Chapitre 11- Cilanna

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–Nous devons y aller, déclara Cilanna en jetant un regard par-dessus son épaule.

Maleïka coiffa ses cheveux du bout des doigts et appliqua un peu de poudre sur son menton pointu. A quoi ce manège sert-il ? Dans une heure au plus tard nous serons Louves.

–Dépêche-toi.

Cilanna attendait assise sur le lit de sa sœur. Des frissons parcouraient ses bras. Au début de l’après-midi, la jeune femme tressait ses cheveux. Maintenant, elle était incapable de tenir une mèche sans trembler et encore moins à la séparer en trois brins.

–Freya n’est pas prête non plus.

Cilanna se glissa jusqu’à la fenêtre. Si la jeune femme se dévissait le cou, elle verrait sa sœur entraîner leur champion mais elle n’avait nul besoin de le faire puisque la Reine était adossée à une poutre, les yeux rivés sur la fenêtre.

–Si. Elle nous attend.

Maleïka voulut répliquer mais se ravisa.

Quelle peureuse ! S’énerva Cilanna. Elle se croyait forte mais ce n’était que mensonges. La Reine régente couvrit ses épaules d’une cape et remonta la capuche jusqu’à ses yeux. Un bruit sourd les fit sursauter. Chrysentia entra dans la chambre, leur fit signe de la suivre. Cilanna pivota sur ses talons et s’engagea derrière la sorcière. Le cliquetis de la porte lui indiqua que Maleïka les suivait.

Alors que les trois femmes arpentaient les couloirs, elles rencontrèrent quelques domestiques. Leurs regards glissaient sur elles comme si les jeunes femmes n’étaient rien de plus qu’un meuble poussiéreux. Certains saluèrent Chrysentia – qu’ils reconnaissaient toujours, d’autres la foudroyaient du regard. L’immortelle lui expliquait que le sort affectait seulement les souvenirs.

Quelques minutes plus tard, elles rejoignirent Freya. Le souffle de Cilanna se transformait en panaches avant de s’envoler vers le ciel sombre. Aucune des trois lunes n’avaient daigné pointer le bout de son nez ce soir et seules quelques étoiles éclairaient le firmament. Une légère brume les encercla. La jeune femme devina qu’elle n’avait rien de naturel. Heureusement, les Reines n’avaient pas besoin de lumière pour s’orienter.

La démarche de Freya devenait de plus en plus étrange et de moins en moins humaine. Ses jambes arquées ne s’appuyaient plus que sur la pointe des pieds. Chaque pas lui arrachait une grimace.

–Tu tiens ? Demanda Maleïka en s’approchant d’elle.

–Oui, pour l’instant. Vous auriez dû vous dépêcher.

–Je ne pensais pas que tu transformerais si vite.

Cilanna et Maleïka étaient encore humaine. Leurs sens s’aiguisaient. Leur vision s’apparentait à celle d’une chouette et leur audition à celle d’une chauve-souris. Du moins c’est ce que Chrysentia radotait. Les Agkars n’étaient rien d’autre qu’une cruelle expérience, des rats de laboratoire entre les mains de la sorcière. La Reine des Roses ralentit pour se laisser rattraper par son amante. Elle risqua un regard en arrière. Le château n’était plus visible à travers ce mur de brume. Cilanna le sentit presque se fondre en elle, mordre doucement sa peau pour l’inciter à avancer.

–Pourquoi la transformation a lieu si tôt ?

Chrysentia secoua la tête, la mine sombre.

–La louve de Freya a toujours été plus puissante que les vôtres mais elle n’a jamais été aussi pressée de sortir.

–Qu’est-ce que ça veut dire ?

–L’animal prend le pas sur l’homme, répondit la sorcière. J’ai déjà vu ce genre de comportement chez le Peuple-Animaux.

–Tu as peur qu’elle reste une Agkar pour le restant de ses jours ? Reprit Chrysentia avec un petit rire alors que Cilanna s’était tue. Aucun risque. Vous n’êtes louves qu’à un quart. Sans s’en rendre compte, Freya l’appelle. Ce n’est rien de très surprenant pour une personne qui est en phase avec l’animal qu’elle abrite.

