La Grande Aventure des Lutins

6 minutes de lecture

Hulu s'agitait. Il jeta un regard agacé vers son compagnon qui se soulageait sur le mur du vieux temple.

  • Grouille toi, Tutu ! J'ai pas envie de m'attarder dans l'coin ! On a du chemin ! s'emporta-t-il.
  • Ouais ho hé, une minute, répondit Tutu. On fait ce qu'on peut.

Un peu plus loin, Berlu et Turlu croquaient des fleurs de jacqueline en gloussant bêtement. Le petit groupe était parti du village depuis plusieurs jours, leur destination était encore incertaine et la route, dangereuse. Mais leur réserve de fleurs était largement suffisante pour traverser la contrée. Et c'était tout ce qui importait pour un lutin.

Tout en terminant son affaire, Tutu tourna la tête vers Hulu.

  • D'ailleurs pourquoi on dit "s'attarder dans le coin" ? J'veux dire, un coin c'est là où deux murs se croisent. C'tout. Et pourtant on dit que c'est le plus grand arbre du coin, qu'on connait le coin comme sa poche. Mais c'est débile. Déjà, les arbres ça pousse pas dans les coins. Un coin c'est là où deux murs se touchent et p'is c'est tout.

Hulu soupira et reprit la route en faisant un signe aux deux autres. Tutu accourra à leur suite tout en remontant son pantalon. Arrivé à hauteur, Hulu avança tout de même une réponse, un peu à contrecoeur.

  • J'sais pas, peut-être que c'est une expression de boxeur. Si tu es coincé dans le coin du ring, tu t'en prends une dans le groin. Donc on ne s'attarde pas dans le coin.

Cette réponse laissa Tutu un brin songeur, mais il s'en accommoda. Hulu était visiblement soulagé même si la question continuait de lui trotter dans la tête.

La Grande Forêt se présenta devant eux. Imposante. Mystérieuse. Et surtout Interdite. Cette forêt imposait les majuscules. Berlu s'arrêta à peine, escalada la clôture qui en barrait l'entrée et s'y engagea tout en croquant une nouvelle fleur. Les autres lutins s'engagèrent à sa suite sans plus de réflexion. De toute évidence, Hulu était perdu dans ses pensées et quelque chose le turlupinait.

  • Un truc te tracasse Hulu ? demanda Turlu.
  • Ouais, pourquoi on dit les quatre coins de la planète. Elle est ronde. Y'a pas de coins, répondit-il.
  • Ouais c'est c'que je disais, c'est débile, ajouta Tutu.

La nuit tombait. Berlu avait pris un peu d'avance. Au détour d'un méandre du chemin, ils l'aperçurent au milieu d'une clairière, au bord d'un lac minuscule qui tenait plus de la grosse flaque. Le reste du groupe le rejoignit. Des lucioles voletaient au-dessus de l'eau. Une légère brise ridait la surface.

  • Vous pensez que c'est profond ? demanda Berlu dès qu'ils furent à portée de voix.
  • Chais pas, il n'y a qu'un moyen de le savoir.

Turlu prit une chaise qui trainait et sonda le fond du lac. Elle disparut dans l'eau noire. Il se mit à la recherche d'une chaise plus haute sans succès. Tutu haussa les épaules pour exprimer son désintérêt avec un grognement. Soudain, Hulu sentit un picotement le long de son échine. Quelque chose clochait.

Un grognement sourd et menaçant se fit entendre. Ils se retournèrent lentement et se retrouvèrent nez à nez avec un énorme molosse. Le monstre avait deux têtes, il était hérissé de poils drus, ses crocs brillaient dans la nuit. L'une de ses gueules bavait et jappait. L'autre était plus calme, mais avait un regard à vous glacer le sang. Elle était encore plus effrayante. Dans un réflexe stupide, ils sortirent tous les quatre une fleur, qu'ils croquèrent frénétiquement. La tête au regard perçant se tourna vers l'autre en essayant de la mordre, pour lui intimer le silence. Puis en fixant tour à tour les quatre lutins, elle se mit à parler d'une voix grave et lugubre.

  • D'où venez-vous, lutins ?

Ils répondirent tous en choeur, en montrant du doigt le chemin d'où ils venaient, comme hypnotisés par cet abominable monstre.

  • Euh, de là-bas, dirent-ils d'une voix chevrotante.
  • Et où allez-vous, lutins ? enchaina le cerbère.
  • Euh, par là-bas, répondirent-ils en indiquant le chemin partant à l'opposé.

