On emménage

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 L’année va bientôt se terminer. C’était une année hybride, durant laquelle je me suis sentie scindée en deux. A la fac, il y a mes amies, les études, les sorties. Ce tourbillon dynamique dans lequel je me complaisais l’année dernière, fait de fêtes, d’alcool et de drogues en tous genres. Dans la ville de mes parents, il y a Florent. Il venait régulièrement dormir dans ma chambre d’étudiante, mais il n’aime pas se mêler à mes amis. Quand il est là, la plupart du temps, on ne sort pas. Il se dit fatigué. Moi, je n’ai que quelques heures de cours par semaine, je ne peux pas comprendre. Il a abandonné son diplôme en milieu d’année. Son apprentissage se passe mal. Il me raconte que son chef est un alcoolique notoire, qui ne sait pas travailler. Colérique et mal organisé, il pousse ses équipes à la faute. Florent se dit anxieux, agacé. Je fais de mon mieux pour lui changer les idées. Régulièrement, je renonce aux soirées du vendredi soir pour pouvoir rentrer plus tôt. Je ne le vois que quelques heures à cause de son travail, mais j’imagine que ça lui fait du bien. Il est jaloux. Les rares fois où je suis tout de même sortie sans lui, il m’a fait des réflexions cinglantes. Il devrait pourtant savoir qu’il n’a aucun souci à se faire : je suis dévouée à lui corps et âme.

 Manu a encore décroché cette année. Les maigres efforts qu’elle avait fourni en début d’années ont fondu comme neige au soleil. Il faut dire que l’installation de Laurence, son amie de lycée, sur le même palier, ne l’a pas beaucoup aidée. Laurence est une vraie petite boule de nerfs. En couple depuis qu’elle avait quinze ans, elle s’est brutalement séparée de son copain après avoir appris qu’elle avait plus de cornes qu’un troupeau de zébu. Depuis, elle fume des pétards et sort avec des types pas très recommandables. Elle a besoin d’ailleurs. Chez Laurence, nous avons fait beaucoup de soirées mémorables. Pour ne pas subir de scènes, j’en ai même passé quelques-unes sous silence. Je déteste devoir faire ça, puisqu’en réalité je n’ai rien à me reprocher. Mais le moindre écart de conduite donne lieu à des reproches. Et j’ai besoin qu’il m’aime.

 En fin d’année, Manu a rencontré un gars un peu bizarre, Éric, qui traînait dans les rues avec ses copains. Il l’a abordée et elle s’est laissé séduire. Elle l’a ramenée dans sa chambre d’étudiante. Depuis, il y dort régulièrement. Parfois, il invite même des copains à lui. Ils fument des pétards une grande partie de la soirée, puis ils dorment un peu partout, à même le sol. La nuit dernière, ils étaient quatre, avec un chien. Manu ne semble pas trouver ça bizarre. Elle sait qu’elle ne sera plus là l’année prochaine. Elle va devoir rentrer chez ses parents et trouver du boulot. Depuis, elle se fout de tout. Mon départ lui fait peur, je pense. Après mon DEUG, j’ai décidé de poursuivre mes études dans un secteur très spécifique, à Paris. Florent m’assure que rien ne le retient ici, et qu’il partira avec moi. Alors elle vit à des années lumières au-dessus de tout, comme si plus rien ne l’atteignait. Moi je suis heureuse de partir, mais aussi terriblement angoissée à l’idée de quitter ma famille et mes amis. Heureusement, je sais que Florent vient avec moi. J’ai passé un entretien en mai dernier, et il m’a accompagnée. Nous avons commencé à visiter des appartements aux alentours de la faculté. Un d’entre eux nous plaît beaucoup. C’est un petit studio en rez-de-chaussée surélevé, près des bords de Marne, qui donne sur le jardin fleuri des propriétaires.

 Ce week-end encore, je vais manger chez ses parents. Il estime que c’est plus simple pour lui. De cette façon, il peut tout à la fois profiter d’eux et de moi. Moi, par contre, je ne peux pas dire que je profite… Son père est un type exécrable, qui ne manque jamais une occasion de me mettre mal à l’aise. Des tâches sur la banquette arrière de sa voiture à la couleur de mes cheveux, tout est bon pour susciter le rire graveleux de sa femme, qui me sert à chaque repas des aliments que je déteste avec un sourire amusé. Je me suis inscrite à l’auto-école l’année dernière, mais je n’y vais jamais. Entre les études, les trajets, et Florent, je n’ai pas une minute à moi. Manu ne me le reproche pas, mais je sais qu’elle aimerait me voir plus souvent. Gontran aussi.

