Le marché 

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Le lendemain matin, Jérôme se rendit comme à son habitude au bureau. Une fois l’exaltation de la veille passée, il fallait laisser place à la création. En tant que directeur informatique, il disposait de toutes les techniques nécessaires pour rendre ce compte crédible, il lui manquait seulement un peu d’imagination. Son père ne lui avait jamais parlé de cette « Suzanne » auparavant et il devait maintenant supposer ses centres d’intérêt, ses passions, fournir le plus d’informations possible sur cette inconnue. Face à son poste, durant plus d’une heure, Jérôme pensa le parfait profil. Suzanne avait un fort caractère et devait partager un certain nombre de points communs avec son père pour l’avoir autant séduit. Jérôme remplit tous les renseignements requis par le site, et il y en avait beaucoup, comme son sport préféré par exemple. Quel sport avait-elle bien pu pratiquer, se demandait Jérôme, la danse peut-être ? Après tout, les jeunes filles aiment la danse, le tutu rose, la grâce, la danse c’est bien un sport de fille, réfléchissait-il. De cette manière, il répondit à toutes les rubriques proposées. Pour que le profil soit totalement réaliste, il ne manquait plus qu’une photo l’illustrant. Jérôme repensa alors au cliché de Suzanne, glissé dans le vieux Perec dans la maison familiale. À l’aide d’un de ses logiciels, cela serait un jeu enfant pour lui de modifier ses traits afin de lui donner un visage vieilli. Seulement, fallait-il encore que cette photo d’époque soit restée de qualité. Impatient à l’idée de mettre son plan à exécution, Jérôme décida de partir plus tôt du travail pour rejoindre la maison de son père.

Après une demi-heure de marche, il s’arrêta net devant une petite bâtisse à la peinture blanche légèrement jaunie par le temps. Il passa par le jardin et ouvrit délicatement l’arrière porte, celle-ci n’était jamais fermée. Quand il pénétra dans la bâtisse, le parquet grinça. Il alluma la lumière puis monta les quelques marches de l'escalier qui menait au salon principal. Dans celui-ci trônait une large bibliothèque dont les livres étaient tous classés par auteur dans l’ordre alphabétique. C’était sûrement l’oeuvre de sa mère. Elle n’avait jamais rien eu à faire d’intéressant de toute façon. Elle passait ses journées à écrire ou à ranger, le genre d’activités inutiles qui lui ressemblait bien. Après quelques secondes de recherche, Jérôme mit la main sur le Perec et l’ouvrit hâtivement, pressé de voir à quoi pouvait ressembler la jeune femme qui avait tant marqué son père. Il l'observa durant un bon moment, muet. Elle était belle. Elle revêtait un sourire magnifique et des yeux pour le moins expressifs. À son regard on distinguait son franc caractère, loin du portrait de « vraie femme » que lui avait souvent peint son père. Depuis son enfance, ce dernier lui avait toujours enseigné qu’une femme, pour être dans son rôle, devait être bonne ménagère, une cuisinière aguerrie, une fidèle épouse et par-dessus tout, il fallait qu’elle sache rester à sa place. Cette Suzanne semblait loin de tous ces critères mais cela ne faisait pas d’elle une "fausse femme" pour autant, pensa-t-il. En retournant la photo, Jérôme découvrit une date inscrite : « mille neuf cent soixante-huit ». À cette époque, son père venait probablement d’avoir la vingtaine. Ému, il enfouit le précieux souvenir dans sa poche puis regarda sa montre. Il n’était que vingt heures, il avait ainsi le temps de retourner à son entreprise où il finirait de concevoir le faux profil de Suzanne.

Une fois sur place, il s’installa à un poste plus isolé des autres. À l’étage où il se trouvait, il n’y avait plus personne. Jérôme grommela traitant ses collègues de fainéants, les imaginant déjà dormir paisiblement après n’avoir rien fait de leur journée de travail. Seulement cette fois, leur nonchalance l’arrangeait : mieux valait qu’on ne le voit pas. À peine installé, Jérôme commença sa tâche. Il scanna d’abord la photo puis tenta de la retoucher mais après deux heures de labeur, il fallait bien se rendre à l’évidence, le résultat n’était pas glorieux. En bâillant, il leva la tête vers la grande horloge pendue sur le mur face à lui. Ses deux aiguilles pointaient vers le haut :

  • Déjà minuit ! s’exclama-t-il. C’est bien l’heure d’une pause.

De toute façon la retouche n’avait jamais fait partie de ses domaines de prédilection, il y passerait sûrement la nuit. Autant aller prendre un café avant de s’y remettre, cela lui donnerait peut-être plus d’élan. Jérôme se dirigeait alors vers la machine, lorsqu’il fut soudain surpris par un ronflement sourd qui semblait provenir de sous un bureau. Interloqué, il s’approcha de la source du bruit. Avec précaution, il se mit alors à genoux pour découvrir ce qui pouvait produire cet étrange son et fut étonné de découvrir un gros sac qui jonchait le sol.

  • Quelqu’un a encore oublié ses affaires on dirait ! Ces gens sont vraiment des incapables, chuchota-t-il.

D’un geste, il saisit l’objet mais alors qu’il l’avait à peine touché, ce dernier remua. Jérôme poussa un cri. Par réflexe, il se saisit d’un vieux manuel qui trainait par là pour se défendre. Il s’apprêtait à taper l’inconnu lorsque celui-ci se releva brusquement :

  • Me faites pas de mal, je vais partir, s’il vous plait, prenez ce que vous voulez mais laissez-moi partir, par pitié ! implora ce dernier.

Cette voix qui le suppliait, Jérôme la reconnut aussitôt.

  • Sylvain ? C’est toi ? demanda-t-il, le manuel toujours serré entre ses mains.

L’homme sortit alors la tête du sac de couchage aussi terrifié qu’honteux, puis balbutia :

  • Bonsoir M’sieur Lonnais, je suis désolé, je voulais pas vous faire peur, je vais partir.

Le directeur informatique ne bougeait plus. Il n’aurait jamais pensé qu’un de ses employés puisse dormir là. Immobile, il regardait attentivement Sylvain alors que ce dernier, tremblant, tentait de rassembler au plus vite ses affaires. En ne cessant de s’excuser, le pauvre homme entassait ses quelques biens dans une petite valise posée près de lui. En quelques minutes il était prêt à partir et se dirigeait d’ailleurs d’un pas rapide vers la porte. C’est ce moment que choisit Jérôme pour retrouver ses esprits. D’un bon, ce dernier se précipita sur son collègue:

  • Sylvain ! Vous n’allez pas partir comme cela ! Vous dormez là tous les soirs ? questionna-t-il.
  • Oui, répondit simplement le jeune homme.
  • Sylvain, pouvez-vous me rappeler vos diplômes ? Vous avez réussi un master il y a quelques années, n’est-ce pas ?
  • Oui Monsieur, je suis diplômé d'un master de spécialisation en informatique et innovation depuis deux ans, déclara fièrement Sylvain.
  • Dans votre école, vous a-t-on appris à vous servir de logiciel de retouche photo par exemple ?
  • Plus ou moins oui, répondit Sylvain, étonné par cette question inopinée.

Un rictus se dessina alors sur le visage de Jérôme. Il se tourna alors vers l’homme et l’interrogea d'une voix mielleuse :

  • Dites-moi Sylvain, cela vous dirait-il que nous passions un marché ?

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