Partir ou rester

7 minutes de lecture

— Il est hors de question que je reste.

Je ne sais pas quoi lui répondre.

— Mais tout les autres élèves vont poursuivre dans cette voie...

— Ecoute, on était d'accord, non ? Ta formation durait deux ans. Après, on rentrait en province !

Mais à cette époque-là, je ne savais pas encore ce que le marché du travail me réservait. J'avais encore l'illusion que l'on pouvait décrocher un bon poste avec un bon CV. Aujourd'hui, je sais pertinemment que sans réseau ou diplôme conséquent, je n'ai aucune chance de réaliser mes rêves. Poursuivre sur un DESS, et pourquoi pas, une thèse, assurerait mon avenir de façon bien plus pérenne. J'essaie de le lui expliquer.

— En attendant, moi, j'ai un bac moins deux, mais au moins je gagne ma croûte !

C'est un éternel sujet de discorde entre nous. Il éprouve un réel mépris pour les étudiants et les intellectuels. Pour lui, je perds mon temps, comme tous ceux appelés à travailler dans un bureau : ce ne sont que des fainéants bien payés.

— J'ai de bons résultats, c'est dommage d'arrêter...

Il hausse les épaules. Pour lui, ce qui est dommage, c'est d'avoir commencé. Je sais d'où lui viennent ses croyances. Il a été élevé dans une apologie de l'argent, où la culture ou le savoir n'ont jamais eu la moindre place. Son père est gérant d'un magasin de vêtements, au sein d'une enseigne régionale. Depuis que je le connais, je crois qu'il n'a jamais raté l'occasion d'étaler son argent. Du t-shirt Lacoste à la voiture de luxe, tout est bon pour montrer qu'il a réussi. Il n'a d'ailleurs de cesse de le répéter à chaque repas de famille. Mes parents sont ouvriers et ils m'ont toujours poussé à faire des études. Je suis la première de leurs deux familles à avoir obtenu mon baccalauréat. Ils sont fiers de moi. Ma mère me rêve même en fonctionnaire. J'essaie d'insister encore un peu :

— Si on restait seulement un an ?

Cette fois, il se fâche.

— Ecoute, toi, tu fais ce que tu veux, mais moi, en juin, je me barre !

Je baisse le regard. Les inscriptions sont ouvertes jusqu'à lundi prochain. Après, il sera trop tard. Bien sûr que je peux rester ici, m'inscrire en DESS et le laisser partir. Mais avec ce qui vient de nous arriver, je sais que je serai incapable de lui faire confiance dans une relation à distance. Je ne suis même pas capable de le faire actuellement, pour être honnête. Il m'a juré qu'il l'avait quittée et qu'il ne la reverrait jamais. Je ne supportais pas de les savoir ensemble, chaque jour. Il a parlé de son idylle avec son chef, et peu de temps après, elle a été mutée dans un autre restaurant. Je l'ai appelée, plusieurs fois. Je voulais lui cracher ma haine au visage, et lui vomir ma douleur et mes insultes. Je n'ai pu qu'écouter son répondeur et pleurer après le bip un nombre incroyable de fois. C'était il y a trois mois. Et il ne se passe pas une journée sans que je pense à elle. A eux. A moi surtout. Je n'arrive pas à ne pas me sentir coupable. Si je lui faisais mieux l'amour, est-ce qu'il m'aurait trompé ? Si je n'avais pas grossi, est-ce qu'il m'aurait trompé ? Si je méritais son amour, est-ce qu'il l'aurait trompé ? La nuit, ces questions tournent en boucle dans ma tête et m'empêchent de dormir. Je n'ai plus le droit d'en parler. Pour lui, c'est de l'histoire ancienne, à peine une anecdote. Et si j'aborde le sujet, sa réponse est toujours la même : « de toute façon, il ne s'est rien passé ».

Parfois le soir, j'ai tellement mal que j'ai envie de disparaître.

— Regarde ce que je viens de recevoir.

Je regarde la lettre qu'il me tend avec scepticisme. C'est un papier officiel, estampillé du ministère des armées.

— Ca veut dire quoi ?

— Que je dois aller faire mon service militaire!

J'écarquille les yeux. Le service? Mais pour quoi faire ?

— Mais tu es dans la vie active, tu n'es pas obligé !

— Non , pour ça, il faut un CDI !

Il m'engueule presque.

— Alors, tu en trouveras un quand on sera dans le sud et c'est bon...

— Mais tu comprends rien, ma parole, c'est maintenant qu'il me faut un job !

Il lance l'enveloppe en l'air et elle s'envole lentement pour retomber sur le sol. Je la ramasse.

— Qu'est-ce que tu vas faire ?

— Trouver du boulot.

— Ici ?

— Evidemment, ici !

Il traverse la pièce à grands pas et va dans la salle de bains. J'entends couler l'eau de la douche. Je relis la lettre une deuxième fois. Les trois jours, le service militaire. On en avait vaguement parlé, mais le président disait que tout serait supprimé. Florent a vingt-et-un an. Il est mobilisable.

