Chapitre 22 : Mauvais esprit de Noël

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« Regarde ce que je viens de recevoir ! C’est juste magnifique… »

Mahaut se pencha pour consulter l’écran du portable par-dessus l’épaule de Samuel. Un artiste qu’elle ne connaissait pas avait représenté plusieurs rues de Danapi. Tout dans le dessin, des couleurs chatoyantes des façades à la posture détendue des promeneurs, agressait la carapace qu’elle s’était constituée au fil des nuits, lui rappelant l’immensité du manque qu’elle ressentait depuis presque trois semaines.

« Ce monde n’existe plus, murmura-t-elle avec dépit. Les Ramahènes l’ont détruit, et nous ne sommes pas près de le voir ici pour du vrai…

— N’importe quoi ! réagit Sam. Si on parvient à éviter certains petits écueils, moi je sais qu’on réussira. Notre rêve perdurera quoiqu’il arrive, non ? »

Il se retourna et fixa Mahaut avec un large sourire jusqu’à ce qu’elle lui montre ses dents à son tour, puis l’embrassa sur la tempe. Ils se changèrent sans un mot avant de descendre au salon. Au creux du vieux canapé, Hughes lisait d’une voix de stentor « L’aventure de Petit-Thorax et Rayon d’Or », l’album préféré de Siméon — celui que sa maman lui avait offert lors de leur dernier Noël en commun. Devant la console, Jules et Hugo se donnaient des coups de coude pour prendre l’avantage dans leur jeu de voitures de course.

De retour à la cuisine, où ils avaient passé l’essentiel de leur journée, Sam plaça les zakouskis surgelés dans le four tandis que Mahaut disposait les bols remplis de bâtonnets de légumes sur un grand plateau.

« L’an dernier, on avait préparé des verrines et des bruschettas pour l’apéritif… commenta Mahaut. Ça avait quand même une autre gueule.

— Mais on avait mis des heures à établir la liste des ingrédients et tout trouver ; on avait fait cinq magasins différents ! On n’a juste pas eu le temps cette fois-ci… »

« Sans mentionner le fait que je ne peux même pas sortir faire les courses » pensa-t-elle, incapable d’oublier la présence des deux policiers qui montaient la garde autour de la vieille ferme.

« C’est déjà génial qu’on ait pu venir chez ton père et passer le réveillon avec ton parrain, je trouve… ajouta Sam, dont les réflexions avaient évidemment suivi un chemin similaire.

— Ouais, c’est génial… »

Mahaut se força à afficher un sourire de circonstance. Elle était décidée à faire bonne figure et à profiter de la compagnie de toutes ces personnes qu’elle adorait ; à oublier le reste l’espace de quelques heures. Ils apportèrent le champagne et quelques chips au salon afin d’entamer la soirée dans les meilleures dispositions.

« Au bonheur d’être réunis, lança Jules en levant son verre, et aux promesses de l’avènement d’un monde plus équitable, grâce à nos jeunes ! »

Mahaut trinqua avec les autres en réprimant un frisson des plus inconfortables.

Opthéo Tsong a mis fin à une longue période de guerre et de troubles, puis réussi à civiliser les premiers royaumes de Ramah.

Elle passa la main sur son front pour chasser le souvenir des paroles de ses amis ramahènes. À ses côtés, Sam tenait sa mâchoire inférieure vers l’avant, comme il le faisait chaque fois qu’il était contrarié. Était-il aussi mal à l’aise qu’elle à la perspective d’évoquer les actions du mouvement ?

« Tu sais, grâce au courage et à la ténacité de ces deux-là, appuya Hughes en montrant Sam et Mahaut avec sa flûte, le monde plus équitable est déjà advenu chez GreenFields. Nos réorganisations commencent à porter leurs fruits, y compris dans l’usine de Bangalore ; le travail en équipes autogérées semble vraiment y répondre aux attentes des ouvriers. Et puis on a officiellement renoncé à nos brevets et rendu toutes nos découvertes publiques, ce qui devrait accélérer l’adoption de notre technologie par une grande partie de l’industrie, ainsi que son amélioration.

