Prologue

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  • Le destin nous démolit
  • comme si nous étions de verre.
  • Et nos débris ne se ressoudent plus jamais.
  • Aboul-Al al-Maaripo
  • poète mort en 1057

Prologue

Écrire cette histoire? Pourquoi? Tout le monde la connaît. Tout le monde en connaît l’apparence, vague, sous l’enveloppe plastifiée par les journaux. Ce matin-là, aucun journaliste n’arpentait l’aéroport en quête du scoop du siècle. Ni au départ ni à l’arrivée. Aucun scribouilleur pour rapporter les faits. Des dizaines pour les imaginer après coup. Papoter sur ce qu’ils croyaient comprendre. Pendant des jours et des nuits, les journaux ont regorgé de photos et d’hypothèses, comme les téléjournaux, d’images passées en boucle et en reboucle. Baratin et placotage, placotin et baratage sont les deux mamelles de la Journalie.

Seul un employé sur le tarmac aurait vu un « avion-fantôme décoller dans la tempête ». Le cockpit, affirmait-il, resplendissait d’une grande lumière. Encore un peu, il se tourneboulait d’avoir vu Dieu lui-même aux commandes.

Il y aurait beaucoup à dire, des détails à donner, des précisions à fournir sur les bêtes qui se trouvaient là. Ombres, elles étaient, ombres, resteront. Pour l’éternité. Vraiment, compulser les annales de cette journée, doit-Il le faire? S’épancher n’est pas Son fort, ni sur iPad ni sur Blackberry, encore moins sur Facebook. Les effusions poisseuses Le dégoûtent. Pourquoi S’étendre sur cette histoire? Pour qui?

Et Moi? Je compte pour quoi? Pour une punaise, peut-être?

Vous l’avez dit! Piqûre, Vous êtes; mortelle, Vous êtes.

Salaud, Tu es!

Légende était, légende sera cette histoire. Ainsi, aucun militant en guerre contre les changements climatiques ne trouvera de manuscrit dans une boîte à chaussures, au fond d’une mansarde humide où courent araignées et scorpions, à Saraguay ou à Saragosse. On ne Le verra pas, déguisé en capitaine de fantassin, animer brigands, revenants, cabalistes, succubes et bohémiens. De Sa chronique, sont absents. Ici rôdent des tueurs.

On devra se contenter des histoires que, enfermés malgré eux dans un lieu, ils se sont conté au cours d’un tournoi presque chevaleresque, dont chacun croyait sortir vainqueur. Comment, cependant, couronner le meilleur d’un groupe de tueurs conteurs ou menteurs? À moins qu’ils ne s’assassinent mutuellement, il paraît douteux, voire utopique, de poser une couronne, fut-elle d’épines, sur quelque tête que ce soit. Or, ils parlaient, soliloquaient, se relançaient la balle, se stimulaient l’un l’autre, ils passaient aux aveux, avec une courtoisie toute relative, une gentillesse un peu suffisante, très québécoise, un respect les uns pour les autres non moins lacunaires. Peut-on imaginer tournoi sans attaque, sans feinte ni ruse, sans esquive, crochet ou direct long, sans parade, sans arc ni balles, sans flèches ni fusil, sans AK-47? Sans reine ni fou, comment faire échec et mat?

Cette œuvre, si Sa salive coulait noire sur blanc, pourrait s’intituler… À quoi bon? Livre, n’y aura pas : pas question qu’un quelconque comte de Courchamps égratigne de sa plume plagiaire Son œuvre, encore moins qu’un marquis de Cruise en acquiert les droits cinématographiques pour endosser Sa défroque et se donner le beau rôle de se jouer de Lui. Se jouer de Lui? Y pense-t-on? Seigneur! Est-ce qu’on se joue de Lui? Sait-on qui est cette Voix? Le sait-on? Exécuteur des basses œuvres (ou des hautes, c’est selon).

