Un vrai métier

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Ça fait quinze fois que je me change, et je ne sais toujours pas ce que je suis censée mettre. C'est inespéré. Je viens de décrocher un entretien pour un emploi jeune dans le nord de Paris. C'est dans une association et je serai la seule employée. Ce n'est pas exactement le poste dont j'avais rêvé, puisque c'est payé au SMIC et que c'est encore bien loin de mes rêves de carrière. Mais l'opportunité de quitter enfin cet abominable uniforme rose me donne des ailes. Florent n'a pas l'air aussi enthousiaste que moi.

— Mais tu te rends compte que tu seras payée moins qu'aujourd'hui ?

— Oui, mais je pourrai faire des flyers, des affiches... Même si je ne serai pas à proprement parler graphiste, ça aura au moins un rapport avec mes études !

— Ouais, enfin, pour être payée au SMIC.

Je ne comprends pas son attitude. Ça fait des mois que je pleure chaque soir en rentrant, parce que je déteste mon travail. Je pensais qu'il me soutiendrait.

— Je pourrais continuer les cours, ça mettra du beurre dans les épinards !

Il a une moue dubitative et je n'insiste pas. Je pars à la recherche de mon tailleur gris, celui que je dégaine inlassablement à chaque entretien d'embauche.

— Et tu en as pour longtemps ?

Je le regarde, surprise.

— Je ne sais pas, une heure, à peu près. Plus, si ça marche. Pourquoi ?

— C'est mon jour de congés, j'aurais préféré qu'on passe la journée ensemble.

— Viens avec moi, on mangera ensemble après !

Il me fixe d'un air ennuyé.

— C'est loin, ça me saoule de faire tout ce trajet et de t'attendre.

Je hausse les épaules.

— Fais comme tu veux.

Finalement, j'ai opté pour mon tailleur violet. Après tout, le gris ne m'a pas tellement réussi jusqu'à présent. Dans le métro, j'essaie de me rappeler toutes les conditions évoquées dans l'annonce. Je veux vraiment avoir ce poste. Florent m'a accompagnée. Il me parle de son travail et de son chef avec qui il ne s'entend pas. Il vient encore de changer, parce qu'il ne s'entendait pas non plus avec son ancien gérant. Je l'écoute d'une oreille distraite.

— Tu t'en fous de ce que je te raconte ?

— Non, je t'écoute...

— Ça se voit pas !

Je l'envie tellement de pouvoir changer de boulot à chaque fois que quelque chose ne lui convient pas ! Nous sommes à Paris depuis cinq ans maintenant, et il a travaillé dans plus de dix restaurants. Pendant ce temps-là, j'envoyais des CV à tire-larigot, mais personne ne voulait de moi. Je commençais presque à me dire que ses théories sur l'inutilité des études universitaires étaient fondées. Ce n'est pas mon premier entretien. J'en ai passé une bonne quinzaine, toujours couronnés d'échecs. Il y a eu ce palace parisien, où j'ai postulé pour être aux relations publiques. L'entretien avait été un franc succès. Jusqu'à ce que la responsable me demande quel était mon carnet d'adresses. Je n'en avais pas. Je n'ai pas eu le poste. Il y a eu aussi cette fameuse boîte de pub, dans laquelle j'avais toujours rêvé de travailler. Le jeune publicitaire qui m'a reçu a passé une demi-heure à dénigrer mes diplômes, comme s'il n'avait pas lu mon CV. Pour finalement m'annoncer qu'il ne prenait de toute façon que des gens qui sortaient des grandes écoles. Et tous les autres... Où on m'a demandé quelle était la profession de mes parents, si j'étais mariée, si je voulais avoir des enfants et surtout, inlassablement, pourquoi j'enchaînais les petits boulots depuis mon diplôme. Pour eux, occuper un poste de standardiste pendant trois ans, c'était le signe que je ne valais pas mieux. Alors ce poste-là, même au SMIC, même à deux heures de chez moi, je le voulais. Et je l'ai eu.

Je suis persuadée que rien ne peut m'arriver de mieux. Je me trompe. Le soir, nous sommes en train de regarder la télé quand Florent me glisse soudain une feuille de papier entre les mains.

— C'est quoi ?

— Lis.

Je la déplie. C'est une feuille d'écolier, avec une grosse fleur découpée dans un magazine féminin collée sur le côté. Je lève la tête vers lui, indécise.

— Lis, je te dis !

En petites lettres serrées, précisément calligraphiées, je vois alors ces mots :

« Veux-tu m'épouser »

Je commence dans quelques mois le job de mes rêves et je vais épouser l'homme que j'aime. Je surfe sur un océan de joie. Quelques effusions plus tard, j'appelle aussi tôt ma mère.

— Maman, tu ne devineras jamais ?

— Tu vas te marier ?

— Oui !!! Mais comment tu sais ?

