Quod erat demonstrandum

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De tout temps, l’énigme de la poule et de l’œuf a occupé les esprits les plus brillants de l’humanité. Dans le royaume de la Céleste Lumière, cette question fut abordée plusieurs fois au cours des siècles. La première trace de la controverse dite de « la poule et de l’œuf » apparaît sous le règne du roi Grodulf le Bon, descendant direct des ombrageux fondateurs de l’Empire Céleste.

La capitale de ce royaume est bâtie sur une haute colline dominant l’océan. Les faubourgs, situés près du port, sont les domaines de la pénombre et de la pauvreté. L’opulence apparaît lorsqu’on se rapproche du sommet. Là, dominant de luxueuses résidences, se dresse le palais royal, ses murs de marbre blanc illuminés par le soleil.

Dans l’immense salle de réception du Palais, le roi Grodulf le Bon s’ennuyait. La musique lente, ânonnée par des musiciens pourtant réputés, les danses compassées, les sourires figés, tout ceci avait fini par le plonger dans une froide exaspération. La mode du deuxième siècle après la Fondation de l’Empire Céleste imposait des festivités réservées et dignes. Dignes de quoi ? Si certains se posaient la question, personne n’osait avancer une réponse. Seul le roi, dans son immense générosité, aurait pu braver les usages et introduire une musique festive, comme on pouvait parfois en entendre dans les bas quartiers. Mais une des responsabilités d’un dirigeant est de faire respecter les coutumes, même s’il doit pour cela passer des heures affligeantes, comme celles de cette soirée interminable.

Cette contradiction entre devoir et désir n’avait pas arrangé son caractère. C’est pourquoi bien des bals s’étaient terminés tragiquement pour l’un ou l’autre de ses invités. Ses proches ne s’y trompaient pas ! Il y avait certainement de la bonté dans le cœur du souverain du plus vaste royaume du monde connu, mais rares étaient ceux qui pouvaient se vanter d’en avoir bénéficié. Le surnom de « le Bon » sonnait plus comme une supplique que comme une louange. La nuit s’avançait, les sourcils du roi se fronçaient, les rides de son front se creusaient. Les danseurs demeurés suffisamment sobres pour interpréter ces signes devenaient nerveux.

C’est alors qu’intervint, au grand soulagement des courtisans, un jeune philosophe contemplatif fraîchement arrivé à la cour.

— Majesté, s’exclama celui-ci, je me nomme Celdric le Pénétrant. Vous connaissez certainement l’énigme de la poule et de l’œuf ?

Devant le mutisme bourru du roi, alors que tout autre se serait enfoncé la tête sous le carrelage, le jeune noble eut un sourire suffisant. Les musiciens baissèrent le volume de leurs instruments, les danseurs cessèrent de se dandiner pour se rapprocher du trône royal. Le spectacle promettait d’être plaisant.

— Eh bien, majesté, reprit imperturbablement Celdric le Pénétrant, si vous le permettez, après un rapide historique, j’apporterai une réponse définitive à cette question.

— Soyez bref, laissa tomber le roi. Bref et convainquant ou c’est moi qui vous raccourcirai.

Quelques rires résonnèrent dans la salle, les fêtards commencèrent à se détendre. Nullement décontenancé, le jeune homme poursuivit son exposé.

— Voilà majesté. Qui de l’œuf ou de la poule est arrivé en premier ? Cette question, tous les hommes intelligents du royaume se la posent sans pouvoir apporter de réponse.

Le roi ne s’était bien entendu jamais intéressé à ce genre de devinette. Mais, malgré cette formulation malavisée, il demeura impassible. La suite promettait d’être délectable. Le jeune philosophe, imperméable à l’humeur maussade du souverain, continua sa démonstration.

— Pour faire une poule, il faut d’abord un œuf. N’est-ce pas, majesté ? Mais, pour avoir un œuf, il faut une poule pour le pondre. Les philosophes ont toujours été limités par leur manque de vision. C’est pour cela qu’ils n’ont jamais trouvé la solution.

Le roi hocha la tête en un geste qui pouvait, éventuellement, être interprété comme un encouragement.

— Eh bien, reprit le jeune noble enthousiaste, la réponse est : la poule.