Pour exécuter Sa partition, un orchestre symphonique ne suffirait pas; interpréter Son silence sidéral nécessiterait un ensemble de centaines de milliers de bruitistes. Jamais l’idée de recourir à des sons compris par le genre humain ne viendrait au Locuteur. Crise de vedette, pourrait-on dire. On ignore que, si le propre d’une star c’est de durer, voici la Star de toutes les galaxies. La seule. Nicole Kidman n’est que l’avatar d’une star, Et Julia, une pitoune aux grandes dents, comme Fanny. Et Jack, un voyou, ça tout le monde le sait. Quant à Penelope, Fernandel, Max, Hanna, Charlie, Rudolf, Larry Fine et autres poussières d’argent, le vent les emporte sur la plage du grand écran. Ploup! Ploup! Disparus. Engloutis dans le continuum espace-temps, depuis toujours hors de Sa dimension.

Pourquoi les mirages cinématographiques fascinent-ils tant le commun des mortels? Ils vivent tous des histoires tellement plus incroyables. Invraisemblable conviendrait mieux à l’histoire du genre humain. Décidément pas Son genre (DPSG), dirait la bête québécoise. Après l’invention du mousquet, l’Exécuteur des hautes œuvres (ou des basses, c’est selon) aurait parié que la bête maudite était perdue, ne valait plus rien. Pas un penny, pas un franc ancien, pas un sesterce. Rien. Pas une couronne, pas une maudite cenne noire. Foutue. De là à croire qu’elle atteindrait le troisième millénaire… L’apparition des armes à feu avait affermi Sa conviction que la bête humaine appartenait désormais à une espèce en voie d’extinction. N’importe qui tuerait le premier venu. Bang! Bang! Carnage. Un plomb dans la cervelle, partie droite, à mort la raison! partie gauche, à bas la déraison! Et si le tueur se mettait un doigt dans l’œil en disant ça, la sagesse vous intimait de la fermer même si le radiateur de son cerveau pourri surchauffait en vous ébouillantant de son ignorance. Sinon, il vous aurait éclaté la cervelle en vous en mettant deux dedans. Une pour l’intelligence et une pour l’imagination. Au diable leur siège respectif. Résultat garanti.

Donc, il n’y aura pas de manuscrit que tout un chacun s’arrachera, depuis Robert, l’acteur vampire, jusqu’à Benoît XVI qui le jetterait dans les oubliettes du Vatican, de Stephen à Paris qui ne saurait quoi en faire, ou Michel, ou Amy qui y aurait vu un prétexte pour se coker comme un piston à réaction, parce que chacun croirait lire son histoire, le résumé de ses petites histoires. On y revient toujours, aux petites histoires qui forment la trame et la chaîne de la vie du commun des mortels. Les histoires ou la Vie, quelle différence? Les trahisons succèdent aux amours, les veuleries aux efforts de volonté, les meurtres aux désirs, les rappels aux appels, la deuxième job à la première, le troisième pipi dans le petit pot au deuxième, etc. dans une ronde incessante. « Amène-nous à la Ronde, la Ronde… », chantait-on autrefois dans un accès de fraîcheur et d’innocence.

Cette histoire, nonobstant, l’Exécuteur des basses œuvres (ou des hautes, c’est selon) la narrera, sans quoi Il usurperait son titre de Locuteur. Il faudra une oreille patiente…

Ça, J’en ai!

Il la narrera lentement, en prenant Son temps, tout Son temps, comme s’Il n’existait pas en dehors de Son art. Le Temps enrayé, une autre dimension apparaîtra. L’éternité, si on y croit, l’interstice du fantastique, pour les autres. Là où tout n’est que bruit et laideur, dèche, désordre et ascétisme. Dans l’immuable ici. Comme en Afrique, autour du feu, les soirs de veillée. Ou dans le Québec rural de la colonisation quand les loups dessinaient des loupes autour des maisons et faisaient tourner en bourriques et en garous leurs habitants. Ou dans les temps homériques lorsque les aèdes se gargarisaient de formules consacrées : Achille aux pieds rapides, Héra aux bras blancs, Ulysse aux mille ruses. Le Locuteur jouera Ménélas au puissant cri. Il Se défoncera, personne ne L’entendra. Ni en français, ni en chinois, ni en sanskrit, ni en maori, ni en swahili, ni en vietnamien, ni en aucune langue morte ou sur le point de s’éteindre, mèche de chandelle usée. Quant au roumain ou au russe… Pouf! Et même si, virtuose, Il Se découvrait une maîtrise pour l’idiome de Boccace ou du Botswana, de Lope de Vega ou de Las Vegas… peu importe, nul ne L’entendrait : Ses bruissements chatouillent à peine le tympan.

