23.

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  Ma très chère Constantine, 


Comme tu disais toujours : "les mots s'envolent, les écrits restent.". Alors voici quelques mots écrits pour ta tête où tant d'idées s'envolent...


Je me rappelle de notre première rencontre : en 1947, tu me fascinais avec tes boucles rousses qui brillaient au soleil. Je rêvais de te parler, mais je n'en ai pas eu l'occasion. 


J'ai dû attendre vingt ans plus tard, que je trouve un travail dans la comptabilité. En sortant de ma première journée de travail, la tête pleine de chiffres et de calculs, je t'ai aperçue à l'angle de la rue Fouquet et de l'avenue de la Liberté. Tu étais toujours aussi belle, tu portais un tailleur très chic qui t'allait si bien... Ton chemisier faisait ressortir tes yeux. 


Bien sûr, je ne me suis rendu compte que de tes vêtements. Il m'a fallu plusieurs secondes pour réaliser que tu étais trempée par la pluie. Les gouttes ruisselaient sur ton beau visage d'ange, tes yeux se fermaient à demi pour se protéger de la pluie, mais tu m'as affirmé plus tard que tu me voyais très bien. Tu frissonnais dans ta petite veste de secrétaire, perdue au milieu de la chaussée. Je me suis approché sans réfléchir. 


Je me souviens avoir bredouillé quelques mots (selon toi, c'était "chemisier", "eau", et "météo". J'ai tendance à penser que c'était pour te moquer de moi.). Puis j'ai plongé la main dans ma malette à la recherche d'un objet. Tu m'as assuré par la suite que tu as eu peur que je sorte un pistolet ("Les enquêtes du Commissaire Maugret" venaient de commencer à l'époque). 


Heureusement pour toi, pour nous, ce n'était qu'un parapluie. 


Sur le chemin du retour, nous avons pu parler. J'étais déconcentré par les gouttelettes qui ruisselaient le long de tes beaux cheveux. J'observais ton visage se sécher peu à peu, ton sourire grandir, tes grands yeux noirs pétiller... 


Je me souviens des conversations que tu m'as tenues (j'étais trop hypnotisé pour parler) : de l'art, des aventures du Comissaire Maugret (forcément), de ton travail, de tes nouveaux collègues... 


Je me rappelle t'avoir raccompagnée jusqu'à la porte. J'ai frappé le parapluie sur les planches du parquet de ton perron, dans ma hâte pour le ranger. Tu as ri, j'en ai lâché le parapluie. Ça n'a pas aidé. 


Tu as toujours affirmé que j'avais rougi, mais je n'ai pas osé me l'avouer  (te l'avouer) avant 1980... mais c'est m'avancer de beaucoup trop d'années. 


Je me remémore t'avoir raccompagnée les jours suivants, avec ou sans parapluie. Chaque soir, tu souriais en me voyant, et ce sourire retournait mon estomac. J'en avais les genoux qui tremblaient, mais tous les soirs j'avançais vaillament vers toi, prêt à partager quelques minutes avec cette personne qui changeait Tout.


Mes collègues avaient fini par comprendre notre petit manège et ils se sont mis à se moquer de moi et de ma "belle inconnue" en une sorte de rituel sympatique mais gênant. Quelques semaines plus tard, au début du mois de novembre, ils m'ont accompagné le long de la rue malgré mes réticences.


Je me rappelle tes yeux écarquillés et ton sourire vacillant en nous voyant arriver. Une femme t'a proposé de venir dîner, et tu as accepté. Mon coeur battait en tous sens, la joie venait s'emparer de chaque cellule de mon corps.


Quand nous en avons parlé plus tard, tu m'as avoué avoir totalement oublié ces collègues. Tu as tendrement ajouté que tu ne voyais que moi. 


Personnellement, leur présence me gênait affreusement. J'avais peur qu'ils fassent la blague de trop... Comment savoir s'ils n'allaient pas faire une gaffe sur toi, puisque j'en savais si peu? 


La soirée s'est plutôt bien passée. J'ai réussi à demander à te raccompagner, mais je n'ai pas osé prendre ta main à cause des miennes, qui étaient moites. Tu m'as ensuite annoncé que cela ne t'aurait pas dérangée, et d'ailleurs pendant le trajet tu as effleuré ma main. Puis tu as aggripé ma paume, et ce contact doux m'a fait oublié la moiteur de mes mains, mes collègues, ce qui nous entourait, tout. Devant ta jolie maison dont les parterres étaient remplis de jonquilles et de minuscules pâquerette, nous nous sommes brusquement arrêtés. 