— Mais on n’a rien à voir avec ces changements, contesta Mahaut d’une voix désenchantée. C’est Cyriaque qui a mis ça en place. Et le conseil d’administration…

— En pratique, peut-être, admit son père. Mais tu crois que sans toi, tout ceci serait arrivé ? Sylvie serait toujours aux commandes, voyons ! Elle serait en train de vérifier les plans de la villa qu’elle comptait faire construire sur la côte amalfitaine avec les bénéfices de mon travail… »

Mahaut saisit une poignée de cacahuètes pour la fourrer dans sa bouche. Sa mère avait à ce point quitté ses pensées et préoccupations ces dernières semaines qu’elle ne put s’empêcher d’en concevoir une légère culpabilité. Elle fila dans la cuisine pour revenir aussitôt avec le plateau des crudités.

« Au fait, vous avez de ses nouvelles ? s’enquit Jules sur un ton détaché.

— De Sylvie ? s’étonna Hughes. Pas vraiment. Je sais qu’Alain de Potter est allé la visiter en prison le mois passé. Elle est toujours aussi aigrie, apparemment.

— Ce genre de défaite doit être difficile à digérer… commenta l’expatrié. Tout son monde s’est un peu écroulé autour d’elle.

— Mais on l’a prévenue qu’il était temps de s’adapter et d’écouter les autres ! argua Mahaut, énervée. Elle n’en serait pas là si elle n’avait pas voulu se venger de mon ingérence. C’est comme un alcoolo qui râlerait sur son médecin parce qu’il lui a diagnostiqué une cirrhose du foie… »

Elle se leva à nouveau pour sortir les hors-d’œuvre du four et les déposa sur la table du salon. Ils en dégustèrent quelques-uns en silence pendant que Siméon et Hugo ramassaient les miettes dans les bols de chips.

« Et toi, Samuel, tu as trouvé un job qui te plaît ou bien c’est activisme full-time pour le moment ? se renseigna Jules, visiblement soucieux de revenir à un sujet moins sensible.

— En fait, en septembre, je m’étais réinscrit pour un certificat en politiques économiques et sociales…

— Sam est beaucoup plus orienté réflexion qu’action, il faut dire… se moqua Mahaut, contrecarrant les plans de son parrain.

— Malheureusement, j’ai eu du mal à assister aux cours avec la régularité requise, poursuivit son ami sans relever l’interruption. C’est vrai que le mouvement nous prend pas mal de temps.

— Sam passe pas mal de temps à rêver, en clair… dénigra-t-elle sans même comprendre d’où lui venait cette poussée de mépris.

— Mais c’est essentiel de rêver ! contredit Hughes avec un sourire qui paraissait forcé. Sans rêve, pas de projet. Et sans projet, pas d’action.

— C’est bien une réflexion de prof d’unif, ça ! s’amusa Mahaut, les sourcils haut perchés.

— Appelle ça objectif, intention ou aspiration, si tu préfères, tempéra son père. L’important est de considérer que toute démarche a une fin, même mal circonscrite par les acteurs.

— Oulah, tu parles carrément comme un sociologue, maintenant ! Sam déteint sur toi, je le crains… Bon, j’ai faim. Vous allez à table ? Je lance l’entrée. »

Mahaut se leva pour rejoindre la cuisine à grandes enjambées, posa les deux mains sur le plan de travail, puis le front sur la pile des assiettes qui attendaient leurs mousses de saumon maison. Le contact froid de la porcelaine ne réussit cependant pas à calmer son exaspération. Pourquoi ne pouvaient-ils pas passer le réveillon à discuter de sport, de séries et de voyages comme des gens normaux ?

Quand elle entra dans la salle à manger, la conversation avait par chance dévié vers les moutons de Jules. Avec force détails sordides, son parrain contait l’attaque de loup subie par son troupeau aux garçons, qui écarquillaient les yeux de plus en plus grands. Hugo se réjouit de voir les nouveaux chiens de son père à son prochain séjour en Toscane, tandis que Siméon décomptait les semaines jusqu’au congé scolaire suivant — sans attendre que Hughes ait validé leur visite.

La menace des loups avait par ailleurs donné à Jules l’occasion de rencontrer d’autres éleveurs de la région, avec lesquels il avait démarré une coopérative de distribution de produits locaux. Petit à petit, ils mettaient en place leur réseau de vente, en offrant aux commerçants qui acceptaient de travailler avec eux des prix hautement compétitifs.

« Tu te souviens de la boutique où on avait acheté les épices pour vos super légumes ? questionna Jules.

— Oui, on aurait aimé les refaire ce soir, mais on n’a pas eu le temps de trouver un magasin spécialisé, je suis désolée, se lamenta Mahaut, revenue à de meilleures intentions, à défaut de sentiments plus positifs.