Il y eut un long silence incrédule et perplexe. Finalement, le comte de Penelle, un proche du souverain, s’enquit d’une voix presque amicale :

— D’où donc tirez-vous cette certitude, mon bon ami ?

— C’est pourtant évident, expliqua Celdric le Pénétrant, un doigt pointé vers le ciel : c’est la poule qui pond l’œuf, donc s’il n’y a pas de poule, il ne peut pas y avoir d’œuf. Quod erat demonstrandum.

Devant tant de candeur sentencieuse, le roi hésita. Faire pendre un imbécile prétentieux n’allait pas compenser les heures d’ennui qu’il venait de subir. D’un autre côté, ses invités auraient droit à un spectacle impromptu et il serait débarrassé d’un crétin. Les imbéciles ne manquaient pas dans le royaume mais celui-là n’était même pas divertissant. Accroché au bout d’une corde, peut-être arriverait-il à faire rire. Grodulf le Bon se préparait à appeler son bourreau quand une voix acerbe déchira le silence pesant qui s’éternisait dans la salle de bal :

— Tout ceci est ridicule. Ce garçon est à peine sorti des jupes de sa mère et il se prétend philosophe ! Majesté, j’ai servi votre père avant vous, je vous ai enseigné la dialectique et l’épistémologie. N’écoutez-pas cet artificieux. De tout temps, c’est l’œuf qui arriva en premier. L’œuf est la source, c’est l’origine de toutes possibilités. Comment la poule, un animal aussi stupide, pourrait-elle concevoir une merveille telle qu’un œuf ?

En entendant l’élocution acariâtre de son vieux précepteur, le roi eut un sourire reconnaissant. Voilà qui rendait la soirée divertissante : un débat philosophique avec un pendu à la clef. Mais encore une fois, avant qu’il n’ait pu prendre la parole, la voix arrogante du jeune philosophe s’éleva dans la salle :

— Comment ce vieux fou pourrait-il connaître la science moderne, ses arcanes ésotériques ? cracha le jeune noble. Que sait-il de l’occulte et de la géométrie ?

Le roi eut un sourire sardonique. Finalement, les philosophes pouvaient être distrayants. Il se leva de son trône avant d’être à nouveau interrompu puis tendit un doigt impérieux en direction des deux adversaires :

— Un empire, un roi, une vérité, tonna-t-il. Cette énigme doit être résolue maintenant. Le vainqueur de cette controverse sera honoré, le perdant sera pendu à la haute voûte de la salle royale.

Celdric le Pénétrant, jeune philosophe prometteur, réalisa enfin que les évènements ne se déroulaient pas de façon optimale. Autour de lui, les courtisans attendaient, sourire aux lèvres, la suite de ce divertissement inopiné.

Comment diable s’était-il fourré dans cette situation ? Ses connaissances en géométrie et en casuistique ne l’avaient pas préparé à de telles persécutions. Pris d’une subite inspiration, il bomba le torse et se tourna vers le vieux précepteur :

— Je l’affirme au nom des plus grands penseurs, c’est la poule qui arriva en premier. Et je le prouve !

Coupant court à toute controverse, Celdric dégaina un sabre à courte lame. D’un coup de taille, il l’abattit sur la poitrine du vieil homme. Malgré la douleur, celui-ci saisit un poignard glissé à sa ceinture et en plongea la lame dans l’épaule de son assaillant. Aussitôt, les spectateurs leur crièrent des encouragements. D’autres lancèrent des insultes et des railleries. Il y eut encore plusieurs échanges, d’estoc pour le poignard, de taille pour le sabre. Puis les deux philosophes s’effondrèrent lentement, perdant leur sang de multiples blessures. Enfin, le calme s’installa dans la salle de bal.

Le roi se redressa lentement, puis fit quelques pas devant son trône. Son regard fit le tour des nobles présents autour de lui :

— Nous pouvons considérer que l’énigme n’est pas tranchée, déclara-t-il, un sourire esquissé sur ses lèvres. Contrairement aux philosophes. Que la fête continue !

Des serviteurs débarrassèrent la salle des cadavres encore chauds. La musique résonna de nouveau, les couples se reformèrent et la danse reprit. Cette nuit-là, les nobles firent de leur mieux pour éviter de glisser sur les flaques rouges qui s’étalaient sur le carrelage.

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