V - Chapitre 4

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Le troisième jour des rencontres avait débuté dans une ambiance de plus en plus pesante. Les prétendantes ayant déjà reçu leur rendez-vous avaient de nouveau été consignées dans leur chambre, où on leur avait proposé des mets délicieux et des concerts privés pour que les éloigner de l’ennui et de l’angoisse. La duchesse Fiona Von Trotha avait décliné toutes ces distractions, n’étant pas d’humeur à recevoir des artistes. Quant à la nourriture, elle ne passait tout simplement pas.

Allongée sur son lit, la jeune femme fixait le plafond. Un repère visuel pourrait peut-être l’aider à retenir ses larmes de couler ? Elle avait déjà assez pleuré comme ça. Le conseil maladroit de sa gouvernante, Hilde, lui revint en mémoire : « Vos yeux vont finir par couler de vos orbites si vous n’arrivez pas à vous calmer ! ». Évidemment, un tel phénomène était impossible, mais la vieille domestique avait eu raison de l’inciter à reprendre ses esprits.

Les évènements de sa rencontre avec le prince tournait en boucle dans son esprit. Elle analysait en détail chaque instant passé en sa compagnie pour comprendre à quel moment le rève avait pu virer au cauchemar. Tout avait pourtant si bien commencé… Fiona avait senti une complicité qu’elle n’aurait jamais cru possible avec ce jeune homme. Il ne s’était pas moqué de sa passion quasi obsessionnelle pour les herbes médicinales, avait manifesté un intérêt sincère pour sa terre et sa culture et, d’un seul coup, il avait failli s’évanouir… Il était devenu blanc comme un linge et ses yeux avaient commencé à se voiler…

La jeune duchesse savait pertinemment qu’elle n’y était pour rien dans ce brusque malaise. Le prince en était également conscient, ce qui la rassurait quelque peu. Mais qu’en serait-il de la reine ? Ce garde avait manifestement été posté dans le jardin pour veiller sur la sécurité de son Altesse. Il avait immédiatement identifié Fiona comme un danger… Qu’aurait-il été prêt à faire si Théandre ne lui avait pas ordonné de la laisser tranquille ? Il n’aurait pas hésité à l’attraper brutalement pour la jeter au cachot le temps qu’on se rendre compte de son innocence…

Bien qu’elle fusse rassurée d’avoir échappé à cette humiliation, la jeune duchesse n’était pourtant pas délivrée de son angoisse. En ce moment même, la reine avait du être avertie de ce fiasco et avait déjà décrété qu’elle n’avait plus de temps à perdre avec les Von Trotha. Comment pouvait-il en être autrement ? Le duc avait abandonné le royaume sur un coup de tête, pour ensuite jurer une fidélité sans faille à l’Ordre Céleste, alors que tout le monde savait que le Haut Prêtre et la reine étaient en très mauvais termes… Maintenant, pour couronner le tout, sa fille unique était suspectée d’avoir fait du mal au prince. La reine n’avait pas vu ce qui s’était passé, elle ne pourrait qu’imaginer le pire.

Même si elle s’était attendue à un échec, Fiona trouvait sa situation présente terriblement injuste, surtout après le sursaut d’espoir que lui avait donné sa rencontre avec Théandre. L’intérêt qu’il lui avait accordé l’avait encouragé à penser qu’elle pourrait lui plaire, malgré sa garde robe peu flatteuse et son corps émacié, si éloigné des rondeurs tant prisées à la cour. La jeune duchesse dut aussi s’avouer qu’il ne l’avait pas laissée indifférente. Elle aurait aimé apprendre à le connaître davantage, mais cela n’arriverait sans doute jamais. Le plus dur resterait de subir les commentaires du duc à son retour. Il s’en donnerait sûrement à cœur joie pour l’humilier devant ce nouvel échec. Au moins, une fois au château, elle serait de nouveau capable de veiller sur sa mère.

Trois coups francs résonnèrent contre la porte de la chambre, ce qui fit sursauter son occupante.

Avertie avec un peu de retard Hilde laissa son tricot sur le fauteuil dans lequel elle était assise pour ouvrir la porte. Fiona reconnut la voix de l’organisatrice.

La jeune femme s’avança timidement. Même si cette dame ne représentait pas une menace directe, elle serait peut être accompagnée de gardes… De toutes façons, elle n’aurait sans doute pas de bonnes nouvelles à lui annoncer.

