des individus bien plus passionnants, admiré des hommes bien plus beaux, discuté des nuits entières avec des gens partageant mes passions, ma vision du monde. Alors pourquoi lui ? Ma main quitte ses cheveux et mon doigt, délicatement, effleure l’arrête de son nez. Il grogne et remue la tête pour me chasser, sans pour autant se réveiller. J’ai dû le chatouiller. Je caresse sa joue et l’observe. Pourquoi lui ? C’est parce que tu sais que tu ne peux pas vraiment l’avoir m’a, un jour, expliqué François. Mais je ne partage pas son avis. La preuve. Paul est là, contre moi, Je sens encore dans mon ventre le poids de son sexe, la peau de mon visage brûle du feu de ses baisers et il dort la main posée sur mon sein.

Je ne le quitte pas du regard, profite de son sommeil pour le dévisager. Une part de moi sait. Être seule et attendre qu’il m’appelle. Le retrouver n’importe ou, n’importe quand, faire l’amour, le faire et le refaire dès que l’occasion nous en ait donné, est ce vraiment cela que je veux ? Est ce que cela me suffit? Je souffre de nos séparations, et même si à chacune de nos retrouvailles j’exulte, et j’oublie tout, ce n’est sans doute pas cela l’amour. Et de toute façon m’aime-t-il véritablement? Et moi ? Ce n’est pas la première fois que je me pose cette question mais je préfère attendre d’être dans ses bras pour le faire. Loin de lui, je pressent que la réponse a le pouvoir de me détruire.

Mais je ne peux pas gâcher le temps que nous avons ensemble. Il est trop précieux, tellement rare. Je refuse d’entendre la voix de la raison. Il est avec moi, à moi. Je ferme les yeux pour ne plus penser. Je dois profiter du simple bonheur d’être dans ses bras. A mon tour je m’endors.

L’extase des retrouvailles est déjà passé. Le lendemain matin, nous avons refait l’amour. En douceur, comme pour nous déguster. Il m’a caressé partout du bout des doigts, comme on lit une carte. Puis, il a voulu sortir, découvrir la ville, tester le restaurant que le concierge lui a conseillé. Nous n’avons pas parlé.

Nous marchons dans la rue en nous tenant la main. Il bavarde, me conte l’histoire de Calais. C’est un excellent guide. La guerre de cent ans, les bourgeois près à se sacrifier pour sauver leur ville, la statue commandée à Rodin.

- À leur arrivée auprès d’Édouard III, me raconte-t-il, ces six hommes ont été épargnés grâce à l’intervention de Philippa de Hainaut. Elle a fondu en larmes et imploré son mari. Le roi a cédé, mais a exilé tous les Calaisiens qui ont refusé de lui prêter serment d’allégeance et les a remplacé par des sujets anglais. Il me parle et je l’écoute. Parfois je pose une question pour montrer que je m’intéresse. Il me répond, heureux et fier.

J’admire la grande place de l’hôtel de ville, le beffroi qui domine le paysage. J’aime ce mélange de briques et de pierres, et la petite arche qui relit la tour au bâtiment principal. Comme un pont des soupirs, perdu dans le grand nord. Il s’éloigne pour prendre quelques photos. Je le regarde faire, toujours avec la même fascination. De nos jours il suffit de dégainer son téléphone et le tour est joué mais là, Paul ouvre son sac, sort avec précaution le boîtier. Il choisit un objectif, le fixe, attrape l’appareil, puis se rapproche des statues, s’éloigne, hésite. Un bon photographe cadre avec ses pieds, aime-t-il dire. Je me demande en le voyant faire comment travaillent les reporters de guerre, ceux qui saisissent le drame, l’instant, la seconde où tout se joue. Paul lui capture des paysages, des monument, des sites envoûtants pour donner aux gens envie de voyager, de se rendre sur place. Il prend son temps.