— Ce n’est pas grave. Je voulais juste dire que le marchand m’avait parlé de toi. Il t’avait reconnue sur une photo dans le journal. Et grâce à ça, on a discuté, et finalement il a accepté de rejoindre notre coop. Cool, non ?

— Top ! Au moins, je sers à quelque chose… »

Elle baissa les yeux pour ne pas croiser les regards réprobateurs de ses proches avant de décamper une fois de plus en cuisine. Elle sortait les filets de biche du four lorsque Sam apporta les assiettes qu’il avait débarrassées.

« Qu’est-ce qui ne va pas, Mahaut ? interrogea-t-il en fourrant les couverts en vrac dans le lave-vaisselle.

— Rien du tout. Je me demandais juste pourquoi c’était moi qui devais gérer tout le repas. C’est sans doute parce que je suis la seule fille… »

Il la dévisagea un long moment, puis saisit le poêlon dans lequel mijotaient les airelles et les versa dans un ravier. Ils disposèrent ensemble les ramequins de gratin dauphinois sur le plateau de service.

« Tout à l’heure, je m’occuperai de la bûche, d’accord ? proposa Sam quand ils passèrent la porte de la cuisine, les bras chargés.

— C’est toi qui vois, je ne voudrais surtout pas te forcer. »

Leur plat reçut les félicitations de tous, y compris de Siméon-le-difficile — qui avait repéré plus tôt dans la journée la recette écrite de la main de sa maman. Lasse, Mahaut écouta d’une oreille la conversation dériver vers la scolarité des deux garçons et les différentes approches éducatives choisies par les professeurs. Des images de Danapi s’infiltraient bien malgré elle dans son esprit. L’école de Talisham. Les élèves grimpant aux arbres dans la cour. Les ruines de leur logement. Son amie qui ne verrait peut-être plus jamais la lumière du jour. La rancœur et le dégoût, si difficiles à évacuer. Elle se resservit de vin pendant que Sam rassemblait les assiettes.

« Et sinon, vous tenez le coup, vous deux ? s’enquit Jules après avoir laissé Hugo et Siméon à leur partie endiablée de Dobble. Les derniers mois n’ont pas dû être de tout repos…

— Ça dépend de quelle manière tu regardes les choses, ironisa Mahaut. Perso, je n’ai pas le sentiment d’avoir été surmenée, je suis surtout restée peinarde chez moi. Même si ce “chez moi” change tous les mois… »

Son parrain la fixait avec ce qui lui sembla être une bonne dose de pitié, ravivant instantanément son agacement.

« Mais ce n’est pas grave, reprit-elle, puisqu’on est en train de développer des tactiques pour rendre la monnaie de leur pièce à ceux qui souhaitent nous voir disparaître.

— Tu veux dire : les faire disparaître ? parut-il s’inquiéter. Qui ça exactement ?

— C’est le premier problème. On a des soupçons, mais pas encore de coupables identifiés.

— Et une fois que vous les aurez identifiés, que se passera-t-il ?

— On fera tout ce qu’on peut pour qu’ils soient traduits en justice et croupissent à l’ombre pour un bon moment, bien sûr », affirma Mahaut, qui n’appréciait pas trop le ton alarmé de Jules.

Du coin de l’œil, elle apercevait le visage crispé de Sam. Depuis quelques jours, elle se gardait bien d’évoquer avec lui les méthodes toujours plus agressives conçues par Alexia pour contrer les attaques des lobbies et autres défenseurs du grand ordre mondial.

« C’est très délicat, énonça finalement son ami. On est en train de réfléchir à la meilleure stratégie pour préserver la puissance mobilisatrice du mouvement…

— Par “on”, tu veux dire toi, j’imagine ? glissa-t-elle avec un rictus dédaigneux.

— … tout en veillant à ce que nos actions ne mettent pas en danger ceux qui s’y impliquent.

— Nos actions ? Rappelle-moi : à quel moment tu t’es impliqué dans une action, SamSam ? Dans mon souvenir, tu étais plutôt sur le côté en train d’applaudir…

— Eh, les enfants, c’est Noël ! intervint Hughes. Ce serait dommage de gâcher cette belle soirée par des paroles que vous regretterez demain.

— Tu as raison, évitons ça, approuva Mahaut. Je monte, j’ai trop mangé. Sam s’occupe du dessert de toute façon. Bonne nuit. »



***


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