Une affaire personnelle

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Je n’aurais jamais pensé te revoir un jour et pourtant, tu es là, à quelques mètres de moi. Les années ont passé, le temps et les événements ont fait leur œuvre, mais je t’ai reconnue à la seconde où je t’ai vue. Toi, tu ne me vois pas, mais je t’observe. Je ressens un petit pincement au cœur alors que je te regarde déambuler dans ce parc ombragé où la nature a repris ses droits. Je pourrais sortir de ma cachette et lancer un « Salut, ça va ? » par bravade, mais je suis complètement tétanisé. A l’époque, tu m’avais arraché le cœur pour le mettre en pièces. Je n’ai aucun doute sur le fait que tu en ferais de même aujourd’hui. Et pourtant, je suis là.

La curiosité n’est pas qu’un vilain défaut. C’est aussi un dangereux poison. Un poison qui vous ronge, lentement, mais sûrement.

Quelques heures plus tôt, j’étais allongé sur un vieux matelas dans une chambre miteuse, à tenter vainement de trouver le sommeil, alors que Thomas faisait un boucan à réveiller les morts, à force de ronflements. Pas de télé, pas d’internet, plus de batteries, pas de bras, pas de chocolat. Seulement l’image d’un vieux plafond craquelé, quelques photos de famille alignées dans des cadres et de vieux posters déchirés aux murs jaunis par la fumée de cigarette.

Je repensais à ma vie d’avant – avant que tout ne parte en couilles. Quand je caressais encore le vieil espoir d’une vie normale. Métro-boulot-dodo-duo-marmots. Par je ne sais quel enchevêtrement de pensées, ton visage m’était alors revenu. Pas les autres, celles d’avant ou d’après. Non. Toi. Marion. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que tu étais celle qui m’avait le plus marqué. On n’oublie pas facilement son premier véritable amour, après tout, celui qui s’imprègne comme la marque d’un fer rouge. Marion Vette. Une trace indélébile, une inception profonde, un fantôme qui refuse de sortir de mon esprit. L’idée s’était insinuée en moi comme un virus qui grignote chaque cellule de mon corps. Plus moyen de penser à autre chose. J’avais furieusement envie de te revoir, une dernière fois.

Une opportunité s’était présentée quand il avait fallu sortir faire les courses. Je savais que le centre commercial serait bondé et qu’il serait pénible de s’y risquer. J’avais donc proposé innocemment à Thomas une supérette que je connaissais, à quelques centaines de mètres de là. Isolée, tranquille. Celle en bas de chez toi, à laquelle tu avais l’habitude de venir à l’époque, quand il nous manquait un truc ou deux – en général une bouteille de bière, des chips et du saucisson. Tu disais toujours que tu ne bougerais pas du quartier, que c’était comme ça, que t’avais grandi ici et que t’y finirais sûrement. Quand je t’avais rétorqué que t’étais pas Daredevil et qu’on n’était pas à Hell’s Kitchen, tu t’étais marrée. Aujourd’hui, c’est moi qui me marre en y repensant. Belle ironie. Et si tu y étais encore ?

Il règne une chaleur infernale dehors. C’est l’été, ça cogne, ça suinte, ça pue. La rue est déserte. Thomas ne cesse de fredonner un air connu des Cranberries alors que nous arpentons le trottoir tranquillement, à l’ombre. Je ressens une petite appréhension alors que nous évoluons dans cette ville qui est ma jungle. Nous arrivons au pied d’un grand escalier dégagé que Thomas remonte en courant tandis qu’il entonne The eye of the tiger tout en esquivant nonchalamment les silhouettes des passants qui nous entourent, tandis que je préfère garder mes distances. Arrivé en haut, il sautille en donnant des coups de poing dans le vide d’un air amusé. Ce con parvient à m’arracher un sourire. Je sais qu’il fait ça pour me changer les idées et que je pense à autre chose. Il a toujours été comme ça. Au bout de quelques minutes, nous sommes presque arrivés à destination.

La supérette est en vue, au-delà d’un petit espace vert où viennent en temps normal se poser les jeunes en cercle, sur la pelouse, où les vélos, bicyclettes et poussettes font crisser les graviers et où les familles viennent se promener le temps d’un … je me fige et me planque derrière la première bagnole venue.

« Qu’est-ce que tu fous, mec ?

- C’est mon ex là-bas, planque-toi ! »

Il s’exécute et scrute les lieux avec moi. L’espace d’un instant, j’ai l’impression irréelle d’être dans un film d’espionnage.

« T’as surtout l’air attardé, Calvin », lance Thomas. « C’est ton ex et alors ? Va lui dire bonjour, elle ne va pas t’manger.

- On voit bien que tu la connais pas.

- Très drôle. » Thomas laisse échapper un sifflement et regarde de plus près.