Voici l’heure de Son histoire, que l’Exécuteur des hautes œuvres (ou des basses, c’est selon) veut conter en ces termes.

La coïncidence paraîtra romanesque. Elle ne l’est pas. Ce n’est pas Son truc, le romanesque, quand bien même Il Se désâme à le provoquer. Le Locuteur s’abstient d’écrire des romans. Sous Son impulsion, la Vie prend du crédit, Elle s’étoffe, pourrait-Il dire. Ce jour-là ne faisait pas exception, le travail L’attendait. Car, bien qu’assez puissant pour décréter l’éveil d’une pensée, d’une rose, d’un regard, d’une journée; pour éclipser la puissance d’une explosion solaire ou celle de tous les dictateurs, tortionnaires ou présidents; bien que messires Ben Ali, Moubarak ou Al-Qadafi figurent des fétus de paille dans le drame que l’Exécuteur met chaque jour en scène; bien qu’Il règne sur un territoire autrement plus grand que l’Afrique du Nord, que l’Afrique elle-même; bien qu’il ait, Son territoire, la vastitude de l’infini; bien que toute matière, tout esprit qui l’anime, tout cœur qui bat, toute émotion, toute action Lui soient soumis, soumission qui réduit le savant comme l’inconscient en servitude, sinon en esclavage; bien que les philosophes L’ignorent, papotant sur les épiphénomènes du cosmos, des idées, de la raison, de dieu, du moi, de l’existence, sans savoir que sous ces apparences agit le Locuteur; bien qu’aucun n’ait su cerner Ses contours, encore moins ce qui L’anime, L’Exécuteur des basses oeuvres est à l’œuvre chaque jour, ce qui inclut la nuit.

Donc, le travail Le pressait. Taxi demandé, voiture arrivée. L’Exécuteur, mal installé, donna une adresse avec l’espoir de celui qui se jette dans l’océan web pour y trouver une cathédrale engloutie, un galion gorgé d’or et d’eau. Ce n’est pas que l’adresse fut difficile à retracer. Un sentiment d’absurde. Le chauffeur a démarré. Il S’en est désintéressé, fixant le regard dehors, absorbé par ce qui L’attendait. Recueillir le dernier souffle d’une écrivaine qui voulait s’électrocuter. L’Exécuteur des basses œuvres s’inquiétait d’un retard, de laisser passer ce souffle dans le Néant. Ce Dernier engloutit les souffles qui Lui échappent. Il S’en gloutonne. Ce Vaurien, ce Dévoyé, S’engraisse de cette chair floconneuse et fondante de flétan non salé, adoucie des parfums de mille et mille vies. Le Néant est pire que tous les suppôts de Satan. Un Trou noir. Un Trou qui ne Se rassasie jamais de ce qu’Il engouffre.

Au contraire de Celui-là, l’Exécuteur fusionne la chair exquise de la Vie et la chair délicate de la Mort. Il ne prétend pas être l’Être. Plus que prétentieux, ce serait disgracieux. Et la grâce est Sa seule vertu. Théologale pour parler par genre humain interposé. DPSG, pas son genre « pan toute ».

