La mariée était en blanc

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Mon regard glissa vers mon bras droit. Une main aux doigts longs et fins, aux ongles parfaits, venait de s'y poser. Je la fixai un moment, un peu grave. Elle ne portait aucun bijou, mais dans quelques minutes, ce ne serait plus le cas et pour la vie.

Je m'étais déjà retrouvé dans une situation similaire, avec aussi peu de monde autour de moi, près de trente ans plus tôt. Cela me parut hier, et pourtant... les années avaient passé. Et j'étais à nouveau, debout, le dos bien droit, vêtu d'un costume de cérémonie, face à l'officier d'état-civil de notre bonne petite ville de Durant, à savoir le maire lui-même.

- Bien, dit-il, nous allons donc procéder à la cérémonie puisque tout le monde est prêt.

Tout le monde, c'était un bien grand mot. Nous n'étions que cinq présents - six avec le chien, témoin impartial s'il en était. Henry Standing Bear était mon témoin et Sancho celui de Vic. Elle ne lui avait pas laissé le choix, m'avait-il raconté quelques jours plus tôt : elle était arrivée un matin, d'un pas très décidé, dans son bureau, avait posé bien à plat ses deux mains sur la table. Il avait bien cru qu'elle en renverserait son café tant elle avait mis d'énergie dans ce geste. Puis elle lui avait dit :

- Sancho, j'ai quelque chose à te demander. Je te préviens, tu ne peux pas refuser.

- Heu...

- Je voulais demander à quelqu'un d'autre, mais cette personne est déjà "réservée". Et je ne vais pas faire le tour des popotes, donc ce sera toi.

- Heu...

- La cérémonie est prévue le lundi 4 février, à 11h30. Ca ne prendra qu'une dizaine de minutes. Donc réserve le créneau.

- Heu... Ok, Vic, était-il enfin parvenu à placer face à son débit de mitraillette.

Et elle était ressortie aussi vite qu'elle était entrée. Il avait contemplé son café dont pas une goutte ne s'était miraculeusement échappée de sa tasse, puis, un peu abasourdi, il avait saisi son téléphone et avait entré les indications données par Vic. Puis il avait froncé brièvement les sourcils et était sorti, pour franchir les portes du bureau voisin. S'appuyant contre le chambranle, il avait demandé :

- C'est où, ton rendez-vous ?

- La mairie, avait-elle répondu sans lever les yeux alors qu'elle était plongée dans la lecture d'un dossier envoyé par le shérif du comté voisin et portant sur une affaire que nous suivions nous aussi, à propos d'une bande de malfaiteurs qui avaient l'habitude de passer d'un état à un autre pour se mettre à l'abri après avoir commis quelques forfaits.

Elle l'avait finalement regardé alors qu'il restait là, les bras un peu ballants. Elle avait ajouté :

- J'ai juste besoin d'un témoin, Sancho. Te sens même pas obligé de venir en habit de cérémonie. C'est juste un bout de papier à signer, pour toi.

- Ok.

Elle l'avait à nouveau fixé et il s'était senti tout petit sous ce regard brillant de vieil or. Elle avait soupiré et dit :

- Et j'ai aussi besoin d'un peu de discrétion.

- Tu peux compter sur moi, avait-il répondu.

Et c'était ainsi que Sancho se retrouvait être le témoin de Vic et que le cinquième protagoniste de cette cérémonie était le maire de Durant. Il voulait donner un petit côté pompeux et prenait la parole avec un rien d'emphase. Je m'étonnerais toujours que Vic ne lui ai pas jeté une remarque du style : "Allez, on n'a pas que ça à faire... Grouille-toi !"

Mes pensées dérivaient, comme engourdies par le rythme des paroles. Tout se mêlait un peu : Martha, mon premier mariage, la naissance de Cady, les aveux de Vic, sa blessure, mes peurs et mes cauchemars, sa lente guérison. Et ce choix, désormais impossible à repousser. Car il n'y en avait plus d'autre possible.

La question me prit presque par surprise et je répondis un oui ferme. La voix de Vic résonna en écho quelques-instants plus tard, toute aussi déterminée.

- Vous pouvez échanger les alliances.