J’observe les silhouettes sombres et décharnées des bourgeois de Calais qu’il est en train d’immortaliser. Rodin a su retranscrire leur sacrifice, leur souffrance. Ils ont la corde au cou. Ils ne savent pas encore qu’ils ne vont pas mourir. Il y en a un qui se tient la tête dans les mains, en signe de désespoir. J’ai de la peine pour lui. Devant, un autre, droit, le regard lointain semble défier le temps.

Paul a rangé son appareil photo. Je l’écoute à nouveau discourir. Il me raconte l’article qu’il compte écrire, cite des chiffres sur les nationalités des touristes, les taux de fréquentation des hôtels le nombre de passagers par ferries en haute et en basse saison. Il captive son public pour que je n’entende pas son silence. Il évite la discussion. Je le sais. Il ne me révèle rien sur lui, sur nous. A-t-il revu Janet ? Sûrement. Vivent-ils à nouveau ensemble ? Il ne dit rien. Je ne lui demande pas.

Nous continuons à nous promener. Régulièrement, il sort son carnet, prend quelques notes, me fait part d’anecdotes. Je m’esclaffe, lui pose des questions. Nous marchons en nous tenant la main, souriant et amoureux. Mais quelque chose entre nous sonne faux. Comme si nous jouions un rôle. Mais pour qui ? Nous même ? Sommes -nous vraiment dupes de notre propre jeu ?

Déjà vendredi. La ville de Gravelines est plaisante. Je découvre la plage du Grand Fort Philippe où je me promène en l’attendant. Il a rendez-vous avec un journaliste du coin. Il est encore tôt. Le lieu est désert. Seules quelques silhouettes déambulent au loin, Je me balade sur la jetée, le nez au vent. La mer est basse. Le sable s’étend à perte de vue. L’horizon est comme aplati. Je me force à respirer à pleins poumons, faire entrer en moi un peu de la sérénité de l’endroit.

J’appelle mes parents et ma sœur simplement pour entendre leurs voix. Oui, je vais très bien. Je suis avec Paul. Oui, c’est vraiment cool. Non, il ne reste pas assez longtemps pour qu’on ait le temps de venir les voir. Oui c’est dommage. Mais promis, la prochaine fois. Mais non, je ne le cache pas, c’est juste qu’il travaille beaucoup et que c’est compliqué. Mais oui c’est juré, un jour vous le rencontrerez. Oui bientôt. Je raccroche. Je me sens à nouveau seule. Perdue.

La journée s’étire, interminable. Paul m’a rejoint pour déjeuner, un sandwich avalé vite fait, en marchant le long de la jetée. Puis il est reparti travailler. Je suis, une fois encore, livrée à moi même. Je ne sais pas quoi faire à part l’attendre. Le hasard guide mes pas vers un bâtiment aux volets rouges. « Maison de la mer » écrit sur la façade. Je décide d’entrer. C’est grâce à lui finalement toutes ces villes improbables où je me suis promenée, ces musée que j’ai exploré, ces exposition que j’ai admiré, ces édifices que j’ai contemplé. Et plus tard, souvent, on s’étonnera des nombreux endroits que je connais, moi qui quitte rarement mon île. En fait, je n’ai voyagé qu’en l’attendant.

Là encore, devant moi, deux heures à tuer. Autant les occuper. Je déambule entre les maquettes de bateaux, les vitrines remplies de photos jaunies, de courriers d’un autre temps, de bouées qui ont certainement sauvés des gens. En cette époque, la vie était rude, âpre. La passion existait-t-elle déjà ? Comment ces femmes de marins supportaient-elles l’absence ? Ces mois sans leurs hommes où elles ne n’avaient même pas la certitude de les revoir vivants ? Étaient-elles plus sages que moi, ces épouses à qui on avait appris la patience ? Et sans doute la résignation. Ou avait-elle davantage de bon sens ou simplement d’amour propre ?