Dans le taxi, Il ne pensait qu’à l’écrivaine, à son joli petit corps de pute. Rose et bien dodu. Un petit corps qui avait servi d’abribus à un esprit sans cervelle et de fourre-tout à un nombre incalculable de branleurs. Le Locuteur S’était tapé ses livres, dont les hauts parleurs de la Renommée avaient gonflé la réputation. Son Amie avait mis ses cent Bouches au service de ses pages de «chick lit», poivrées de putasserie sophistiquée. Dans ces œuvres, des femmes, sous les traits d’invincibles héroïnes, jeunes comme elle, aux corps botoxé de partout comme le sien, veulent tout : le mari, parfait va sans dire, le bébé parfait, le job parfait, le sexe refait à la perfection pour avoir du sexe parfait avec l’amant parfait, la robe parfaite et la chaussure sublime. Cette femme avait commis deux ou trois livres fondés sur ses expériences de pute ambitieuse qui s’habillait en DSquared.

Le Locuteur éprouve une sympathie bornée pour les écrivains. Au nord par une rivière, au sud par un fleuve. L’île de sa sympathie se tient à distance de tous les scribouilleurs. Soyons franc, Sa haine surpasse leur talent. Sans cesse, ils se grattent le bobo, se flattent la bedaine ou se fouillent le nombril à la recherche de quelque mousse pour s’amuser. Leurs livres renvoient toujours la même image : « Miroir, dis-moi qui est le meilleur, dis-moi que je mérite le Prix du gouverneur général, le Pulitzer ou le Booker ou le Goncourt ou le Médicis, pour que ma cohorte d’admirateurs s’aplatisse devant l’idole que je deviendrai en deux temps, trois signatures, le pied sur mon piédestal ». Aucun, aucun d’entre eux, les elles incluses, ne pense que sa renommée, due à la Déesse aux cent Bouches, douce Amie de cœur du Locuteur, est affaire de hasard, de circonstances, de chassé-croisé du Destin. Nul n’a jamais songé que nul prix ne lui est dû. Une année plus tard ou plus tôt, et ce fameux prix remporté à l’arraché aurait été remis à un autre qui serait devenu en deux temps, trois signatures, l’idole devant laquelle se serait prosternée une autre cohorte, après l’avoir porté aux pieds du piédestal où il n’aurait eu qu’à poser le pied pour prendre son pied. Leur prétention au pinacle est sans bornes, ce qui n’est le cas ni de leurs moyens, intellectuels et financiers, ni de la patience de l’Exécuteur (des hautes ou des basses œuvres, c’est selon). Même quand la gloire de leur prix s’assortit d’une somme rondelette, leurs moyens restent maigres. Car, bien sûr, « on récompense des écrivains parfois pour leur œuvre. Pourquoi n’en punit-on jamais? » Jules, Jules, ta lucidité ravit l’Exécuteur/Locuteur. Nonobstant, il ne fallait pas que le dernier souffle de cette fille Lui échappât.

La voiture, une vieille chose du début du siècle, était inconfortable. Le Locuteur jurerait que le siège arrière avait vu des milliers de culs face à face. Il avait été refait, ce qui ne lui enlevait pas sa dureté de tronc d’arbre recouvert d’une mauvaise cuirette. L’Exécuteur ne voulait penser à rien d’autre qu’à la fille. Dehors, le temps invitait à la promenade lente pour savourer chaque pas, chaque respiration, chaque moment. Mai était chaud, et beau à faire croire aux contes de fées. Les arbres respiraient leur propre parfum. Leurs feuilles en frémissaient d’ivresse. Chaque déplacement d’air dans le soleil chauffant rappelait le battement d’aile d’un papillon, le spectre de la catastrophe.

« La dernière fois, je vous ai conduit à PET. La tempête commençait. Je me suis demandé si vous aviez décollé. »

La question, avec sa formule polie, Le titilla. Il riva Son regard sur le rétroviseur : impossible, de Sa place de passager, de voir le chauffeur. Impossible d’apercevoir sa tronche ou sa gueule. Le front seulement. Impénétrable. Éberlué, l’Exécuteur Se redressa tout en continuant de fixer le rétroviseur. Léger mouvement de la tête du chauffeur qui retourna aussitôt se concentrer sur la rue.