Je sortis de ma poche la petite boîte en feutre. Quand nous nous étions mariés, Martha et moi, nous étions quasiment sans le sou. J'avais acheté les alliances les moins chères, en argent poli. Après son décès, j'avais tenté de porter la sienne, mais mes doigts - y compris l'auriculaire -, étaient tous trop gros. La veille, j'étais parvenu à retirer la mienne et à les ranger toutes les deux dans une petite boîte de velours semblable à celle que je tenais désormais entre mes mains. J'y avais aussi déposé une photo de la taille d'une photo d'identité, prise ce lointain jour. Et j'avais écrit sur le couvercle, au marqueur indélébile : "Pour Lola". C'était un petit cadeau pour ma petite-fille qui avait tout juste un mois. Elle en ferait des boucles d'oreilles, plus tard, peut-être.

Mais pour Vic, j'avais pu nous offrir des alliances un peu plus travaillées, car vivant désormais plus confortablement, même si mon salaire de shérif n'était pas non plus mirobolant. Nous étions au service de la société et la société accordait ce qu'elle pensait être juste à ceux-là-mêmes qui se dévouaient pour elle : médecins, infirmiers, policiers, enseignants.

J'eus un petit sourire en ouvrant la boîte. Ce n'était pas pour rien non plus que j'avais écrit le prénom de Lola sur l'autre : j'aurais bien été capable de me tromper entre les deux. A l'intérieur se trouvaient donc deux alliances en or dont j'avais fait graver l'intérieur avec juste nos prénoms. Victoria et Walter. Walter et Victoria.

Je lui passai son alliance et elle fit de même pour moi, non sans l'avoir portée devant ses yeux pour lire le fin liseré. Le maire était en train de faire signer l'Ours et Sancho au bas du document et Vic lança :

- Bon, je peux embrasser le marié ?

Il leva le nez de derrière ses lunettes et sourit, un peu confus :

- Heu, oui, oui. Walter, tu peux embrasser la mariée.

La mariée. Elle était toute de blanc vêtue, d'une robe lui tombant aux genoux, avec un petit volant dont on pouvait retrouver le motif autour de son encolure et de ses bras. Les manches en étaient courtes et, en la voyant arriver ce matin-là, j'avais pensé qu'on s'était peut-être trompé de saison et que la robe aurait mieux convenu pour une belle matinée d'été. Mais elle portait des bas fins et, sur ses avant-bras, descendait aussi une jolie et fine dentelle. J'espérais qu'elle n'aurait pas froid, même avec le chaud manteau bordé de fourrure. Dans ses cheveux, qu'elle avait choisi de garder libres - pour me faire plaisir, avait-elle précisé avec un sourire un rien enjôleur -, elle était parvenue à glisser une rose blanche au-dessus de sa tempe droite.

Je la fixai un moment, je vis une lueur un rien coquine et provocatrice s'allumer dans ses yeux vieil or et je n'attendis plus : si je tardais trop, elle allait nous sortir une horreur. Ses lèvres avaient ce goût frais et savoureux que je voulais pouvoir déguster jusqu'à la fin de ma vie. Elle enroula sa langue autour de la mienne et fit durer notre baiser sans doute plus que de raison car j'entendis un discret "hem, hem", dont je ne pus déterminer vraiment la provenance : il était possible que le maire, Henry et Sancho l'aient émis en même temps. A moins que ce ne soit le chien...

**

Nous saluâmes le maire et sortîmes les premiers de la salle commune, Vic et moi, tentant d'avoir un air solennel. L'Ours nous suivait (et lui parvenant très bien à prendre l'air solennel sans avoir à se forcer), Sancho et le chien. Mais une surprise nous attendait : en bas des marches se trouvait une foule rassemblée. Je fronçai un instant les sourcils, jetai un oeil à la Nation Cheyenne qui se contenta de hausser les épaules. Sancho étouffa difficilement un petit rire discret. C'était bien le mot. Nous avions voulu faire discret et la moitié de la ville au moins se trouvait là. Enfin, peut-être un petit peu moins, mais pas loin, sans compter un bon tiers de la Réserve.