Un silence lourd de menace s'installa alors que les deux têtes les reniflaient. Puis, le monstre leur tourna le dos et repartit sans se retourner.

  • J'aurais pu vous dévorer, leur dit-il avant de disparaitre dans l'obscurité.

Ils restèrent interdits. Tutu brisa le silence en mâchonnant une fleur un peu plus coriace que les autres.

  • Bon on y va les gars ?

Et le petit groupe reprit sa route dans la gaieté, comme si rien ne s'était passé. Qu'il était bon d'avoir une mémoire de lutin. Ils parvinrent enfin à l'autre bout de la Grande Forêt. Le spectacle était grandiose. Ils se trouvaient au sommet d'une immense falaise, au-delà de laquelle s'étendait la Grande Plaine, un pays merveilleux peuplé d'elfes gracieux, de nains audacieux et, malheureusement, de quelques terribles ours bleus. Les lutins se prirent par les épaules pour contempler le paysage piqueté de myriades de petits feux de toutes les couleurs. Berlu se pencha au-dessus du vide et cherchait déjà une voie pour descendre.

  • Allons-y, ne perdons pas de temps, pressa-t-il. Turlu hésita.
  • T'es sûr que c'est pas trop haut ? s'inquiéta-t-il.
  • Oh, mais allez, qu'est-ce que t'as fait de ta couille ? Tu ne vas pas revenir sur tes pas ! encouragea Tutu.

Turlu lui jeta un regard courroucé.

L'escalade fut longue et fatigante. Il commençait à pleuvoir, et agrippés ainsi à la paroi, à la merci du moindre faux pas, ils ne pouvaient plus croquer de fleur. Turlu avait tout de même trouvé le moyen de se coincer une tige dans la chemise, ce qui lui permettait — moyennant quelques savantes contorsions — de mâchonner sans lâcher prise. Alors qu'on n'entendait que les grognements des compères, tout concentrés sur leurs affaires, Hulu ouvrit la bouche.

  • J'ai réfléchi à cette histoire de coin, se risqua-t-il. Peut-être qu'à l'époque des cartes en papier, les bords n'étaient pas bien explorés, du genre Terra Incognita. Et du coup les coins étaient encore moins connus. Donc on désignait les trucs comme ça, les pechnos du coin, la rivière du coin, le monstre du coin.
  • Pourquoi on ne dit pas les ploucs du bord ou la taverne du bord dans ce cas ?

Une remarque très juste qui ne manqua pas de plonger les lutins dans des abîmes de réflexion.

Il ne restait plus que quelques mètres avant d'arriver au pied de la falaise. Ils se pressèrent. Tutu sauta pour arriver plus vite en bas. Sa cheville prit un peu d'avance. Le reste du corps suivit. Un "crac" ferma la marche.

  • Ouille, milles lombrics lubriques ! Je me suis pété la cheville, cria-t-il.
  • Trente tarentes hurlantes ! Tu arrives à marcher ? s'enquit Hulu.
  • Cent varans puants ! C'est pas dans le coin qu'on va trouver un soigneur, se désola Turlu.
  • Ni dans le bord, ajouta Berlu. A ces mots, les quatres lutins explosèrent de rire sans pouvoir se retenir.

Tout ce raffut ne pouvait que rameuter les ours bleus. Ces bestioles affamées se régalaient de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à des lutins. Un groupe de quatre lutins, c'était un sacré festin. Les compères étaient acculés contre la falaise. Pour autant, leur fourire n'avait pas cessé. Mais ils essayèrent de se contrôler alors que les deux ours se rapprochaient :

  • Hé Vince, viens voir par là. Regarde ce qu'on a là.
  • Ils ne m'ont pas l'air très frais ceux-là. Ils viennent d'où ?
  • Ils sont descendus du mur. Celui-là s'est pété une cheville.

Hulu plissa les yeux et essaya de prendre une respiration. Ici se finissait sûrement leur aventure, et peut être plus encore. Ils allaient tous finir dans une salade. L'ours prénommé Vince soupira.

  • Bon allez, embarque-moi tout ça. On les emmène au poste, direct la cellule de dégrisement. Ils sont bourrés comme des coings.

Et les quatre lutins d'éclater de rire de plus belle.

Annotations

Vous aimez lire Eric Kobran ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0