II - Chapitre 1

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La ville était généreusement éclairée par le soleil de midi. A cette heure-ci, la plupart des habitants profitaient d'un repas copieux dans les nombreuses auberges ou à leur domicile. Comme le temps était exceptionnellement beau, certains en profitaient pour flâner dans les rues en grignotant des fruits. Les citadins menaient leur train de vie le plus tranquillement du monde.

Au premier étage d'une auberge dont l'enseigne indiquait Au Houblon Doré, le jeune prince Théandre n'était pas encore levé. Affalé sur un lit de qualité douteuse, il peinait à émerger de son profond sommeil. Les rayons du soleil lui avaient fait prendre conscience du lever du jour un instant, mais il était immédiatement retombé dans sa torpeur. Un rire tonitruant provenant du rez-de-chaussée accomplit toutefois la prouesse d'arracher le prince de son lit. Il se redressa d'un bond, le souffle court. La panique commençait à le gagner alors qu'il observait son environnement. Il ne se souvenait plus de l'endroit où il se trouvait. A vrai dire, il n'avait pas le moindre souvenir de la nuit précédente. Il s'était attendu à un réveil calme dans sa chambre douillette au palais.

La chambre dans laquelle il se trouvait actuellement était complètement différente : un bois terne gorgé d'humidité avait remplacé les pierres claires. Le lit dans lequel il avait dormi était à peine assez grand pour le contenir tout entier alors que son lit au palais pouvait accueillir au moins quatre personnes. Un matelas et un oreiller couverts de moisissures par endroits trainaient sur le parquet. Théandre en déduit qu'il n'avait pas dormi seul.

La mémoire lui revint peu à peu: il se souvint que Ludwill l'avait amené dans une auberge. Tout du moins, il se souvenait d'avoir pris la décision de partir là-bas avec lui. Le reste de la soirée, en revanche, était un flou total. Il était au moins certain d'une chose : il avait consommé bien plus d'alcool qu'il ne l'aurait dû.

Théandre entendit le son de pas s'approchant de la porte de la chambre. Comme il était torse nu, le prince se couvrit avec son drap. Sans même prendre la peine de frapper, Ludwill ouvrit la porte en la poussant avec le coude. Il avait les mains chargées de deux chopes de bière et d'une assiette de fromages posée dessus.

- Tiens ! Bonjour, chantonna le valet. Ça m'étonne de te voir réveillé.

Légèrement incommodé par la voix de Ludwill que ses tympans jugeaient trop forte, Théandre se frotta les yeux. Il ne se serait pas privé de dormir quelques heures de plus. Ludwill posa une bière et les fromages sur l'unique table de nuit de la chambre et garda la deuxième chope à la main.

- Pourquoi amenes-tu tout ça ? demanda Theandre d'une voix pâteuse.

- Ça? C'est un remède méconnu contre la gueule de bois : une bière blonde et un fromage de vache bien plâtreux. Il n'y a rien de tel pour se requinquer après une dure soirée.

Théandre fixa son valet d'un air incrédule, se demandant s'il ne se payait pas sa tête. Apparemment, ce n'était pas le cas. Ludwill buvait sa bière et mastiquait un bout de fromage comme s'il s'agissait de lait et de brioche. Théandre, lui, ne voulait même pas essayer ce prétendu remède. Il avait déjà un haut le cœur à l'idée de devoir absorber une seule goutte d'alcool.

- Non merci... marmonna t'il.

Son crane était comme serré dans un étau. Ce réveil brusque lui avait fait prendre tardivement conscience de sa migraine. Cela ne lui arrivait pas souvent de boire et désormais, il comprenait pourquoi... Ludwill, en revanche, semblait habitué. Le valet fréquentait tous les établissements de la ville depuis qu'il était en âge de tenir une chope. Malheureusement pour lui, il était devenu indésirable dans un grand nombre d'entre eux, en particulier les cafés luxueux qui environnaient le palais. Sans parler de toutes les tavernes et les auberges dans lesquelles son comportement indécent avait provoqué l'arrivée des forces de l'ordre.

La résistance à toute épreuve du valet aux effets secondaires de l'alcool impressionnait Théandre. A cet instant, il se mettait même à l'envier, et implorait le ciel pour être enfin libéré de son atroce migraine. La musique stridente et répétitive que jouaient les musiciens au rez-de-chaussée ne faisait que rendre son mal plus intense. Qu'est ce qui leur prenait, à eux, de jouer si tôt ?

