La Libération

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Enfin.
L'humanité avait découvert sa fontaine de jouvence.
L'année 2037, durant laquelle l'existence du traitement fut publiquement divulguée, avait une saveur de triomphe incomparable.


Cent ans plus tard, un jubilé célébrait cette victoire.

Cent ans que l'humanité avait vaincu la mort naturelle. La vieillesse n'existait plus. La plupart des maladies, qu'elles fussent génétiques, bactériennes ou virales, appartenaient au passé. L'homme le plus âgé au monde pouvait se vanter de cent quatre-vingt-deux années d'existence. Richissime lors de la Libération, il avait été l'un des premiers à en bénéficier. Petit à petit, la régénération de son corps l'avait plus ou moins rajeuni. Il faisait tout de même partie de ces pionniers au physique hors norme et inquiétant, mélange de vieillesse et de cure de jouvence. Le processus ne pouvait pas régénérer le corps en tout point.

Ceux qui par contre avaient trente ans ou moins à l'époque avaient pu maintenir leur apparence intacte. Et bien sûr, tous les humains nés depuis n'avaient aucun problème de ce genre et se stabilisaient physiquement autour de leur vingt-quatrième année.


L'homme le plus âgé était « l'un » des premiers à bénéficier de la Libération, oui. Non pas le premier, car celui-ci, surnommé par la presse « Nouvel Adam », avait été assassiné seulement trois ans après l'acquisition de son éternelle jeunesse, alors que les effets de sa régénération commençaient à se montrer visibles. La nouvelle fit scandale dans le monde entier. Le choc était terrible.

Bien sûr, on n'avait pas encore pu constater une longévité hors norme chez ce Nouvel Adam. Toutefois, son visage rajeuni, et surtout l'immense effet d'annonce de la Libération, assorti d'une masse impressionnante d'études scientifiques confirmant la réussite du processus sur une multitude d'animaux, avaient suffi à convaincre l'immense majorité des gens que la mort était enfin vaincue.


Et cette majorité avait raison.

A un détail près, toutefois, la mort naturelle était vaincue, mais clairement pas la mort dans son étendue absolue. On avait recours aux robots pour les tâches les plus ingrates et dangereuses, mais les accidents et les crimes restaient possibles, et plus effrayants que jamais.


Après la mort du Nouvel Adam, les plus riches usèrent de leur fortune pour s'assurer une sécurité des plus renforcées. Il devenait très rare de voir une célébrité en pleine rue, même avec des gardes du corps. Ceux qui le pouvaient s'étaient vite constitué de véritables villages privés, où ils vivaient en autarcie avec leurs proches.

Peu à peu, le phénomène se répandit dans la population. Au fur et à mesure que le traitement devenait plus abordable, il devenait évident que les nouveaux immortels adoptaient une vie de plus en plus sûre.


Pour ce qui est de compenser les risques de surpopulation évidents, chaque pays trouva sa parade. Certains mirent en place un permis très onéreux permettant d'avoir un enfant, voire deux pour les richissimes. D'autre pays passèrent par une loterie des naissances, chaque citoyen ayant alors une chance d'obtenir le droit d'enfanter. Certaines nations eurent recours à la sélection génétique, ne permettant qu'aux génotypes les plus sains de se mettre en couple afin d'enfanter. Bien évidemment, il y eut tout de même quelques pays ne mettant en place aucune mesure particulière, par simple incapacité ou par désir de conserver un certain dynamisme dans leur processus d'émigration.


Ainsi, tant bien que mal, la planète se remplissait tranquillement d'humains indéboulonnables. La course entre, d'une part les technologies permettant l'augmentation de la densité de population, d'autre part les cataclysmes régulateurs de la nature, restait sous le fragile contrôle de l'humanité.

Tous les dix ans, de nombreux pays commémoraient à grand frais l'avènement de la Libération. Ceci dit, même si l'on faisait la fête... un indicateur pertinent du bonheur global, s'il avait pu être inventé, n'aurait sans doute pas montré d'élévation durable. Les psychologues eurent à revoir complètement leurs soins. Les problèmes psychiques n'avaient pas disparu, mais changeaient de nature, et ce d'une manière très profonde, très complexe.