« Après vous avoir déposé à PET, j’ai dû mettre le GPS pour revenir à Montréal. Je ne voyais rien, il neigeait, on aurait dit une vache qui pisse. »

Il avait saisi Son intérêt. L’Exécuteur des hautes œuvres a glissé légèrement à droite dans le but d’apercevoir le visage du chauffeur dans le rétroviseur. Rien, sinon son front, orienté vers la rue, plat, mate. Un feu de circulation est tombé au rouge. Le chauffeur a risqué un œil dans le petit miroir. Un iris brun. Très brun. Très doux. Un œil venu du Maghreb ou du Moyen-Orient. Dont l’accent ne trahissait pas l’origine. Un accent chantant, sans être traînant, un accent pointu, sans être agaçant. Un accent parfait. Avec une phrase… musicale, berçante et sa pointe de bonbon acidulé.

« C’était en décembre dernier. »

Soudain, l’Exécuteur S’est souvenu. PET, bien sûr, l’aéroport, pas l’autre. Théâtre du temps perdu. Un jour de neige et de rafales en folie. C’est vrai que cette nuit-là la tempête brassait un grand blanc mouvant. Motif d’écailles vivant. Un écran de télé sans signal qui gommait en HD le paysage. Pas de surprises dans le long couloir tranquille de la 520. Usines, hôtels, restos; usines, hôtels, restos : parcours épicé par quelques bars de danseuses. Le motif se répète à l’envi. La laideur incarnée des abords d’une grande ville postindustrielle. La tempête avec sa rage de vent charriant de la neige et de la neige escamotait l’aérogare dont la couleur rappelle les sécrétions d’un enfant morveux, et la rampe qui mène à l’étage des départs. Le chauffeur avait failli heurter la rambarde.

Sa préoccupation pour la fille Lui avait fait oublier cette journée qui aurait dû être sans histoires, remplie d’histoires. Le Locuteur déteste y repenser. C’est difficile, néanmoins, de ne pas le faire, de ne pas sans cesse ressasser ça. D’habitude l’oubli tombe. C’est Sa bénédiction, l’oubli. Il est et, paradoxe, Il est sans mémoire. Aucun effort à faire : l’oubli tombe. Rideau. Le spectacle est fini. Pas de rappels.

Pas pour ces histoires-là, non, le rideau n’est pas tombé. Elles tournent en Lui l’une après l’autre, dans le manège acide de Son estomac, roues du carrosse de Carabosse peint aux couleurs crues d’une Cendrillon perverse. Elles tournent l’une sur l’autre, se nouent une maille à l’endroit une maille à l’envers, s’entremêlent, mailles d’un tricot de la taille très-très-grande-humanité.

Dans le taxi, le présent se dissolvait. La mémoire prenait de la vitesse, contrairement à la voiture. Longtemps, ils avaient rêvé à cette heure. Tous en avaient parlé, discuté : dans leur rêve où se dissolvait leur quotidien, depuis des semaines et des mois, ils lézardaient sur la plage, lisaient sur la plage, se lotionnaient sur la plage contre les UVB, UVA et autres rayons nocifs émis par leur cellulaire, mangeaient du homard, prenaient un bateau vers une île déserte où ils débarquaient en troupeau, apercevaient les plus colorés poissons des Caraïbes, dansaient la salsa sur la plage, la bossa-nova, la cha-cha, tchi-que-tchi-que-thic, buvaient des litres et des litres de tequila-margarita en marchant, en mangeant, en nageant et même en fourrant sur la plage.

Là, Tu dérailles!

Il me semblait bien aussi… Chuuu… t! Écoutez, chère Amie!

Je n’écouterai pas Tes bêtises.

Comme il Vous plaira.

Ils étaient parvenus à l’étape ultime, à un vol d’oiseau de l’Éden entrevu dans les catalogues. Les uns arrivés à PET en taxi, les autres reconduits par un parent ou un ami, sinon toute la tribu. Pas de déchirement. Les au revoir avaient été joyeux, les séparations, ponctuées d’éclats et de rires, malgré les regards envieux jetés par ceux qui restaient derrière, derrière la barrière donnant accès aux cocotiers dressés à l’horizon. Le troupeau voyageur s’engouffrait là, portant au cœur l’espoir parfumé d’une fleur exotique posée sur la table de nuit, l’espoir granuleux du sable fin courant à l’infini sous les palmiers endormis, l’espoir d’une mer bleue à l’égale des yeux de certains d’entre eux, l’espoir délétère d’un mojito à 10 heures, d’un autre à 11 heures et d’un mojito à midi, suivi du suivant et d’un autre. Le troupeau portait au cœur la promesse d’un paradis.