- Pourquoi ne sommes-nous pas au palais ? demanda Théandre. D'habitude, on arrive quand même à rentrer sans se faire remarquer.

- Eh bien..., commença Ludwill en évitant le regard du prince, tu étais vraiment très saoul. Je veux dire, c'est normal, tu n'as pas l'habitude, mais là, tu avais atteint des sommets. Quand j'ai voulu te dire qu'il fallait rentrer au palais tu t'es mis à pleurer... Je voulais rester discret, mais tu parlais trop fort. Tu as même dit que tu préférais...

Là, Ludwill s'arrêta. Il ne voulait pas continuer sa phase de peur de blesser le prince.

- Que je préférais quoi? Insista Théandre.

- Tu as dit que tu préférais mourir plutôt que de devenir roi.

Théandre ouvrit la bouche, mais fut tellement surpris qu'aucun son n'en sortit. Il se mit à rougir, n'en revenant pas de s'être montré aussi imprudent. Pendant quelques instants, aucun des deux garçons ne sut quoi dire. Le prince était si inquiet qu'il ne prêtait même plus d'attention à la musique.

- Est-ce que quelqu'un m'a reconnu ? dit enfin Théandre.

- Je ne crois pas, répondit Ludwill. Ils ont dû penser que tu délirais. Mais j'ai préféré nous prendre une chambre au cas où quelqu'un décide de nous suivre jusqu'au palais. Et puis, ça m'a permis de mieux te surveiller. Tu en avais besoin.

- Tu as eu raison ..., Théandre enfouit son visage dans ses mains et gémit: Oh, je suis tellement navré... Je ne sais pas ce qui m'a pris.

- C'est l'alcool, ça... On ne sait pas toujours ce que ça peut donner, expliqua Ludwill. Mais c'est aussi peut-être à cause de ce que ta mère t'a dit. Tu avais l'air pressé d'aller à l'auberge après qu'elle t'ait dit de partir.

Théandre ne se souvenait pas vraiment de la conversation qu'il avait eue avec sa mère, mais l'explication de son valet lui paraissait tout à fait plausible. Décidément, il fallait croire que l'alcool, loin de guérir tous les maux, les exacerbaient. Théandre avait eu la bêtise de croire qu'une soirée à l'auberge lui aurait changé les idées.

D'habitude, c'était le cas: le jeune prince s'était souvent laissé trainer des de tavernes de plus ou moins bonne réputation par Ludwill, ce dernier ayant grandi dans un milieu où l'alcool se consommait comme des sucreries: on en prenait par plaisir, sans trop y penser. Bien souvent, il s'agissait du remède contre une existence maussade. Pour Théandre, c'était différent: l'alcool restait un plaisir occasionnel, mais son abus était vu d'un très mauvais œil. Il n'y avait qu'avec Ludwill qu'il se permettait cette petite indiscrétion. Cela ne lui avait jamais posé problème jusqu'à ce jour.

- Je voudrais quand même te demander, dit Ludwill à voix basse en se rapprochant de son maitre. Est-ce que tu pensais vraiment ce que tu as dit, hier?

En posant cette question, Ludwill avait pris un air inquiet que Théandre ne lui connaissait pas. Le valet semblait attendre la confirmation d'une vérité qu'il connaissait déjà. Le prince n'osait pas répondre. Il ne craignait pas tant que son valet fût incapable de tenir sa langue, mais il était bouleversé à l'idée de passer pour un lâche auprès de son seul ami.

Car il s'agissait bien de cela: de la lâcheté... Les paroles de sa mère lui revenaient en mémoire "Tu n'as pas le choix". Son rôle de souverain lui avait été assigné dès la naissance, son sang le destinait à régner sur le royaume et personne ne contestait cela. Personne, sauf lui.

Il n'avait pas l'étoffe d'un roi et personne ne voulait le reconnaitre... tout le monde minimisait ses craintes au point où il se demandait si, effectivement, il n'exagérait pas un peu. Mais plus le prince avançait en âge, plus il en avait la certitude: sa place n'était pas sur le trône. Il était condamné à vivre une vie dont il ne voulait pas, mais que tous autour de lui semblaient désirer. Les aristocrates comme les gens du peuple. Tous se prenaient à rêver du pouvoir suprême, de la façon dont leur existence serait différente s'ils arrivaient à l'atteindre. Pouvoir modeler le monde à son image... qui refuserait cela?