Je retrouve Paul. Sa réunion est terminée. Nous hésitons entre l’hôtel et une balade sur la plage. Nous promener sans rien dire ou baiser sans rien dire. Il choisit la balade, moi l’hôtel. Ce sera l’hôtel. Il n’ose pas me dire non.

Nous reprenons la voiture pour Calais.

Il me retire ma robe. Je lève les bras pour l’y aider. Il dégrafe mon soutien-gorge, fait glisser ma culotte jusqu’au sol. Il ne me reste que mes sandales. Garde-les, me dit-il. J’approche mes mains pour ouvrir sa chemise. Il les repousse, me fait tomber sur le lit. Je suis allongée, nue. Je l’observe. Méticuleusement, il détache un à un ses boutons, fait coulisser sa ceinture pour la retirer. De toute sa hauteur il me domine. Ce que je lis dans son regard me fait frisonner. De plaisir ? Pendant une seconde la peur m’envahit. Qui est-il ? Que va-t-il me faire ? Je sens de la rage, de la colère, une frustration qui ne dit pas son nom. Il finit de se déshabiller sans me lâcher du regard. Il s’allonge contre moi. Sur moi. En moi. Je ferme les yeux.

Hier soir, nous n’avons pas parlé. Après, nous sommes sortis dîner. Paul en a profité pour discuter avec le patron, les serveurs, interroger des touristes, flattés d’être ainsi interviewés et qui lui expliquent fièrement pourquoi ils ont choisi le nord pour venir en vacances. Et Calais. D’ordinaire j’aime l’observer, j’admire son empathie, sa capacité à faire sentir aux gens qu’ils sont importants, qu’à cet instant ils comptent pour lui, que leurs avis lui importent. Il a un don pour ça. Faire jacasser les gens, tous les gens. Mais là c’est différent. Derrière ce bavardage, cette fois j’entends un immense silence. Un refus de me parler, à moi. Que ne veut-il pas me dire que je ne sache déjà ? Et que de toute façon je refuse d’écouter.

Nous buvons trop. Beaucoup trop. Lui, en bon anglais, enchaîne les pintes, moi je m’étourdis dans des cocktails exagérément sucrés. Et quand le dernier bar où nous avons trouvé refuge ferme, nous rentrons à l’hôtel en titubant.

Nous avons baisé. Sans nous déshabiller. Sans un mot. Il m’a pris avec rage. J’ai jouit bruyamment. L’alcool sans doute. Et il s’est endormi, pesant de tout son poids. Dans son sommeil, il s’accroche à moi.

Le sol tangue, lit tournoie, les murs bougent. Je ne me sens pas bien. Je le repousse, me lève aussi vite que possible et vacille jusqu’à la salle de bain. La tête dans les toilettes je vomis. L’alcool. Le silence. La distance entre nous. Ce gouffre qui m’engloutit mais que je ne veux pas voir. Je reste un long moment par terre sur le carrelage, les yeux fermés. Je somnole.

Je sais qu’avant de sortir hier soir, il a programmé son réveil, craignant d’être trop ivre pour le faire en revenant. Hors de question qu’on ne se lève pas à l’heure. Ce geste m’a attristé. Moi, j’aurai tout fait pour oublier, pour ne pas me réveiller et rester avec lui. Mais demain matin il est attendu à Londres. Et je dois reprendre le train et rentrer à Paris, où je commence un stage lundi matin dans une entreprise prestigieuse où j’aimerai un jour travailler. J’ai eu beaucoup de mal à l’obtenir mais je dois malgré tout, me convaincre qu’il a eu raison de programmer le réveil, que c’est important. Ne pas seulement l’attendre. Ne pas juste m’occuper en patientant. Pour le moment j’ai bien trop mal au crane pour réfléchir. Et puis il est là, avec moi. Le reste n’a aucun intérêt.

J’avale deux comprimés et retourne me coucher. Je m’endors contre lui, ma joue collée contre son torse. Je ne sais pas encore que c’est la dernière fois.

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