- Hé bien, Troupier ! Tu en tires une de ces tronches ! On va finir par croire que tu n'es pas heureux de nous voir...

C'était Lucian Connally, mon ancien chef et précédent shérif de Durant, qui m'apostrophait ainsi. Il poursuivit :

- Bon, c'est pas pour dire, mais il ne fait pas chaud et je ne voudrais pas que ma jambe gèle...

- Et moi, que mes deux jambes gèlent, oui, c'est bien vrai, ajouta Lonnie Little Bird, chef de la Réserve.

Le premier était unijambiste et le second n'avait plus aucune de ses deux jambes à cause du diabète et se déplaçait uniquement en fauteuil roulant. Derrière eux se trouvaient (dans le désordre), notre secrétaire et standardiste Ruby, Dorothy du Busy Bee Café - notre cantine attitrée -, Lara Baroja et Bill McDermot, boulangère de son état et lui médecin légiste, Doc Isaac Bloomfield, Brandon White Buffalo, Melissa Little Bird, toute une panoplie d'oncles, cousins, neveux et nièces d'Henry, Marie, la femme de Sancho, et le petit Antonio qui souriait à tout va, plus quelques curieux.

Et Lola.

Pas ma petite-fille, non, la voiture de "luxe" d'Henry, la Thunderbird 1959 qu'il bichonnait tant et mieux.

- Si Monsieur et Madame Longmire veulent bien se donner la peine..., fit l'Ours en ouvrant les bras d'un geste théâtral pour nous inviter à descendre les marches et à rejoindre la voiture, heureusement garée juste en bas.

Je dis heureusement car Vic n'avait pas trouvé mieux que de se chausser de sortes d'escarpins blancs et je doutais qu'elle puisse faire plus de dix pas sur la neige avec ça aux pieds. Passant le bras sous le sien pour l'aider, nous descendîmes les trois marches avant d'être entourés par notre petite foule d'amis.

- On avait dit discret, hein, sifflai-je entre mes dents à l'adresse d'Henry qui se contenta de hausser à nouveau les épaules avant d'ouvrir la portière pour que Vic puisse prendre place.

Je fis le tour de la voiture et montai à l'arrière moi aussi, pendant que l'Ours s'installait au volant et que le chien, tout content, s'asseyait sur la place du passager à l'avant. Henry attendit un peu, réglant le chauffage, faisant ronfler doucement le moteur pour mettre la voiture en route. Je n'eus pas la curiosité de regarder derrière nous, mais cela aurait été finalement très instructif : nos amis montaient eux aussi en voiture pour un convoi nuptial des plus originaux.

- Allez, Lola, en route !, fit Henry d'une voix douce en caressant le volant.

- A la maison, fis-je.

- Ttt, c'est moi qui conduis, dit Henry. Je vous emmène où je veux et vous n'avez rien à dire.

Je levai les yeux vers le plafond avant de les reporter sur Vic qui restait étrangement silencieuse. Puis elle appuya sa tête contre mon épaule et dit :

- Je crois que nous n'avons pas le choix...

Très vite, nous comprîmes que l'Ours nous menait jusqu'au Red Pony. Il en avait décoré l'extérieur avec des guirlandes de Noël que j'étais pourtant certain l'avoir vu ranger au tout début de janvier. Je pouvais même dire qu'il avait fait cela le 3, la veille de notre départ pour Philadelphie pour assister à la naissance de Lola - ma petite-fille cette fois, pas la voiture.

Il prit soin de se garer le plus près possible de la porte pour permettre à Vic de ne pas avoir à trop marcher dans la neige : il avait d'ailleurs déblayé une allée devant l'entrée. Le convoi des voitures suivait et chacun se gara là où il le pouvait. J'avais fait le tour de la voiture durant ce temps et tenait la portière ouverte à Vic. L'Ours nous précéda à l'intérieur, mais j'avais à peine franchi le seuil que je m'arrêtai, trop scotché pour faire un pas de plus. Devant le comptoir se tenait Cady, avec Lola dans les bras, Lola qu'elle tendit à Henry qui s'était approché d'elles.

Vic avait fait quelques pas de plus, elle, et se tourna vers moi. Ma fille me fixait et sourit avec tendresse.