- Ah, bonjour Mademoiselle ! Vous êtes bien là... Parfait ! Je viens vous annoncer que sa Majesté la reine souhaite s’entretenir avec vous.

Une nouvelle fois, Fiona tomba des nues. L’air enjoué de l’organisatrice laissait à penser qu’une telle entrevue était une chance rare. Elle avait du mal à imaginer que la reine ait bien voulu lui accorder cet honneur. Peut être n’était-elle pas encore au courant de ce qui s’était passé avec son fils ?

- Je… euh…, bredouilla la jeune femme, essayant désespérément de former une phrase cohérente parmi le chaos de sa pensée. Est ce que… Dois-je prendre le temps de changer d’habits ?

- Ciel, non ! Sa Majesté m’a ordonnée à l’instant de venir vous chercher. Il est hors de question que nous lui fassions perdre son temps. De plus, vous êtes très bien comme vous êtes. Veuillez me suivre, je vous prie.

Revigorée par le sourire encourageant de Hilde, Fiona suivit l’organisatrice le long des longs couloirs bleu pastel du palais jusqu’à atteindre la porte d’un petit salon. Il s’agissait de l’endroit où la reine invitait ses hôtes de marque à se désaltérer.

- Nous y voilà, souffla l’organisatrice, visiblement aussi anxieuse que l’était la jeune duchesse. Je dois vous laisser ici, sa Majesté a demandé à vous voir seule. Permettez-moi de vous souhaiter bonne chance. J’espère que vos efforts seront récompensés.

Agréablement étonnée par la bienveillance de cette femme à son égard, Fiona lui accorda un sourire sincère.

- Merci, Madame.

Après s’être inclinée, l’organisatrice tourna les talons. La jeune femme se retrouva seule devant cette superbe porte de bois sculpté. Elle savait qu’il lui faudrait toquer le plus rapidement possible, que la Reine ne l’attendrait pas indéfiniment, mais son bras était comme paralysé. Son coeur battait à tout rompre. Il emplissait son corps de vibrations violents et coupait sa respiration.

« Calme-toi, » s’ordonna Fiona « Parle le moins possible et tout va bien se passer. »

La jeune duchesse prit une profonde inspiration, la bouche grande ouverte, ce qui la détendit suffisamment pour parvenir à frapper trois coups bien audibles contre la porte du salon privé.

« Entrez. »

La voix de la Reine… Fiona sentit que son corps commençait à se bloquer de nouveau, mais c’était impossible de revenir en arrière. Elle obtempéra et entra dans la pièce.

Contrairement à ce que laissaient présager les décorations imposantes de la porte, ce salon était exigu, a peine assez grand pour contenir une petite table ronde, quatre chaises, deux fauteuils ainsi que deux vases remplis de plantes vertes. La reine Mathilde était assise devant une théière et un assortiment de biscuits. Elle sirota le contenu de sa tasse avant de lever les yeux vers son invitée.

Alors c’était elle, Fiona Von Trotha… À bien la regarder, on avait peine à croire qu’elle pouvait être la fille du Duc Harald. Mathilde avait déjà rencontré cet homme à deux reprises, lorsqu’elle était allée rendre visite à son époux dans son camp militaire. Cet homme austère, mais d’une volonté de fer lui avait laissée une forte impression. Cette jeune fille, en revanche, lui évoquait davantage les biches effrayées au cours de parties de chasse. Elle semblait prête à déguerpir au moindre éclat de voix.

Lorsque son regard croisa celui de la reine, la jeune fille exécuta une profonde révérence, attendant respectueusement les salutations de sa Majesté.

- Soyez la bienvenue. Veuillez fermer la porte derrière vous, je vous prie.

Fiona obtempéra, puis resta plantée les mains derrière le dos à quelques pas de la table. Mathilde l’enjoint à s’asseoir d’un geste de la main.

Visiblement, il s’agissait encire d’une de ces demoiselles timides, à qui on avait oublié d’enseigner la confiance en soi. La crainte se lisait dans ses grands yeux noirs. La reine songea que s’il était agréable de voir ce sentiment surgir dans le regard de ses conseillers après une remarque acerbe, elle aurait préférer l’épargner à celles qui avaient été ses semblables, autrefois. Néanmoins, la peur bien dosée avait le mérite de délier des langues. La reine voulait une honnêteté complète de la part des prétendantes de son fils.

