Prof

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Je regarde ma montre et presse le pas. J'ai mon prochain cours dans une demi-heure, et je dois encore traverser toute la ville avant d'y parvenir. Depuis quelques mois, j'ai repris les cours à domicile et ma nouvelle disponibilité me permet de les enchaîner au-delà du raisonnable. Aujourd'hui, nous sommes mercredi et je vais faire douze kilomètres à pied, et trois heures de transport en commun. Le jeu n'en vaut sans doute pas la chandelle, puisque je ne parviens à générer qu'un faible demi-salaire en fin de mois, malgré les heures de transport et de préparation. Mais il me permet au moins de justifier mon temps auprès de Florent, qui se montrait de plus en plus pressant pour que je trouve un boulot alimentaire le plus vite possible. En gros, c'était ça ou caissière.

Pour être honnête, le job ne me déplaît pas. J'entre chaque jour dans la maison de mes élèves et j'y fais petit à petit ma place. Les profils sont très différents. Il y a des élèves moyens, qui veulent progresser et dont les parents se saignent aux quatre veines pour payer ces cours, mais il y a aussi les indolents aux parents fortunés, qui font les chèques sans réfléchir. Ces parents-là payent les professeurs comme ils payent les cours d'équitation ou d'escrime : je ne suis qu'une distraction.

Florent a enfin pris ses marques dans son nouveau poste, mais il a toujours des problèmes avec sa hiérarchie. Il ne se sent pas assez écouté, ni porté. Régulièrement, il a des accès de colère qui me prouvent qu'il ne se sent pas bien dans ce rôle. De mon côté, je continue à chercher un emploi en rapport avec mes études, mais la perspective d'en décrocher un me paraît de plus en plus incertaine. J'ai assez trié de CV lorsque j'étais assistante pour savoir que l'on écarte d'emblée les habitants des banlieues lointaines ou les femmes mariées en âge d'avoir un enfant. Je suis dans les deux catégories.

Franchement, cette idée de maternité fait bien plus que m'effleurer. Depuis quelques semaines, c'est une envie de plus en plus profonde. Moi qui pensais ne jamais en avoir l'envie, j'éprouve soudain le besoin de mettre au monde un petit être qui me ressemble. J'ai même pris rendez-vous, pour la première fois, chez une gynécologue qui m'a tiré les oreilles sur mon absence de suivi gynécologique. Nous avons évoqué la maternité à demi-mot. Florent, lui est enthousiaste. Il rêve déjà d'un petit garçon qui porterait son nom. Moi, je préférerai une fille.

Lorsque j'arrive devant la maison de Candice, mon élève de troisième, j'ai déjà six minutes de retard. En entrant, je m'excuse platement auprès de son père qui ne m'accorde qu'un regard distrait. Candice m'attend dans sa chambre. Ici, tout est rose. Du lit aux murs, en passant par les objets hétéroclites qui inondent les étagères. Candice est un cliché vivant. Elle se maquille trop, porte énormément de bijoux et prend continuellement des poses. Même avec moi. Ses résultats scolaires sont en constante baisse, mais cela ne l'inquiète pas outre mesure. Elle est persuadée qu'elle rencontrera un prince charmant, riche et avec une jolie voiture, qui pourvoira à ses besoins. Lorsque nous avons eu cette discussion, j'ai tenté de lui exposer le bien-fondé de l'éducation. Peine perdue.

Après une douloureuse heure de français pendant laquelle elle m'a parlé de la troisième guerre mondiale de 1918 et de la découverte de la musique dans les années quatre-vingt, je claque enfin la porte derrière moi.

Finalement, je crois que si j'ai un enfant, je préférerai un garçon.

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