- Tu pensais priver Lola d'assister au mariage de son grand-père ?, me fit-elle.

Je secouai lentement la tête, voulus dire quelque chose, mais, soudain, mon regard se voila de larmes et je ne pus qu'ouvrir les bras pour la recevoir contre moi. C'était Cady, ma fille, son odeur, la douceur de sa chevelure rousse, ses bras aimants. Je la gardai un moment ainsi, puis je finis par réussir à m'écarter un peu pour la regarder à nouveau :

- J'en suis très heureux.

Nos amis étaient parvenus à entrer, petit à petit et il y eut soudain beaucoup d'animation et de bruit autour de nous. Vic demanda à Cady :

- Tu es venue seule ? Je veux dire, juste avec la petite ?

- Oui, répondit Cady en se tournant vers elle. Ta robe... wah... super classe.

Vic sourit, mais Cady poursuivit :

- Je te rassure, le clan Moretti n'est pas là. Et tes parents ne sont pas au courant, ni Mickaël, ni moi n'avons trahi la "discrétion" demandée.

- Tu parles de discrétion, ronchonna ma nouvelle épouse. T'as vu ce monde ? Mais Mickaël ne voulait pas venir ?

- Il aurait bien voulu, mais ne pouvait pas pour deux raisons : un, il travaillait, et deux, il aurait fallu inventer une excuse tarabiscotée pour expliquer pourquoi nous partions tous les trois à Durant alors que rien ne l'exigeait et qu'on était en plein hiver. Tes parents et tes autres frères se seraient posés des questions. Alors que là... On pouvait juste dire que j'avais envie de faire une petite visite à papa et présenter Lola à nos amis.

- Hum, je vois..., fit Vic. Vous avez été malins...

**

Ce fut une belle fête, c'est vrai. Et je crois bien qu'au final, Vic en fut aussi contente que moi. Nous n'avions rien prévu, mais nos amis, si. Brandon avait cuisiné depuis plusieurs jours et les plats défilaient devant nos yeux. Henry avait un peu réorganisé l'aménagement intérieur du Red Pony pour que tous puissent y trouver un bout de table, une chaise ou un tabouret. J'avais Vic à ma droite, Cady à ma gauche et Lola sur les genoux une bonne partie de la journée, du moins quand elle était éveillée.

Je fus cependant sollicité pour jouer quelques airs au piano, mais je m'y pliai de bonne grâce. Je jouai des airs de boogie woogie très entraînants et je vis plusieurs de nos amis entamer quelques pas de danse. Les heures passèrent ainsi, alors qu'au-dehors, la neige tombait. Puis ce fut le soir qui remplaça l'étrange clarté de ce jour neigeux. Henry avait allumé toutes les lampes du Red Pony et je me posai même la question de savoir s'il n'en avait pas ajouté.

A un moment, Vic appuya sa tête contre mon épaule, quelques instants. Je compris le message sans qu'elle ait besoin de dire le moindre mot : de toute façon, elle était plongée dans une grande discussion avec Lonnie et Marie. Je me tournai vers Cady et lui demandai :

- Tu dors où ce soir, ma puce ?

- Chez Henry. Tout est prévu, me répondit-elle, puis elle sourit et ajouta : Vous allez bientôt partir ?

- Oui, répondis-je. La journée n'est pas terminée, ni pour vous, ni pour nous.

- C'était chouette, papa. Une belle journée.

- Oui... Enfin, si j'avais su que tu étais là, tu serais venue à la mairie...

- Oh, mais on a tout vu...

- Comment ça ?, demandai-je étonné.

- Ruby s'était arrangée avec la secrétaire de la mairie et le maire pour installer une caméra et on a pu suivre la cérémonie en direct.

- Ne me dis pas qu'ils ont aussi installé un écran géant quelque part...

- Non, fit-elle en éclatant de rire : nous nous sommes contentés de suivre cela sur nos téléphones. Et Lola et moi étions ici, bien au chaud.

Je hochai la tête, un peu rassuré. Puis je songeai à quelque chose et je fouillai dans la poche de ma veste. J'en sortis la petite boîte qui portait le nom de Lola.