Les yeux de Cilanna s’agrandirent.

–Elle l’appelle ?

–Chez les Hommes-Animaux, il y a une sorte de connexion très forte qui se créée entre les deux. C’est ce que Freya ressent en ce moment en beaucoup moins tenace.

Quelques mètres devant eux, ses sœurs progressaient ensemble. Malgré la brume opaque qui les enveloppait, Cilanna discerna encore leur silhouette. L’une a peu près humaine, la seconde faisait la moitié de la taille de la première. A des yeux avertis, Freya pouvait passer pour un bossu.

Le mal qui la rongeait progressa vers sa mâchoire. Il rampa sous sa peau telle des doigts invisibles. Elle se retint de crier alors que la transformation broyait sa mandibule. Le corps de Maleïka se convulsa au loin.

–Nous avons trop tardé. Mes amies ! Hurla Chrysentia pour éviter de dévoiler leur identité.

Le sang battait si férocement à ses temps que ses mains se pressèrent sur son crâne. Les deux sœurs se tournèrent. Le bras de Maleïka ne se résumait plus qu’à un morceau de chair sanguinolent, sa tête dodelinait. Sa sœur ne ressemblait plus à rien tant elle était affreuse.

–Cachez-vous ici, murmura Chrysentia une fois à leur hauteur.

Elle les poussa sous un rocher qui surplombait une fosse et tendit les bras. Le brouillard s’intensifia si rapidement que Cilanna ne vit plus ses mains parvint à entendre très distinctement les hurlements d’agonie. Le dos de la Reine se cambra; sa colonne vertébrale venait de céder. Des larmes de douleur roulaient sur ses joues. Du feu semblait courir sur sa peau. Elle s’affaissa contre le sol, son dos ployant dans un angle improbable. Les os de sa main se brisaient dans un craquement sec. Sa peau se déchira. A travers les filaments de chair, la Reine vit les morceaux de ses métacarpes s’assembler les uns aux autres pour former des segments plus fins et plus longs. Ses ongles s’allongeaient pour former des griffes. Elles lui rappelaient les serres d’un vautour, magnifiques et meurtrières. La peau tombait dévoilant tendons, muscles, artères et veines. Son crâne se fissura. Dans un hurlement strident, un museau se forma. Une chair nouvelle recouvrit son corps, des poils –longs et noirs- émergèrent. Ses griffes se plantèrent dans le sable, unique et dernier ancrage à la réalité. Sa poitrine se contracta sous les nombreux spasmes qui contorsionnaient son corps.

Du coin de l’œil, à travers la brume, Cilanna discernait une ombre. Haute de quelques mètres, elle la dominait. Cependant, elle savait qu’elle ne lui ferait pas le moindre mal malgré les Enfers qui se déchainaient dans ses yeux. Ce n’étaient pas des yeux de loup qui l’observaient, cette créature n’en n’était pas une. Seul son hurlement les rapprochait de cette bête majestueuse. Bipède, les membres supérieurs de l’Agkar étaient aussi gros que de jeunes troncs d’arbre. Tout en muscles, malveillante et hideuse. C’étaient les premiers mots qui lui venaient à l’esprit alors que sa sœur l’observait.

C’est donc à ça que ressemble les Agkars ?

Cilanna se contorsionna, releva la tête une dernière fois. Ses yeux se posèrent sur un arbre d’une curieuse forme. D’autant plus que l’arbre bougeait. Ce fut sa dernière pensée humaine.