"S'ils savaient", pensait souvent Théandre "S'ils avaient la moindre idée de ce que ça signifie d'être à ma place...". Il ne pourrait jamais leur expliquer, et à Ludwill non plus.

- Non, bien sûr que je ne le pensais pas... répondit enfin le prince à son valet. Mais parfois, je t'avoue que ça me fait peur.

Théandre était au bord des larmes. Même s'il n'avait pas dit toute la vérité, il avait l'impression de n'avoir jamais été aussi honnête. Ludwill vint s'asseoir sur le bord du lit. Sans qu'il ait besoin de dire un mot, Théandre comprit qu'il savait tout cela depuis longtemps. Le valet avait décidé que ce sujet était trop sensible pour servir à alimenter ses innombrables plaisanteries.

- Ben, si ça peut t'aider, dis-toi que, en en contrepartie des moments difficiles, tu pourras faire ce que tu voudras. Imagine ça: faire du palais une ville miniature! En plus des jardins aquatiques, tu pourras ouvrir des tavernes de luxe, faire entrer des cirques, des danseurs, des cracheurs de feu!

Théandre sourit. Il était vrai que cela changerait de l'ambiance austère qui régnait sur le palais ces jours ci. Si le prince devait admettre quelque chose, c'était que les gens de basse naissance faisaient de bien meilleures fêtes que les nobles.

- Ça serait formidable, répondit Théandre, mais je ne crois pas que le conseil me laisserait faire.

- Et alors? Tu crois qu'elle s'en préoccupe du conseil, ta mère? Ça ne va pas trop changer leurs habitudes si tu décides de n'en faire qu'à ta tête.

Ce que disait Ludwill avait du sens, mais d'un autre côté, les nobles du conseil savaient que Théandre n'avait pas le tempérament inflexible de sa mère. Théandre lui-même savait qu'il pouvait faire preuve d'une naïveté désarmante, il suffisait de voir comment il acceptait de soutenir son valet dans tous ses projets délirants, quitte à mettre sa réputation en péril. Les idées de Ludwill paraissaient si bonnes sur le coup... Le jeune prince se demandait s'il arriverait à dire non à un conseil de vieux messieurs devenus maitres dans l'art de la manipulation. Il en doutait sincèrement.

- Je ne suis pas comme ma mère, répondit Théandre d'une voix faible. Je ne suis pas aussi fort et déterminé qu'elle.

Ludwill haussa les épaules, forcé de reconnaitre que son maitre avait raison. Puis, voyant que Théandre avait de nouveau la mine basse, il tenta à nouveau de le dérider.

- Quelque part, tant mieux si tu ne l'est pas. Un excès de confiance en soi est déroutant chez une femme, mais chez un homme, ça devient insupportable. Il n'y aurait aucune discussion possible entre nous. Si tu étais comme elle, nous serions restés bien sagement à notre place. Ça aurait été encore plus triste.

Théandre comprit ce que son valet voulait dire: s'il avait eu davantage confiance en lui-même, il n'aurait jamais pu offrir à Ludwill ce sentiment de supériorité. Ludwill savait qu'il était admiré par le prince en personne, et cela malgré sa condition très modeste. C'était une de ses plus grandes sources de fierté, ça et son indiscutable beauté. Même si Théandre se sentait parfois complexé en sa présence, il ne souhaitait pas retirer cet honneur des mains de Ludwill. De plus, il avait le sentiment que son valet lui apportait bien plus que ce que lui, lui apportait.

- En tout cas, poursuivit Ludwill, n'oublie pas: si tu décides d'ignorer le conseil, je peux toujours t'en fournir un! Tu auras la garantie d'une vue objective sur les affaires du peuple.

- Pourquoi pas! Répondit Théandre après un rire bref. A condition que ça ne se limite pas aux tavernes et aux maisons closes.

Ludwill eut un rire sarcastique, puis, après avoir passé quelques minutes à discuter avec Théandre en buvant la bière dont il ne voulait pas, il se dirigea vers l'escalier, laissant au prince l'intimité nécessaire pour se rhabiller.

- On ne devrait pas s'attarder ici, dit le valet avant de partir. Rejoins-moi dès que tu seras prêt et on retourne au palais.

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