- Tiens, dis-je. C'est pour ta puce. Plus tard.

- Un cadeau de mariage ?, demanda-t-elle en le fixant avant de relever la tête et de me regarder.

- En quelque sorte, répondis-je. Tu le lui donneras quand tu voudras. Mais là..., ajoutai-je en glissant un oeil vers le transat dans lequel Lola dormait, insouciante du bruit autour d'elle. Elle est encore un peu petite.

- Je peux l'ouvrir ?

- Tu peux.

Et pour une des rares fois de ma vie, je vis Cady hésiter. Oh, juste deux ou trois secondes, guère plus. Plus elle souleva le couvercle et découvrit ce que j'avais placé à l'intérieur. Je vis son sourire s'effacer et des larmes monter à ses yeux. Elle referma la boîte, se jeta à mon cou et pour la deuxième fois de la journée, serra fort ses bras autour de moi.

- C'est un superbe cadeau. Je suis certaine que maman aurait approuvé des deux mains.

- Moi aussi, répondis-je un peu ému.

- Et je suis certaine qu'elle approuve ton choix et qu'elle en est très heureuse. Elle n'aurait pas voulu que tu restes seul, triste et malheureux. Je suis certaine aussi que vous avez de belles années devant vous. Si vous faites un peu attention à vous...

- C'est promis, ma chérie. C'est promis.

- Mouais, fit-elle en se détachant de mon étreinte et en me fixant droit dans les yeux. Je sais ce que vaut ce genre de promesses... Autant pour Vic que pour toi, d'ailleurs. Il n'y en a pas un pour rattraper l'autre.

- Je crois qu'elle est quand même plus prudente que moi. Elle évite les randonnées de haute montagne par grand froid et blizzard.

- Oui et elle est simplement plus rapide pour tirer quand elle est menacée...

- C'est juste. Mais il faut encore qu'elle se perfectionne de la main gauche. Ca pourra lui servir.

- Encore une leçon de grand-père..., soupira-t-elle.

- Exactement. Il a su me donner ce qui m'est vraiment utile. Et j'espère avoir fait de même pour toi.

- Bien sûr, papa ! Tu crois qu'il n'y a que maman ou Henry à m'avoir élevée ?

Je souris, mais ne répondis pas. Mais je sentis la main de Vic se glisser sous mon bras. Après la tête contre l'épaule, c'était le deuxième signe. Je n'aurais pas de troisième chance. Je me levai alors, pris mon verre et portai un dernier toast pour saluer et remercier nos amis. Puis Henry me lança les clés de la Thunderbird et je me demandai alors s'il était fou, ivre ou totalement inconscient de me laisser conduire sa voiture alors que je devais être un peu émêché.

**

Nous parvînmes cependant sans encombre jusqu'à la maison. Je roulai prudemment, il n'était pas question d'avoir un accident ce soir. Et, de toute façon, la neige m'empêchait d'aller au-delà des 40 km/h.

Je garai la voiture au plus près.

- Reste là, je vais allumer l'entrée, dis-je à Vic.

Elle hocha la tête, resserra un peu le manteau autour de ses épaules et de son cou.

Je sortis de la voiture, fis les quelques pas menant à la maison. Je l'avais construite après le décès de Martha, quand j'avais fini par vendre celle où nous avions vécu et où Cady avait grandi. Ma fille était partie à Philadelphie et je ne m'y retrouvais pas. J'étais, à cette période, dans un état de dépression assez avancé et c'était Henry qui m'avait décidé. Certes, une fois cette décision prise et la nouvelle maison construite, il avait encore fallu me secouer pour que j'en réalise l'aménagement intérieur : les longs mois durant lesquels les murs furent doublés par des piles de cartons furent parmi les plus tristes de ma vie. Cela avait pris du temps et finalement, depuis l'automne dernier, je m'étais employé à la transformer en véritable foyer. Enfin, disons que j'avais beaucoup fait travailler les neveux d'Henry qui savaient mieux se débrouiller que moi avec des outils, le bricolage et tout ce genre de choses. Ils avaient même ajouté une grande pièce supplémentaire, sur la droite quand on se tient face à la maison. Elle commençait à avoir belle allure et Vic m'avait dit que ça lui plaisait bien ainsi.