C'est un leader religieux, qui, le premier, dénonça la Libération, la jugeant blasphématoire et contre-nature. La vie sur terre se devait de rester un passage, une épreuve, et priver l'humanité de l'au-delà relevait de la folie. Les nouveaux problèmes démographiques et sociaux qui en résultaient n'en étaient que la preuve évidente. Ses fidèles, d'abord partagés, finirent par se joindre en grand nombre à son avis et commencèrent à militer en faveur de l'abolition du traitement. D'autres groupes religieux se joignirent peu à peu à cette croisade. Le phénomène fit grand bruit, jusqu'à ce que des athées se fassent entendre à leur tour, jugeant qu'il n'était pas besoin de croire en un au-delà pour constater que l'humanité courrait à sa perte.


Ce qui devait arriver arriva… et les terroristes prirent le relais des militants pacifistes.

La première explosion fit quinze morts dans un centre de vie. C'est comme ça que l'on appelait ces lieux partagés où des immortels peu fortunés se regroupaient pour partager leurs frais de sûreté. Pas de chance, les terroristes avaient travaillé pour le centre en tant qu'agents de sécurité et en connaissaient les moindres rouages.


Les populations effrayées se cloîtrèrent de plus belle, tandis que chez certains individus la mort récolta un aspect romantique d'une puissance parfois extrême. Un film fut réalisé sur ce thème, intitulé « Les souffrances de l'éternel Werther » en référence au roman de Goethe. L’œuvre entraîna une vague de suicides sans précédent. Les lois ne permettant pas de la censurer, on se contenta de lancer une vaste campagne de contre-marketing qui calma les esprits.


Ceci n'était toutefois qu'un amuse-bouche en attendant ce à quoi personne n'était préparé. Autour de l'année 2090, le traitement était devenu si bon marché et les politiques de régulation si laxistes que la surpopulation atteignit un seuil critique dans de nombreuses parties du monde. Les mouvements de masse devinrent bien vite incontrôlables. Des guerres locales virent le jour, parfois courtes et régulées, souvent traînantes et atroces. L'équilibre mondial, reposant alors sur plusieurs pôles de puissance repliés sur eux-même, ne vit aucune grande puissance pour intervenir à grande échelle, et les massacres persistèrent durant des années.


Pendant ce temps, les pays épargnés par la guerre voyaient les attentats terroristes redoubler de fréquence et d'ingéniosité. Phénomène lié ou pas, la criminalité dans son ensemble connut un pic considérable. Les vols, agressions, meurtres, devinrent monnaie courante au sein des grandes agglomérations. Certains sociologues virent là les symptômes d'un sentiment d'invincibilité. Pour eux, ce syndrome touchait naturellement les jeunes générations qui se trouvaient si éloignées de l'époque où la mort régnait en maîtresse absolue. D'autres chercheurs accusèrent plutôt le désœuvrement et l'ennui d'une population ne travaillant qu'une poignée d'heures par semaine et n'ayant pas de limite claire à la durée de leur existence. La combinaison de ces deux facteurs, respectivement causés par l'automatisation de la société et la génération du traitement de Libération, aboutissaient selon ces scientifiques à une confrontation permanente à l'absurdité de l'existence. En effet, avec l'affaiblissement du concept de « fin » se dégradait celui de « victoire ». Pour les immortels, toute cause paraissait vaine. Or, les petits plaisirs du quotidien ont leurs limites.

Il était difficile de trancher, mais quelles que fussent les causes du malheur, ses conséquences restèrent terribles. Ceux qui pouvait se terrer de plus belle le firent, les autres montèrent des milices et des patrouilles de drones. On répondit ainsi à la violence par la violence.


La mort avait signé son grand retour.

Chassée par la porte, elle était revenue par la fenêtre. Les guerres et les meurtres n'avaient jamais connu pareille époque florissante.


Cent ans passèrent donc après l'annonce de la première Libération.

Cent ans à peine, et déjà tant de changements.

Le jubilé fut une grande fête mondiale, on ne peut le nier.

Une étape importante qui fut l'occasion de réunir de nombreux chefs d'état pour discuter, en secret, de l'éventualité d'un arrêt du traitement. On envisagea de créer quelque prétexte fallacieux pour rendre aux populations leur caractère mortel. Mais la conspiration ne tint pas et la Libération continua sa lutte inégale contre une Mort qui occupait désormais toutes les pensées.


Et puis…

On fêta les cent dix ans… les cent vingt ans…

L'humanité poursuivit sa route chaotique.


Les immortels, les délaissés, les révolutionnaires et les conservateurs poursuivirent leur lutte incessante, sous des formes toujours renouvelées et des prétextes toujours admirablement justifiés.

On apprit un jour qu'un militant pro-Libération, torturé chaque jour et maintenu en vie par des geôliers consciencieux, était resté enfermé durant près de cent quarante ans dans une pièce de cinq mètres carrés sans fenêtre.

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