J'appelle aussitôt Gontran, Manu, Laurie, ainsi que la moitié de mon carnet d'adresses. Je voudrais pouvoir l'annoncer à la terre entière ! Laurie me donne quelques conseils sur le choix de la robe, des dragées et des bijoux. Je l'écoute à peine, je n'arrive pas encore à y croire. Elle s'est mariée l'année dernière, elle sait de quoi elle parle. Je sais que je vais avoir un tas de choses à préparer, budgéter, penser. Mais ce soir, je suis toute à mon bonheur. Je vais devenir Madame Medet.

— C'est un cauchemar.

— Mais pourquoi ?

— Ma belle-mère se mêle de tout, veut tout décider à ma place... Je n'en dors pas de la nuit.

Et quand je dis qu'elle se mêle de tout, c'est un euphémisme. Hier, elle a commandé des faire-part sans m'en avertir. Je ne savais même pas ce qu'elle avait marqué dessus. Avant-hier, elle avait choisi les porte-dragées. Mais aujourd'hui, c'est le pompon !

— Mais elle ne peut pas choisir le repas sans te concerter !

— C'est ce que lui a répondu ma mère !

— Et elle a dit quoi ?

— Que comme j'étais « difficile » on n'allait tout de même pas faire en fonction de mes goûts, sinon on mangerait n'importe quoi...

Manu semble désolée.

— Et ta robe ?

— Ça, au moins, c'est moi qui la choisis. Tu viendras m'aider ?

— Evidemment !

Manu est ma témoin. Lorsque je lui annoncé la nouvelle, elle a immédiatement sauté de joie. Elle a eu du mal avec Florent au début, mais elle a fini par s'habituer. Gontran été tout aussi enthousiaste. Je crois qu'il a fini par conquérir le cœur de tous mes amis.

— Je peux venir le week-end prochain, ça te va ?

— Vendu ! En plus, il faudra trouver une très belle robe de demoiselle d'honneur... Tu sais que plein de gens rencontrent leurs futures moitiés dans les mariages ?

— Laisse tomber, je suis un cas désespéré !

Manu plaisante, mais je sais qu'elle souffre de ne pas trouver chaussure à son pied. Elle a plusieurs amourettes, mais jamais rien de sérieux. Et lorsqu'elle nous appelle « le couple idéal » je sais que parfois, ce n'est pas sans arrières pensées.

Ma vie au sein de l'association est plutôt agréable. Ceux qui m'entourent sont bénévoles et sont ravis de pouvoir s'appuyer sur une employée à temps plein. Sarah, la secrétaire, me chouchoute. Elle a demandé que l'on achète un micro-ondes pour que je me réchauffe mon repas tous les midis. Le trésorier a un peu râlé, mais il a accepté. Le président, lui aussi, est un type formidable. Communiste de la première heure, il me traite comme sa propre fille et se désole régulièrement de ne pas pouvoir m'offrir un salaire en adéquation avec mes qualifications. Je n'ai pas à me plaindre. Pourtant, ça fait un an que je suis ici et je commence un peu à m'y ennuyer. Pour être tout à fait honnête, je n'ai presque pas de boulot. Je termine en général les tâches hebdomadaires dès le mardi matin et le reste de la semaine, je m'ennuie. Je travaille seule dans des locaux temporaires, au cœur de la ville. J'arrive quand je veux, et je repars quand bon me semble. Cela me permet de donner de nombreux cours en dehors de mon job à plein temps. Je fais beaucoup de métro, mais ça en vaut la peine. Ça fait longtemps que nos comptes bancaires n'ont pas été à découvert. Depuis, peu, j'ai recommencé à envoyer des CV à droite et à gauche. Pour Florent, c'est une hérésie. Si je termine mes cinq années en emploi jeune, je pourrais peut-être espérer une embauche en tant que secrétaire de mairie. Pour moi, c'est une nécessité. Je n'ai aucune envie de devenir secrétaire.

— Vous êtes embauchée.

Je n'en reviens pas. Je me retiens de laisser échapper le hurlement de joie qui se faire déjà un chemin au fond de ma gorge. Ce poste est exactement celui dont je rêvais il y a six ans. Chargée du marketing dans une société informatique. Les locaux sont neuf. Mes collègues sont jeunes. L'équipe est dynamique. Je ne peux pas rêver meilleur cadre de travail.

— Je l'ai !

Florent me sourit gentiment.

— On fête ça mardi, quand je suis en congés ?

J'acquiesce. La vie a enfin décidé de me faire des cadeaux.

Ce ne sera pas facile pour moi d'annoncer la nouvelle au président et à la secrétaire, même si je suis persuadée qu'ils comprendront mon choix. Mon nouveau poste est plus près de la maison, mieux payé, et surtout il correspond enfin au diplôme que j'ai obtenu il y a si longtemps. Je rayonne de bonheur.

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