Elle, elle avait sa petite maison dans Durant, qu'elle avait achetée il y a un an tout juste. Quand s'était posée la question pour nous de savoir où nous allions vivre, elle avait vite décidé que ce serait chez moi. Elle ne voulait pas vivre en ville, croiser du monde à tout bout de champ et finalement, n'être jamais tranquilles. Il y avait toujours quelqu'un pour nous signaler un manquement à la loi, un voisin qui garait mal sa voiture, un chien qui aboyait trop, des enfants trop bruyants... Bref, le quotidien nous aurait rattrapés et elle ne voulait pas de cela. Et, ma foi, j'étais assez d'accord avec elle : c'était aussi une des raisons pour lesquelles j'avais choisi ce terrain excentré, pour cette maison, même si ce n'était pas la principale raison.

Depuis décembre et sa sortie de l'hôpital, Vic avait petit à petit ramené ses affaires chez moi. Elle était toujours en convalescence, mais était incapable de rester sans rien faire, elle avait donc organisé son déménagement. La Nation Cheyenne avait supervisé le tout, mais c'était finalement Doc Bloomfield qui était parvenu à l'arrêter : à trop en faire, elle risquait de rouvrir sa cicatrice et cela aurait pu avoir des conséquences fâcheuses. Il l'avait finalement envoyée au soleil, avec Lena, sa mère, pour récupérer. Mais, d'après le récit qu'elle m'en avait fait, elle avait quand même eu une drôle de façon de récupérer...

Je retournai à la voiture, ouvris sa portière et lui présentai le bras pour l'aider à sortir. Mais elle resta sur place, alors que je pensais qu'elle allait prendre l'allée (que j'avais soigneusement déneigée ce matin avant de partir à la mairie, ce qui ne se voyait plus guère avec ce qui était tombé au cours de la journée).

- Tu veux que ton manteau devienne aussi blanc que ta robe et tes chaussures ?, fis-je avec amusement.

- Non, j'attends juste que mon mari me porte pour franchir le seuil de notre foyer, répondit-elle.

- How ! Bien, dis-je. J'espère que je ne vais pas glisser avec toi dans les bras et me faire un tour de reins.

- Je suis un poids plume et il n'y a pas de plaques de verglas...

- Ok. Prenons tous les risques, alors...

Elle rit et je passai les bras autour de ses épaules et de ses jambes et la soulevai effectivement sans difficulté. Je fis les quelques pas nous séparant des trois marches pour accéder à la terrasse, premier des grands travaux réalisés par les neveux d'Henry. Je marquai une courte pause, me rappelant la dernière fois que je l'avais tenue dans mes bras ainsi, ne tenant moi-même debout que par l'adrénaline et l'urgence de la situation pour la ramener vers notre véhicule. Heureusement qu'Henry était avec nous et qu'il avait pris le volant alors que, assis à l'arrière, elle allongée sur mes genoux, je la maintenais le mieux possible pour lui éviter les cahots du trajet jusqu'à l'hôpital et aggraver ainsi sa blessure.

Mais je chassai bien vite ce souvenir douloureux, de ce jour où j'avais failli la perdre, pour ne plus penser qu'à cette fin de journée, ce premier jour de notre nouvelle vie.

Nous étions parvenus sans encombre jusqu'au seuil, j'avais laissé la porte ouverte et je m'apprêtais à franchir le pas symbolique quand elle m'arrêta en attirant mon visage vers le sien. Elle avait passé son bras gauche autour de mon cou et sa main droite sur mon épaule gauche, m'enlaçant déjà. Nos regards plongèrent l'un dans l'autre, elle eut un petit sourire et m'embrassa.

Cela dura longtemps, nous faisant oublier le froid, la neige qui tourbillonnait autour de nous, la porte ouverte et la chaleur du poêle qui s'envolait vers la nuée blanche. Quand elle rompit notre baiser, elle me dit :

- Rentrons chez nous, non ?

- Oui, tu as raison.

Je passai le seuil et la déposai avec précaution, puis je refermai la porte derrière nous :

- Bienvenue chez vous, Madame Longmire.

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