Qu’allaient-ils chercher là-bas? Peu importe d’où ils venaient, de Montréal, de la couronne nord ou de la couronne sud, de Gatineau, Dolbeau, Québec, Sayabec, Saint-Georges-de-Beauce, La Sarre, d’ailleurs et de plus loin encore, leur quotidien n’était-il pas assez sucré comme ça, caféïné à outrance? Ils barbouillaient de chocolat leurs misères imaginaires et coutumières, ils alcoolisaient leur angoisse d’avancer en âge et de régresser en sagesse. Leurs amours flétries ou trompées, émotions puisées en leur prime jeunesse dans un idéal sidéral, ils les mangeaient. Et leur besoin viscéral d’affection paternelle desséché, ne s’en droguaient-ils pas? Ils bourraient de chips leur ennui sacrificiel et enrayaient leur regard vide dans la gomme baloune. Le sucre d’orge engluait leur léthargie au plancher de leur automobile. Les frustrations que la société de consommation ne cesse d’exacerber en leur refusant ses gratifications, ils les noyaient dans des rivières de bière ou de pepsi. Ils musclaient un certain vague à l’âme cristallisé dans une image déficiente du corps, et griffaient ce même corps pour le faire avaler par la marque. Aucun de ces traitements ne suffisait à faire retraiter l’hydre, le cancer, à le combattre avec force. La maladie ne dévorait pas leur os, ni leur cerveau ni la peau, ni le pancréas ni l’estomac, ni les seins ni les testicules. Les métastases proliféraient dans le plus intime de l’être.

Non contents d’additionner les assouvissements futiles, de les multiplier, de les zénither dans le mirage des catalogues, les voyageurs partaient, inconscients du vague à l’être qui les rongeait sans rémission. Au loin. En troupe et troupeau. Tous avaient acheté le même forfait, monteraient dans le même avion, mangeraient des sandwiches identiques, boiraient le même liquide noir insipide; à l’atterrissage, pour évacuer l’angoisse qui les aurait travaillés au ventre pendant le vol, ils pousseraient le même soupir de soulagement avant de s’exclamer d’émerveillement devant les mêmes palmiers, les mêmes fleurs d’hibiscus et de bougainvillée; prendraient place dans le même autobus et échoueraient dans le même hôtel, sur la même plage, dans la même cafétéria, dans des chambres bâties sur le même modèle. Les grossistes, flibustiers du mirage, sangsues de la déréalisation, offraient du « voyage exclusif ».

Cayo Eldorado ou Riviera Arcadia, les bêtes partaient pour la Mecque de la mer, la Persépolis du soleil, la Lourdes de la plage, l’Oratoire de la nature vierge, Yasukuni; elles allaient chez le grand thaumaturge se refaire une santé. Une chose demeurait. Dans les hôtels où les bêtes iraient s’échouer, se pâmer sur les faux marbres, sur le stuc, les œuvres d’art douteuses, les colonnes doriennes, les planchers d’ardoises gris fer, dans ces luxueuses photocopies de palaces entourées de jardins fleuris comme la barbe du Père Noël, leur grossièreté s’étalerait avec la texture et la couleur du beure d’arachide sur la robe de la mariée. Leur manque d’éducation exploserait, diffusant ses petites étoiles dans leurs moindres gestes : ruminer, s’affaler sur les canapés des halls d’hôtels, mettre les pieds sur la table à café, crier au resto, crier sur la plage, crier dans l’avion, parler haut et fort, rire haut et fort, s’entasser comme une colonie de jellyfish sur le même petit coin de sable pour éluder leur solitude, et boire et manger, et manger et boire à s’en éclater la panse, entasser les verres de plastique vides sous les transats.