« Elle a l’air d’être avec son jules et ses gosses, non ? » Effectivement, elle semble accompagnée. A ses côtés se tient un grand gaillard et à ses basques, deux marmots. Marion…

Boucles brunes, yeux marron, accent du sud, petites pommettes quand elle sourit. Flashback. Une soirée de fac’ comme tant d’autres pour célébrer la fin des exams et l’obtention d’un diplôme qui nous permettrait à terme de pointer comme tout le monde à Pôle Emploi. Comme à chaque fois, nous étions les derniers debout et avions logiquement fini au pieu, ou plus précisément, sur un matelas gonflable deux places installé dans un bureau, à écouter de la musique et à refaire le monde. Mais cette fois-ci, je ne sais pas pourquoi, quelque chose s’était passé.

Des petites réflexions sarcastiques et salaces, l’excuse d’une mèche rebelle sur la joue qui lui cachait une petite partie du visage, un chemisier avec des boutons à pression un peu trop faciles à faire sauter et, juste en dessous, la promesse d’une soirée passionnée. Il ne s’agissait pas d’une énième histoire de cul entamée sur Tinder ou je ne sais quelle autre appli de « rencontre » à la con. C’était elle, c’était Marion. Pas la légendaire fille aux cheveux noirs que je recherchais depuis des années, certes ; mais c’était Marion. On ne peut jamais savoir ce que la vie nous réserve et pourtant, elle était là, à me dévorer du regard tandis que je posais avec une infinie précaution la main sur son sein. Pas d’interruption du temps, pas de moment où nous allions nous jeter l’un sur l’autre, retirer toutes nos fringues en un éclair et passer à l’acte sans préliminaires ou mièvreries. Merde. Elle avait la peau tellement douce. On ne se pose pas ce genre de question en fréquentant quelqu’un – une collègue de boisson, une bonne pote, une très bonne amie – sans arrière pensée pendant si longtemps. Ou l’espace d’une seconde. Ou lors d’une soirée arrosée, où l’on « envisage » la personne avant de se réveiller et de se dire Non mais ça va pas la tête – tressaillement – elle avait posé sa main sur mon flanc en m’expédiant un frisson dans tout le corps.

Elle avait laissé échapper un petit sourire. Je lui avais rendu la pareille. Maintenant, nos visages n’étaient plus qu’à quelques centimètres et j’avais l’impression d’être perdu dans son regard, qui me faisait l’effet d’une cascade. Les chutes du Niagara. Sensation de vertige. L’envie de m’y laisser basculer tête la première. Les nez qui se touchent. Aucun mot échangé. Plongés dans le regard de l’autre. Nos lèvres se rapprochent, hésitent, se cherchent. Je crois qu’on a la même musique dans la tête en ce moment. Enfin, pour ma part, c’est un roulement de tambours interminable. Le meilleur moment d’une relation n’est ni le premier pas, ni le premier pet, mais cet instant fugace qui précède le premier baiser et qu’on voudrait faire durer pendant des heures. On dit qu’un baiser raccourcit la vie de 3 minutes. Avec un tel état d’excitation, la formule « je veux passer le reste de ma vie avec toi » prend tout son sens. Ce qu’on ne sait pas c’est que ladite vie s’en trouve clairement abrégée. Ces deux centimètres qui séparent nos lèvres sont le creuset du Big Bang. C’est fou ce que je peux raconter comme conneries.

Enfin, un effleurement. Un autre. Un autre. C’est une lutte sans fin. Nos yeux sont clos. Nous sommes à l’aveugle. Nos autres sens sont en ébullition. Nos lèvres sont posées. C’est l’instant avant le grand saut vers l’infini et au-delà. Buzz. Baise. Putain. Daniel Jackson sur le point de franchir la Porte des étoiles. Indiana Jones la jambe en l’air, paré pour le saut de la foi, de l’ange. L’ange c’est elle. Aurait pu s’appeler Angèle mais non, Marion, comme Marion Ravenwood qui… Ça y est. Premier baiser. Au loin, l’écho d’un « échangé sur une plage en été ». Ta gueule. Très loin. Très loin. Plus rien. Plus un son. Plus un bruit. Plus un mouvement. Une flottille de vaisseaux du Premier ordre balayé par le passage d’un vaisseau de l’alliance rebelle en vitesse lumière et qui les réduit à néant dans le silence de l’espace, là, oui là où personne ne vous entendra crier CHUUUT. Rien. Le néant. Grande inspiration. Un deuxième baiser. Plus long. Respiration coupée. Troisième round. Plus long. Expiration. Au quatrième, pas de gants, plus de secrets, les langues se touchent, se délient et s’entremêlent avec délicatesse. Un cinquième élément, pour la route et je me replie de quelques centimètres en rouvrant les yeux. Elle fait de même. Grande expiration, sourire. Mon nez effleure le sien. Je laisse échapper un « Putain », dans un souffle. Elle laisse échapper un pouffement. On a 16 ans à nouveau. De vrais gosses. Premier niveau achevé, succès débloqué. Passons aux choses…

« Tu serais pas encore reparti dans un de tes flashbacks à la con toi ? » Thomas. Retour au réel. Le soleil m’éblouit tandis que, délaissant à regret ce cocon de quiétude, je reprends conscience du monde hostile qui m’entoure. Bon, bref, oui, c’est bien elle et ça semble bien correspondre à l’idée qu’elle se faisait de la vie. Rangée, millimétrée, circonscrite. Unité de temps, d’action, de lieu. Travail, famille. Pas triste. Inconciliable avec mon esprit torturé, perché, perdu. Elle avait déjà tracé sa voie, son Destin et quand elle avait compris que ça ne fonctionnerait pas entre nous, elle avait tracé la route.