**

Cilanna ne se releva pas. Trois créatures se tenaient dans la grotte. Avec des grognements, les Agkars se reniflaient pour déterminer quelle Reine se cachait derrière quel masque. Oron se tapit dans les fourrées, le dos contre un arbre. Il était certain que la plus jeune des femmes l’avait vu. Est-ce que l’Agkar s’en souvenait ? Il espérait que non. Le terrible secret des Reines était donc révélé. Il ne lui restait plus qu’à informer la population de sa découverte. Au départ, il était venu pour les tuer. L’appât du gain était son point faible. Elles ne voudraient pas que ce petit incident s’ébruite. S’il les faisait chanter ? Il pourrait se marier à une fille de roi et lui succéder. Il réfléchit quelques secondes. Les bois lui manqueraient trop pour être monarque. Oron se plaisait tant à imaginer sa nouvelle vie qu’il en oubliait le cruel mensonge sur Kalia. N’ayant jamais existé, il aurait été compliquée de la venger.

Oron jeta un coup d’œil furtif vers la grotte. Les Agkars ne semblaient pas presser de partir. La plus grand léchait l’oreille de celle qui s’allongeait. La troisième reniflait l’air et tourna brusquement la tête dans sa direction. Il s’aplatit contre l’herbe en priant pour qu’elle ne l’ait pas vu. Ces monstres étaient des machines à tuer. Leurs sens devaient être une dizaine de fois plus aiguisées que ceux des autres prédateurs. Il ignorait comment procéder. La chasse en meute devait être privilégiée mais comment traquaient-elles leurs proies ? Mystère.

Le chasseur s’efforçait de contrôler les battements de son cœur. Il laissa l’air s’engouffrer dans ses voies aériennes et réguler son rythme cardiaque. L’Agkar demeurait immobile. Quand partiraient-ils ? Des raideurs dans ses cuisses le faisaient souffrir. La position dans laquelle il se trouvait n’était pas des plus confortables. Si les Reines le flairaient, il n’aurait aucune chance. Une simple lance de bois destinée à tuer des lapins ne viendrait pas à bout du cauchemar de la Reigaa. L’une des créatures gronda et le craquement des branches sèches résonna dans la forêt. Oron se fit le plus petit possible alors qu’un autre Agkar émit un grondement beaucoup plus intimidant que le premier. Silence. Le chasseur tendit l’oreille. Les Agkars savaient qu’il se cachait dans les sous-bois. Pourquoi ne le tuaient-elles pas ? Un long hurlement retenti dans la fosse. Incapable de résister à la tentation, Oron risqua un œil. Les trois Agkars étaient debout, tout aussi monstrueux que dans son souvenir. De la bave coulait par filets des babines des créatures. Le chasseur n’était pas assez près pour les observer dans le détail même s’il nota quelques éléments qui lui glacèrent le sang : la taille de leurs griffes et crocs, leurs longues jambes musclées et leurs énormes pattes qui d’un seul coup bien placé pouvait tuer une vache. Celle qui se tenait au centre devait être Freya. L’avait-elle vu ? Certainement. Se souvenait-elle de lui ? Très probable sinon il serait déjà dans leur estomac à l’heure qu’il était. Elle l’avait laissé en vie tout en sachant qu’il pourrait causer leur perte.

Pourquoi ?

L’Agkar renversa sa tête et hurla. La chasse commençait. En un éclair, les créatures partirent. Elles se déplaçaient si vite que des yeux humains ne pouvaient les suivre. En une seconde, Oron devint l’unique homme qui survécu deux fois à la rencontre des Agkars. Une fois les monstres disparus, les muscles du chasseur se détendirent et il s’affala. Le sortilège pressait son cerveau pour l’inciter à oublier cette mésaventure. Avec des griffes invisibles, il trifouillait dans son esprit pour arracher des souvenirs, en vain. La seule capacité extraordinaire du chasseur était de résister à la magie, ce qui ne l’empêchait pas de ressentir la pression des enchantements. Capacité qui lui permettait de détecter les sorcières.