Une fois assise, Fiona fut surprise de voir sa Majesté lui verser elle-même une boisson dans sa tasse. La couleur jaune pâle et l’odeur qui s’en dégageait ne laissait pas de place au doute : c’était du jasmin.

La jeune fille ignorait à quel point le compte rendu du garde avait été précis. Il s’agissait vraisemblablement d’une coïncidence, mais l’ironie de la situation était difficile à ignorer. Elle dut lutter pour ne pas déglutir trop bruyamment.

- Je crois bien qu’il s’agit de votre première visite au château, commença la Reine après avoir déposé la théière. Ce séjour vous plaît-il ?

- Il me plaît beaucoup, votre Majesté, répondit Fiona, pour qui toute autre réponse était à exclure.

- Vous m’en voyez ravie, commenta Mathilde, le visage sans expression. J’ose espérer que cet incident avec le prince n’a pas trop gâché votre plaisir ?

Fiona plissa les lèvres par réflexe. Elle était donc bien au courant… La jeune fille eu l’impression désagréable que sa prévoyance à son égard n’était qu’une excuse pour l’enfoncer dans l’embarras. La preuve en était que la réponse qui lui sembla la plus judicieuse était le silence, mais elle ne pouvait pas se permettre de ne rien dire.

- Non, votre Majesté.

- Mon fils est sujet à ce genre de crises, expliqua la Reine après une gorgée de tisane. Elles se sont largement espacées au fil des années. Je ne les ai donc pas prises en compte dans la liste des évènements fâcheux qui pourraient survenir lors de ces rendez-vous. A dire vrai, j’avais plutôt misé sur une tentative d’assassinat.

La jeune duchesse serra ses pouces pour masquer ses tremblements. Cela expliquait la présence du garde et son attitude menaçante à son égard. La Reine avait tout prévu.

- Je suppose qu’il s’agit d’un risque à prendre lorsqu’on invite les enfants d’une famille dont l’allégeance est… discutable. En théorie, les conflits ne devraient pas les concerner directement mais, qui sait quels ordres auraient-ils pu recevoir ? Enfin… Si le Prince présente les symptômes d’un empoisonnement, il sera toujours temps d'appliquer les sanctions qui s’imposent.

Luttant de tout son être contre de nouvelles larmes, Fiona baissa les yeux vers sa tasse, espérant que la Reine puisse interpréter ce geste comme un aveu d’innocence et une volonté de soumission. Cependant, une partie d’elle voulait protester : le fait que le Duc ait renoncé à sa vassalité ne voulait pas dire qu’il projetait un attentat, encore moins que sa fille veuille le suivre dans sa prétendue haine. La jeune duchesse trouvait ces accusations indirectes injustes. Hélas, sa parole n’aurait aucune valeur face à la méfiance de la Reine.

Cette dernière, voyant l’air dépité de son interlocutrice, comprit qu’elle était allée trop loin. Cette remarque se voulait être un trait d’humour noir, le reflet grossier de sa plus grande crainte, mais il avait été manifestement mal dosé… Mathilde se reprit : le but était de parvenir à cerner la vraie personnalité de ses prétendantes, pas de les terrifier.

- Comment se portent vos parents ? Demanda-t-elle d’un ton plus doux.

Fiona releva les yeux, toujours méfiante face aux intentions de sa Majesté. Elle trouvait déconcertante cette manière d’enchaîner une menace par de menus propos. Cela faisait sans doute partie d’une stratégie élaborée dont la jeune duchesse ne parvenait pas à comprendre les rouages. Une chose était sure : elle parvenait à rendre des questions simples difficiles à répondre. Malgré tout, étant de nature honnête, Fiona décida de rester franche, sans pour autant faire étalage de son malheur.

- Ils ne se portent pas très bien, votre Majesté.

- Cela ne m’étonne guère. De son propre aveu, votre père a été très affecté par la mort de ses fils. J’imagine qu’il en est de même pour Madame la Duchesse, et pour vous. Je vous présente mes condoléances. Je regrette qu’elles viennent si tardivement.