« Non mais c’est-à-dire qu’on était venus chercher des bières à la base, pas faire ton introspection », réplique Thomas en poussant un soupir. Son destin. Le nôtre était-il de finir par se retrouver après toutes ces années ?

« Tu nous emmerdes avec ton Destin.

- Ta gueule.

- Tu t’appelles pas Calvin pour rien toi ...

- J’y vais ». Grande inspiration.

« Je vais lui parler.

- Lâche l’affaire, mec. Laisse-la vivre sa vie, enfin… tu vois ce que je veux dire. C’est mort. Lui parler ne changera rien. ». Impossible. Elle est là, je n’ai qu’à m’avancer pour qu’elle me tende les bras. Sans un mot, je me lève calmement et sors de ma cachette. Résigné, Thomas se lève aussi à contrecœur et tente de me raisonner.

« Tu transgresses les règles qu’on s’est fixées.

- Je sais. Mais c’est une affaire personnelle. Et je lui ai fait une promesse ».

Je suis désormais complètement à découvert et j’avance, lentement, pas après pas. Personne ne semble remarquer ma présence jusqu’à ce que j’arrive auprès de cette famille qui dans un autre monde aurait pu être la mienne, mais pas dans celui-ci. Je cherche quelque chose de brillant à dire, de percutant, une réplique cinglante qui lui fasse l’effet d’une balle, tandis que je m’approche, mais tout ce que je trouve à dire sur le coup c’est …

« Marion, je suis ravi de voir que tu as trouvé chaussure à ton pied ». Elle tourne lentement la tête vers moi, imitée très vite par son jules que je trouve d’emblée bizarrement très repoussant avec son air un peu hagard et son regard de bovin. C’est alors que je remarque que dans tout ce fatras qu’est devenue ma vie, ce monde, l’univers et le reste, il lui manque précisément une chaussure. Regard écarquillé, tressaillement du coin des lèvres, je ne tiens que quelques secondes avant d’exploser de rire. L’écho de mon éclat résonne dans tout le parc et attire l’attention des autres indésirables. Tous les regards sont braqués sur moi. Je n’ai pas beaucoup de temps pour agir. Je prends une grande inspiration, jette un coup d’œil à Thomas qui n’a pas bougé et me tourne à nouveau vers Marion.

« On avait tout pour être heureux. On aurait pu aller loin ensemble. Et regarde-toi maintenant. C’est vraiment ce que tu voulais ? Ça valait le coup ? » Aucune réponse. Bien sûr. C’était à prévoir. Je pourrais lui dire des milliers de choses, lui dresser une liste de tous ses défauts, lui montrer l’étendue de l’accumulation de ma rancune à son égard, mais je n’ai pas le temps pour une esclandre en public. Je me cantonne donc au strict minimum. Simple, basique.

« Tu te souviens de notre dernière conversation ? » Elle ouvre la bouche comme si elle s’apprêtait à dire quelque chose et commence à s’avancer vers moi. Bien sûr qu’elle se souvient. Ou pas. Je sais pas. Je m’en fous. Pas le temps. Agir. Vite. Les règles. Pas de bruit.

« Si je te revois, je te tue ». Je laisse passer une petite seconde, le temps que ma réplique fasse son effet, puis je lève le canon de mon arme et appuie sur la queue de détente. Le visage de Marion vole en éclats qui se répandent sur le sol, sur son jules et sa charmante progéniture. Elle pousse un dernier râle et s’effondre sur le sol. Alertés par le bruit, les autres entament leur lente procession jusqu’à moi, de leur démarche pesante et désarticulée. « Regard de bovin » pousse un grognement et tend ses mains décharnées vers moi, attiré par la chair fraiche. Je recule prudemment de quelques pas et commence à préparer ma sortie. Les marmots s’approchent aussi en poussant des petits cris aigus. C’est sur l’un d’entre eux que le visage de Marion s’est répandu en lambeaux et je ne peux m’empêcher de signaler à celui-ci qu’il a les yeux de sa mère. Sur sa chemise. Oh ça va, désolé. J’ai pas pu résister.

Je sais ce que Thomas doit penser en ce moment… qu’avec cet humour pourri, aussi pourri que tous ces morts-vivants qui nous entourent désormais, il ne faut pas s’étonner que je sois seul.

Quand je me retourne pour confirmer mes pensées, l’endroit où il se trouve est désert.

Thomas n’est plus là.

Mais l’a-t-il vraiment déjà été ?

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