Oron sortit de sa cachette et rebroussa chemin vers la grotte. De nombreuses griffures zébraient la roche. Les plus petites et superficielles appartenaient à des animaux. Les plus grosses barraient les autres. Celles des Agkars, songea-t-il. Il se remémorait leurs tailles et supposaient sur leur dangerosité. Une fois que ses doigts suivirent les tracés incrustés dans la pierre, il n’y eu plus de doute possible. L’index et le majeur collé se nichaient aisément dans l’une des cavités. Cette découverte lui fit froid dans le dos. Il espérait que les Agkars ne jouaient pas avec leur nourriture avant de les tuer, que les cris d’agonies de leurs victimes ne les excitait pas trop. Son instinct le détrompa. Il existait deux types de prédateurs : les plus faibles qui tuaient par nécessité et les plus audacieux qui assassinaient par plaisir. Il priait pour que ses Reines appartiennent à la première case mais au fond de lui, il savait que les Agkars considéraient la Reigaa comme un terrain de jeu. Pourquoi y aurait-il tant de morts sinon ?

Ses doigts glissèrent le long de l’arcade avant que son bras ne retombe contre son flanc. Il jeta un coup d’œil circulaire à la grotte comme pour imprimer les moindres recoins dans son esprit et remonta la pente. L’ascension se révélait difficile. Un épais brouillard se levait depuis que les sœurs désertaient le château. Il discernait à peine les arbres devant lui et les ronces à ses pieds. Il jura lorsque les épines se prirent dans la toile de ses vêtements. Les plus longues s’attaquaient à ces mains, l’égratignant. Hormis ces quelques éléments, Oron trouva le chemin du château.

Freya lui avait donné une chambrette jusqu’au retour des traqueurs. Ridiculement petite, elle ne contenait qu’un lit et un pot de chambre. L’envie ne le pressait pas d’y retourner. Aucune servante ne trouvait le chemin vers son lit, son physique jouant contre lui. Il tentait de charmer celle qui vidait son pot de chambre mais elle ne lui adressait que de petits coups discrets, gentils et polis. Quand un clin d’œil suffisait pour d’autres, il devait déployer les petites attentions. Dans la plupart des cas, il parvenait à les baiser. Une fois les chandelles éteintes un homme en valait un autre, non ? Il comptabilisait quelques aventures amoureuses mais préférait la compagnie des putes. Combler une femme demandait trop d’énergie : argent, objets, cadeaux, des compliments et du romantisme. Les catins se fichaient des marques d’attentions et son physique lui importait peu. Un client reste un client.

Oron renonça à passer sa nuit seul. La ville la plus proche ne se situait qu’à quelques miles. Il y avait forcément une auberge avec de l’alcool et des femmes.

Ses pensées vagabondèrent vers Freya. Forcément, il la trouvait belle. Tout le monde trouvait les Reines magnifiques. De nombreux hommes fantasmaient sur leurs silhouettes élancées et leur chevelure rouge. Son corps avait réagi en la voyant seule dans les bois. Quelque chose le fascinait chez cette Reine guerrière. Il avait l’impression de se voir en elle mais le chasseur n’était pas encore amoureux de sa souveraine. Pas encore.

Il savait très bien que ses sentiments étaient réciproques même si la Reine se refusait à l’avouer. Lorsque viendra le moment de la révélation, parviendra-t-elle à le tuer ?

Oron atteignit le centre de la ville. Plusieurs catins le dévisageaient. Il en choisit une : petite, brune, séduisante.

–Y a un endroit où je peux boire ?

–Suis-moi.

Le chasseur la suivit. Elle se déplaçait silencieusement, tel un chat sur les toits de sa ville natale. Son désir s’accroissait alors que son torse épousait la forme de son dos. Elle ne le touchait pas comme une dévergondée mais elle connaissait les parties sensibles de l’anatomie masculine. Il lui en offrit une bière et il se surprit à dévisager ses lèvres qui se posèrent sur le verre. Freya tenait son gobelet de la même manière. D’une manière à la fois si féminine et si masculine. Il secoua la tête pour effacer le visage de la Reine. Il but sa bière d’un trait et colla une main au creux de son dos. La pute ne réagit pas. Beaucoup d’hommes la touchaient lors de ces longues soirées d’hiver. Elle devait être insensible à leurs caresses. La jolie brune l’entraîna dans une des chambres à l’étage et l’embrassa. Le chasseur soupira et toutes ses pensées se focalisèrent sur la pute. Il ne pensait ni à Freya ni aux Agkars lorsqu’il la prit.

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