Fiona hocha la tète en remerciant la Reine pour sa bonté. La disparition de ses grands frères avait eu lieu il y avait six ans de cela. A l’époque, cet évènement l’avait remplie de chagrin, mais sa douleur avait été faible comparée à celle de la Duchesse. Tous les regards et toute la pitié avait été tournés vers sa mère. Elle même n’avait pas pu s’accorder le le luxe de pleurer trop longtemps. Du haut de ses douze ans, elle avait du rester forte pour le bien de la famille qui lui restait. Recevoir enfin des condoléances royales était, finalement, une façon de clôturer son deuil. Fiona sentit qu’il lui était plus simple de respirer.

- En tant qu’enfant unique, la survie de votre famille repose sur vous, désormais. C’est un lourd fardeau à porter. Mon fils en est également conscient. L’êtes-vous ?

- Je le suis, votre Majesté.

- C’est heureux, car vous n’ignorez sans doute pas que de très nombreuses responsabilités vous attendront si vous devenez la promise du Prince. Les jeunes filles nobles du royaume du Nord ont la réputation de savoir survivre dans des terrains hostiles. C’est une chose utile, mais vous ne serez pas mariée à un éleveur de chèvres. Vous serez mariée au futur Roi du Monde Éclairé.

Fiona acquiesça intérieurement devant cette évidence. Elle fut néanmoins surprise de voir à quel point la Reine prenait son rôle au sérieux. Son père disait souvent qu’elle ne serait qu’un joli minois sans l’expertise de ses conseillers. Connaissant le mépris qu’il avait à son égard, il ne s’agissait sans doute que d’une grossière exagération.

- Mon fils sera certainement davantage préoccupé par la beauté de sa future femme, ou bien par la qualité de sa conversation. En ce qui me concerne, j’attends de celle qui me remplacera qu’elle soit capable d’assister au maintien du bon ordre de ce royaume, voire qu’elle puisse régner seule si le Roi venait à disparaître. C’est pour cela que je souhaite en savoir davantage sur l’enseignement que vous avez pu recevoir. Je vous écoute.

Prise de court, la jeune duchesse fouilla dans sa mémoire, espérant y trouver quelque chose qui puisse être utile à un chef d’état. Elle énuméra les connaissances qu’elle avait pu acquérir auprès de ses frères, qui n’avaient jamais rechigné à satisfaire sa curiosité concernant la stratégie martiale et l’escrime. Avant qu’il ne sombre dans l’obscurantisme, son père le Duc lui avait enseigné l’histoire du Monde Éclairé, sa géographie ainsi que la héraldique de toutes les familles nobles. La duchesse, quant à elle, lui avait donné des notions de diplomatie.

Fiona détaillait sans relâche toutes les compétences dont elle se souvenait. Bien qu’elle semblât approuvé la majorité d’entre elles, la Reine semblait toujours en attendre davantage.

En désespoir de cause, la jeune femme révéla son dernier talent, celui qu’elle pensait devoir garder caché. Il ne serait peut être pas pertinent pour une Reine, mais c’était le seul qu’il lui restait.

- Je connais la médecine.

Contre toute attente, le regard de la Reine s’illumina : « Vraiment ? De qui tirez vous cet enseignement ? »

- Du chirurgien Lukas Guillem, votre Majesté. J’ai été son élève pendant cinq ans.

- Je connais son nom, dit la Reine, visiblement admirative. Nous avons ses ouvrages à la bibliothèque royale. Ils servent de référence aux praticiens de l’hôpital. Je le savais voyageur, mais je n’aurai jamais imaginé qu’il ait pu rester si longtemps dans le Nord, encore moins éduquer une fille de Duc. C’est un homme bien intrigant.

Fiona sourit. « Intrigant » était un faible mot pour définir son mentor. Lors de son séjour au château ducal, il s’était montré bon, courtois, plein d’humour et de patience et surtout, d’une humilité étonnante pour un savant aussi doué qu’il l’était. La jeune fille avait vécu son départ comme une tragédie, mais il lui avait laissé des souvenirs inoubliables, qu’elle chérissait lorsque son présent devenait trop sombre.

- Très bien, déclara la Reine. J’en sais suffisamment. Vous pouvez regagner votre chambre. Tâchez de profiter de ce que le palais peut vous offrir.

C’était fini alors… La jeune duchesse avait espéré une discussion plus longue, où elle aurait pu avancer d’autres arguments. Elle dut cependant se résigner à quitter la pièce, non sans s’être inclinée une dernière fois.

Une fois seule, Fiona eut la curieuse impression de s’être délestée d’un poids. Elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir. Désormais, il ne lui resterait plus qu’attendre que d’autres décident de son sort.

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