J'ai regardé dans tes yeux ardents. J'y ai lu de l'appréhension mais aussi beaucoup de tendresse. Je me suis décidé, et j'ai effleuré tes lèvres "comme un souffle de vent balaie les collines". C'est exactement l'expression que tu as employée, en partie pour te moquer. "Un souffle de vent balayant les collines". Et tes yeux pétillaient. Et je souriais car je n'ai jamais pu me fâcher contre toi. 


Mais je m'avance, mon ange. Nous sommes encore en cette soirée de novembre 1967. La partie vient juste de commencer. 


Donc, ce baiser. Il a eu beau être rapide, il était très doux. Des dizaines d'émotions tournoyaient dans ma tête, et j'essayais en vain d'arriver à les trier. 


Tu ne parlais toujours pas. Tu ne me rendais pas non plus mon baiser. J'ai préféré tourner les talons. J'avais trop peur de me faire rejeter. 


Telle était (est?) ma lachêté. Je t'ai laissée seule dans la nuit, après t'avoir délicatement embrassée...


À ce moment, nous avons failli nous perdre de vue. Tout d'abord, tu as pris des congés d'une semaine. Tu devais t'occuper de ta mère, qui était gravement malade mais habitait une toute autre région.


Bien sûr, je n'en savais rien et je désespérais de te revoir un jour. Je décidais même de ne pas prendre mes vacances pour les fêtes de fin d'année, mais de les décaler. Mes collègues se sont (une fois de plus) moqués de moi, assurant que j'étais bel et bien devenu fou. "Fou d'elle" a ajouté Pascal. Les rires ont repris, mais peu importe.


Je me rappelle donc de ce 26 décembre 1967 : il faisait nuit, tous mes collègues s'étaient enfuis afin de se remettre de leur fête de la veille. Il ne restait plus que moi, et le léger grattement de ma plume sur le papier.


Tout se taisait. Je me penchais de plus en plus sur ma feuille, pressé de finir ces sept colonnes de calcul afin de pouvoir te rejoindre (si seulement tu étais rentrée de tes vacances !).


Un bruit à l'extérieur bouscula ce calme et me fit raturer mes derniers chiffres. Je pestais, enlevais la page, et recommençais. Ma chevalière a effleuré le bois de mon bureau dans un léger raclement, qui se fit de plus en plus fort, et qui continua même lorsque j'eus arrêté d'écrire... Agacé en comprenant que cela provenait encore une fois de la fenêtre, je me levais.


Je m'approchais de celle-ci, essayant de voir à travers qui pouvait me déranger dans mon travail à une heure aussi tardive. Du premier étage, je vis une forme sombre en bas, penchée, ramassant quelque chose par terre...


Affolé, je me retournais vivement et cherchais autour de moi ce qui pourrais me servir d'arme. Je finis par m'emparer d'un énorme registre comptabilisant toutes les dépenses et les recettes de la famille Duvan depuis 1900. 


Je descendais les escaliers lentement, persuadé d'être aussi agile et silencieux qu'un chat. Il paraît qu'on m'entendait distinctement, même à travers la grande porte en bois massif. Pour ma défense, ce vieil escalier grinçait.


Arrivé en bas, j'ouvris la porte d'un seul coup, prêt à accueillir mon agresseur. Les bras tendus au-dessus de ma tête, j'aggripais le livre d'archives, attendant le bon moment pour assommer mon adversaire...


Mais celui-ci s'est jeté dans mes bras. Désorienté, je me débattis faiblement, incapable de comprendre. Une odeur familière m'enveloppait, mais je n'osais y croire.


Heureusement pour toi, j'ai de très mauvais réflexes et j'ai donc lâché mon registre maladroitement, une fois que tu t'es éloignée. Il est tombé lourdement sur mon pied. J'ai grimacé de douleur, tu t'es affolée, puis nous avons ri, d'abord nerveusement puis un barrage a cédé et tout semblait normal.


J'étais tellement content de te retrouver... Je m'excusais mille fois de ma maladresse, du registre à terre, du froid, de tout et de rien, te prenant de nouveau dans mes bras, caressant tes cheveux...