Drôle de genre, le genre humain. DPSG. Pas Son genre de voyage, non plus, qui attire bon nombre des quinze millions de bêtes qui transitent chaque année par PET. Elles s’arrêtent à un comptoir ou à une borne libre-service pour s’acquitter des formalités d’enregistrement. Elles interrogent les tableaux des départs, posent des questions à droite, à gauche, sans écouter les réponses, montent dans les navettes électriques pour se déplacer à l’intérieur des jetées, courent à la mauvaise porte d’embarquement, ratent leur vol. Vraiment pas Son genre. Le Locuteur ne prend que des avions privés, cuirassés de cuir, à destination d’îles réservées aux archimillionnaires. Moustique, Moustique.

Ce que Tu peux être snob!

Je le revendique, très Chère. « C’est vraiment le seul défaut que je gobe », comme le chantait si langoureusement Boris.

Il y avait un monde fou. Dans la rumeur de l’aérogare ce matin-là, Bouddha lui-même aurait pété les plombs. Fracassé le nirvana, émietté. Le Locuteur est passé devant les temples de la consommation au pas de course, sans verser Son obole au Totem-huard. Tant de livres offerts à des yeux aveugles, tant d’alcool refilé à des soiffards, tant de montres étalées au regard vide de ceux qui lisent l’heure sur leur téléphone cellulaire, tant de bonbons tendus aux mains d’enfants obèses, tant de convoitises offertes à la frustration des pauvres. Le Locuteur S’est précipité vers un poste de contrôle, S’est faufilé. Enfin presque, Il a frôlé le douanier qui a épousseté sa manche pour Le chasser. C’est ainsi que toujours Il Se faufile dans les histoires de ceux qui se disent hommes, femmes et enfants, dans leur vie. Mais les histoires ou la Vie, n’est-ce pas le même braquage? Les bêtes humaines racontent tant d’histoires qui finissent par tisser la trame de leur vie, par composer un écran transparent quadrillé où vont se piéger leur élans.

C’était un avant-matin d’hiver. Le printemps était encore loin. Loin de la dentelle pendue aux arbres, qui annonce la venue des feuilles. Loin des tulipes dans les parterres qui montrent leurs touffes vertes avant leur calice rouge vif ou jaune perçant. Loin de l’enveloppement chaud du soleil qui adoucit la courbature du dos. Loin des éclats de pistache, en explosion perpétuelle sur les arbustes. Loin de la ligne de flottaison dans l’air qui submerge les bêtes dans un rêve d’été fou.

Dehors, le ciel se confondait avec la terre. Dehors, des tourbillons de neige s’abattaient en coups de fouet. Tournait, tournait l’engrenage des roues dentelées de cristaux. Dehors, la carapace d’un animal fabuleux gommait le paysage. Paysage n’est pas le mot pour nommer Dorval. Un espace. Vaste, rempli de néant blanc, d’écailles qui crevaient la vue, dessinaient des spirales éphémères brouillant l’air. Un grand néant qui porte le nom d’Aéroport international Pierre-Elliott-Trudeau. Du nom de l’homme qui a gonflé à l’hélium l’éléphant blanc de Mirabel, aéroport mort-né, fœtus avorté de deux appareils incestueux. Abandonné au milieu des meilleures terres arables d’une province en pleine désolation.

Quand Il arriva à la porte d’embarquement numéro cinquante-sept, à cinq heures trente, le Locuteur dénombra cinquante-trois têtes de bétail. Arrivées tôt, pressées d’en finir avec l’hiver, les formalités, avec l’attente, la souffrance de l’attente, l’interminable, interminable espoir du départ, avec le décollage; ou brûlées par l’angoisse de ne pas rater leur vol vers le soleil.