 — C’était bien ?

 Il me pose toujours cette question-là, après. Comme s’il avait besoin d’évaluer ses performances. Alors je lui réponds que oui, c’était bien. Parce que ma foi, ce n’était pas mal. Même si je ne vois toujours pas à l’horizon l’orgasme dithyrambique qui est décrit dans les magazines. Nos rapports intimes ont mis du temps à débuter. Emu, impressionné ou trop nerveux, au moment de l’acte, les érections de Florent tournaient inlassablement en déconfiture. Je le rassurais, le consolais, l’épaulais. Mais jour après jour, je me sentais de moins en moins désirable. Alors quand ça a enfin « marché » je ne me voyais pas lui dire que je n’y prenais aucun plaisir. Ça viendrait.

 L’année scolaire s’est terminée brutalement. Éric a dévalisé l’appartement de Manu et celui de Laurence avant de disparaître dans la nature. Dans celui de Laurence, il y avait l’herbe qu’elle revend pour payer sa consommation personnelle. C’est Loïc qui la lui avait confiée pour qu’elle fournisse la fac de lettres. Manu est partie du jour au lendemain, sans dire au revoir. Laurence va devoir rembourser, quelle que soit la monnaie d’échange. Je quitte la ville avec un pincement de cœur, parce que je sais que je n’y ferais pas ma rentrée prochaine. Tout va me manquer.

 — Et tes parents, ils ne pourraient pas nous prêter leur appart ?

 C’est vrai, je n’y avais pas pensé. Cet été, il travaille dans un restaurant en bord de mer, tout près du minuscule appartement que possèdent mes parents.

 — ça m’arrangerait, je n’aurai pas de trajets à débourser…

 Et ça nous permettrait de tester la vie à deux. Mes parents acceptent immédiatement, ils apprécient beaucoup Florent. C’est un garçon sérieux, qui travaille beaucoup. Il n’est pas fêtard et ne fume pas. Autant de bons points qui en font selon les critères de ma mère le gendre idéal.

 Cette année encore, je n’ai pas trouvé de job d’été. Pendant que Florent travaille, je l’attends sagement à l’appartement, pour être là quand il arrive, vers 15 heures. Souvent, il profite de sa coupure pour aller embrasser ses parents ou faire une sieste. Je dois avouer que je m’ennuie un peu. J’ai proposé à mes amies de me rejoindre pour une plage ou un bain de mer, mais j’essaie malgré tout d’être disponible entre 15 heures et 18 heures, pour le voir. Florent travaille dans une petite pizzeria en bord de mer, il commence à 8 heures et termine vers minuit, tous les jours de la semaine. Les week-ends sont les journées les plus chargées, alors nous ne sortons que rarement, souvent avec ses collègues de travail, parce que c’est plus pratique. Il travaille avec Bruno, un pizzaïolo plutôt sympathique, mariée à une strip-teaseuse. Lorsqu’elle est là, Florent accepte toujours d’aller boire un verre. C’est une immense rousse, sculpturale, qui portent des tenues sexy et extravagantes. Elle est très gentille et semble totalement dingue de Bruno . Pourtant, bien malgré moi, j’en suis affreusement jalouse. Lorsqu’elle est avec nous, je me sens transparente. Florent la regarde comme si elle était la huitième merveille du monde et m’adresse à peine la parole. Souvent, cela donne lieu à des scènes lorsque nous rentrons à la maison. J’ai beau savoir que je n’ai pas la bonne réaction, je ne peux pas m’en empêcher. Souvent, les cris laissent place à des bousculades. Cette nuit, je suis partie pieds nus, en pleurs, parce que je n’arrivais pas à exprimer tout le mal-être que je ressens. J’ai très peur de le perdre. Je n’ai jamais ressenti ça auparavant. Florent est mon oxygène, ma raison d’être. Comme s’il était le seul à pouvoir me rendre heureuse et qu’après lui, tout serait complétement différent. Comme si ma vie sans lui n’avait plus aucun sens. Il est mon phare.

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