Ce soir-là, nous nous sommes dirigés ensemble vers ma maison. Nous avons parlé toute la nuit, enfin détendus l'un avec l'autre. Je voulais tout savoir de toi, de ta vie, de ce que tu pensais, de ce en quoi tu croyais. Et tu voulais comprendre ma façon de penser, englober mes qualités et mes défauts. Tu voulais m'entendre parler pour te délecter du son de ma voix, et j'en oubliais mes mots devant ton sourire.


En mars 1968, nous avons annoncé à tous nos collègues que nous étions fiancés. Ils ont applaudi, ont voulu voir ta bague, ont chanté, ont célébré. Mais leurs voix se noyaient dans un brouillard, et je n'avais d'yeux que pour toi. Nous avons dansé toute la nuit de ce 5 mars, virevoltant au milieu des paperasses et des bureaux.


Nous sommes restés fiancés longtemps. Tu voulais attendre quelques années pour que nous ayons assez d'argent pour commencer une vie à deux. J'ai accepté car je n'ai jamais pu me fâcher contre toi. J'ai simplement eu peur que tu essaies de ralentir le processus parce que tu ne m'aimais plus. La suite prouvera que j'avais tort.


En août 1973, le lundi 13 août pour être plus précis, nous nous sommes mariés. On était alors en pleine canicule, et tu mourrais tellement de chaud sous ta belle robe en soie, que nous nous sommes éclipsés vers minuit pour nous changer. Nous avons couru sous la pleine lune : je me sentais libre et Heureux. Quand nous sommes revenus, tu portais une belle robe verte bustier qui s'entortillait autour de tes chevilles. Je me rappelle avoir remarqué un grain de beauté sur ton épaule droite  ce soir-là. Rien ne m'a paru plus mignon que cette petite tâche marron sur ta peau. 


Tous les souvenirs des années qui viennent sont emplis du même sentiment de bonheur que ce soir-là: mille et un détails se mêlent aux événements important... La naissance de Bénédicte en 1978 est associée aux chaussons mauves que tu portais quand nous avons couru aux urgences; ses premiers pas au nuage en forme de marmotte (selon son frère Ludovic, qui avait alors trois ans) qui se dessinait dans le ciel;... 


Puis tout s'accélère : la naissance de nos jumeaux Grégoire et Sophie en 1980, leurs enfances chaotiques, l'achat de notre première télé, la découverte de Patrick Bruel avec la radio, les choix de musique déconcertants de nos enfants (A-ha, Michael Jackson et Mylène Farmer pour ne citer qu'eux), les disputes à propos de l'heure de coucher, les longues discussions épuisées sur l'oreiller, les réveils trop tôt...


Et puis, d'un coup, en quelques mois, les enfants sont partis. Tout était calme en cette fin de 20ème siècle, mais les mélodies trop fortes de "Take on me" me manquaient. Le matin, nous nous réveillions encore à 6h45, par habitude, tout en sachant que nous avions une heure d'avance.


Nous avons vieilli côte à côte. De nouvelles rides apparaissaient sur ton beau visage, et je t'interdisais de mettre de la crème ou de faire tes racines. Je prétextais en riant que je ne voulais pas "être le seul vieux dans cette maison", mais en vérité j'étais tombé amoureux de ce beau visage vieillissant et naturel, comme j'étais autrefois tombé amoureux de tes traits doux et réguliers.


En 2010, nous avions tous les deux soixante-dix ans. Nous avons fêté ça avec nos enfants et, bien sûr, nos petits-enfants :Marine, Louis, Iris et Rosalie. Dans notre album photo, ce sont les dernières photos qui apparaissent. Après cela, j'ai refusé qu'on en prenne. Je voulais que notre dernier souvenir soit un souvenir partagé, un souvenir heureux.


Je me demande si ma longue lettre va te permettre de te rappeler un peu de moi. J'espère qu'au moins, tu te diras que cette autre femme dont on s'obstine à te parler était toi, enfin toi dans une autre vie.


Ne t'acharne pas à chercher les souvenirs perdus : je serais toujours là pour m'en rappeler pour nous deux. J'espère en tous cas que les aides soignantes auront l'amabilité de lire ces pattes de mouche pour toi.


Avec tendresse,


Ton Charles.

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