Ah, le Soleil! Quelle boule de cristal révélera les mirages que sécrète cette boule de pus? Il porte dans son attrait tous les possibles, toutes les libertés, réelles ou illusoires. Des dizaines de milliers d’adorateurs de son feu sont partis avec la peau blanche et quatre étoiles et demie dans les yeux, pour revenir brûlés et déçus par la nuit sans étoiles d’une plage noire de monde, plus ou moins caillouteuse, plus ou moins souillée d’algues, par l’absence de l’astre fantasmé des catalogues, du Soleil parti se faire voir ailleurs; désenchantés par les quatre étoiles de la chambre sans confort, avec sa porte patio coincée, l’eau froide de la douche, un décor plus ou moins barbouillé sur le mur; dégoutés par le buffet et sa réduction d’étoiles, le vin dégueulasse servi à volonté, les désirs inassouvis d’aventures sexuelles, sportives, gourmandes ou paresseuses. Et par le bruit, le bruit, le bruit assourdissant en pourboire.

D’autres arrivaient, avec les mêmes étoiles brillant au firmament de leurs espoirs. Bientôt l’aire d’attente fut plein, tous les sièges s’écrasaient sous un cul plus ou moins léger que l’air. Toujours, dehors, la tempête barbouillait l’air. Une certaine inquiétude barbouillait les regards de biais que les bêtes ne pouvaient s’empêcher de jeter vers le mur vitré, placardé de cristaux. Cet hiver rageur ne les avait pas empêchées de chausser leurs sandales, d’enfiler un pantalon en coton fin, un short, leur culotte de bain ou un t-shirt. Déjà le Soleil brillait et chauffait la peau dans l’aérogare. Déjà on s’étendait sur la plage, on conduisait une jeep sur les routes panoramiques de l’île. Ah! les noms de ces oasis de tranquillité chantent dans la tête de la bête fuyant l’hydre-hiver.

Mais qui donc a commencé à raconter la première histoire? Qui a plongé dans l’océan des commencements, dans la vague des points de suspension qui stigmatise l’infinie possibilité des histoires. Il était une fois…

Mais le Locuteur anticipe. C’est Son défaut, l’anticipation. L’art du récit Lui échappe : la logique Lui échappe. Avant, pendant, après, rien de tout ça ne Lui appartient. La bête qui s’est jetée à l’eau ne mâchait pas de gomme. Ce n’est pas avant l’annonce de la catastrophe qu’elle a entamé l’histoire d’un collègue qui raconte toujours des histoires. Vif en est le souvenir en Lui : l’histoire du collègue de cette bête à queue faisait pendant à sa propre situation. Son vol était retardé. D’une heure. Ordinaire! Rien de plus ordinaire, sinon manquer son métro et prendre le suivant.

Reste qu’un frisson d’énervement a saisi les bêtes voyageuses agglutinées près de la porte d’embarquement numéro cinquante-sept quand le panneau d’affichage annonça le report de l’heure du départ. Personne derrière le comptoir en aluminium et en bois pour mettre un baume sur cet irritant. Le nom de la compagnie aérienne avait disparu du panneau. Seuls restaient la destination, le numéro de vol 666, l’heure du départ et la température à Cayo Eldorado : passage nuageux, 23˚C.

Certaines bêtes ont fermé leur livre, d’autres, replié leur journal. Celles qui marchaient ont cherché un siège, celles qui étaient assises se sont levées pour se rassoir aussitôt. Les revenants des toilettes ne comprenaient rien. Quelques jeunes ont continué de piocher sur leur ordi comme si de rien n’était, d’autres, plus jeunes, de piocher sur leur mini-console de jeux vidéo. Les bestioles à fente ont aussi continué de piocher sur le clavier de leur cellulaire tandis que les plus âgés ont délaissé un instant leur téléphone portable pour froncer le sourcil. Cette civilisation a engendré des légions de piocheurs. Presque aussi redoutables que les légions romaines. Une bête portant un foulard assise en face du Locuteur ferma les yeux – des yeux magnifiques, dorés, liquides, eau claire sur fond de sable luisant dans la lumière – en poussant un soupir, avant de rouvrir son roman au titre prémonitoire. Un certain goût pour la mort.

« Non!

- Pardon?

- Je répondais à votre question. Mon vol n’a pas décollé.

- Qu’avez-vous fait? »

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