Je suis en train de terminer mon stage de fin d'études, dans le groupe hôtelier où travaille Florent. Pour une fois, mon réseau personnel aura servi à quelque chose. Même s'il n'a pas été en mesure de m'appuyer, il a pu me trouver l'adresse directe du responsable, et je suis sûre que cela m'a aidée à franchir quelques barrières. Le stage se passe très bien. L'assistante avec laquelle je travaille est absolument adorable, et le boulot est intéressant et diversifié. Je traverse régulièrement Paris en taxi et me rends sur diverses manifestations. Le week-end dernier, j'ai même fait du karting. Cela n'est pas tout à fait au goût de Florent, qui trouve qu'il ne me voit pas assez. Mais c'est un mal pour un bien, puisqu'une fois que j'aurais obtenu mon diplôme, nous retournerons dans notre ville natale. Après de longues discussions avec moi-même, j'ai fini par m'en remettre à son avis. Un bac + 4, c'est déjà pas mal. Avec ce diplôme, je serai probablement à même de trouver un poste intéressant, et ainsi d'assumer de façon plus conséquente la charge financière de notre couple. Mes parents étaient déçus de ma décision, mais je les ai rassurés : je pourrais toujours reprendre des études plus tard, quand je serai dans la vie active !

Je comprends soudain que cette lettre vient de remettre tout notre avenir en question.

Florent a trouvé un poste en banlieue, en CDI. Son engagement sous les drapeaux est repoussé de plusieurs mois. S'il a de la chance, la nouvelle loi sera promulguée bientôt, et il échappera totalement au service militaire. J'ai obtenu ma maîtrise. Avec mention. La plupart de mes camarades ont poursuivi en DESS, mais je ne regrette pas mon choix. Depuis peu, je travaille ! C'est simplement un job alimentaire, à mi-temps, qui me permet de concilier finances et recherches d'emploi. Mais pour la première fois de ma vie, j'ai un salaire ! Je me suis inscrite au pôle-emploi et à l'agence pour l'emploi des cadres. En qualité de jeune diplômée, je bénéficie de plusieurs formations qui m'aident à chercher du travail. C'est une véritable chance : accompagnée d'autres candidats, nous démarchons directement les entreprises et tentons de nous faire connaître dans le secteur. Mon emploi de standardiste me prend pas mal de temps, parce que je travaille sur Paris, mais j'essaie quand même de faire la majorité des sessions. Je pense que c'est une réelle opportunité pour moi dans ma recherche d'emploi. D'un autre côté, mon petit boulot tombe à pic car nous allons bientôt devoir déménager. La propriétaire ne voit pas d'un très bon œil notre pedigree : deux jeunes actifs, dont une à mi-temps, à la place d'une étudiante, ce n'est pas ce qui avait été signé. Elle nous a d'ailleurs désigné notre avis d'expulsion. Depuis, nous cherchons un appartement dans les alentours. Dans trois mois, nous serons partis.

— Ils ne veulent pas.

Je suis estomaquée. Florent et moi avions repéré un petit appartement dans notre budget, à seulement quelques pas d'ici. Il est bien exposé, spacieux, et possède même un petit balcon. Un véritable luxe en région parisienne ! Nous avons préparé notre dossier, avec nos fiches de paies et nos pièces d'identité. Comme mes parents s'étaient portés caution, seuls, pour le premier appartement, il était entendu que ce serait ceux de Florent qui le feraient cette fois-ci.

— Mais tu leur as bien expliqué ?

— Evidemment, tu me prends pour un con ?

Je n'en reviens pas. Les parents de Florent, qui ne ratent jamais une occasion pour étaler leur réussite, refusent de se porter caution !

— Mais ta mère t'a dit pourquoi, au moins ?

— Elle me dit qu'ils doivent préparer leur voyage à la Martinique et qu'ils n'ont pas envie de s'embêter avec ça.

— Mais on est expulsés à la fin du mois ! Tu comprends ce que ça veut dire ?

Florent me regarde méchament.

— Très bien, oui.

J'essaie de ne pas déverser toutes les paroles de haine qui me viennent naturellement au bord des lèvres, même si la phrase "quelle salope!" tourne en rond dans ma tête.

— Et c'est pas tout.

Super. Je manquais de surprises.

— J'ai un problème avec les impôts.

— Un problème, quel problème ?

— Je dois leur payer des trucs...

— Et alors ?

— Alors, j'ai pas un rond.

Je ne sais plus quoi répondre. Florent et moi ne tenons aucun budget. Il a l'habitude d'acheter ce qui lui fait envie, sans vraiment faire attention. Si moi j'ai toujours pris l'habitude de vivre avec peu, lui ne supporte pas d'acheter ses vêtements en soldes ou de traquer les promotions. Il considère que c'est une perte de temps. Je comprends qu'il ne s'était jamais posé la question des impôts. Il passe la main dans ses cheveux, gêné. Il sait qu'il a merdé.

— Non, mais je vais me débrouiller, t'inquiète.

— Comment ?

— Je vais leur demander de me prêter un peu d'argent, en attendant... Avec ce qu'ils viennent de me faire, ils ne peuvent pas me refuser ça.

J'en doute.

— Mais pour l'appart, alors, comment on va faire ?

Il lance vers moi un regard implorant.

— Ce serait bien que, maintenant, tu bosses à temps plein.

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