Un colocataire

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J'aime la solitude. Quand j'en parle, on me prend souvent pour un fou, mais j'adore ça. J'aime être dans ma bulle, ne dépendre de personne, être indépendant et ne pas avoir à rendre de comptes. Ma copine s'en offusquait un peu, mais quand elle a commencé à voir ce que ça me faisait qu'elle soit toujours avec moi, elle s'est confortée à l'idée de me laisser seul, parfois. Dès cet instant, notre couple s'en est mieux porté. Nous nous faisions confiance.

Jusqu'à ce qu'elle trouve un long cheveu blond, sur l'un de mes oreillers. Elle a crié, m'a traité de lâche et de traître, puis est partie.

Je n'ai jamais su à qui appartenait ce cheveu, mais il a été responsable de la fin de la plus belle relation de ma vie. Aujourd'hui, elle est loin, dans un autre pays, mariée à un homme beaucoup plus grand, beaucoup plus beau et dans une situation beaucoup plus confortable que la mienne. Tout ça, à cause d'un foutu cheveu.

Elle est partie, et moi je suis resté dans ce petit appartement moisi. Je crois que mon ambition s'en est allée avec elle. C'est la seule explication que je trouve au fait que je me sois retrouvé à accumuler des choses sans intérêt, ou à n'être plus sorti de chez moi depuis plusieurs semaines. Sans que je m'en rende compte, il m'est devenu plus difficile d'aller travailler, alors j'ai décidé de rester chez moi. Et quand j'ai reçu ma lettre de renvoi, il est devenu plus difficile de consulter mon courrier. Comme une pile de publicité et de factures s'accumulaient devant la porte, j'ai perdu la motivation de la dégager et d'aller faire mes courses. Plus tard, l'idée même de l'effort à fournir pour descendre les poubelles me parut insoutenable… Mais on avait inventé la livraison, alors ce n'était pas si grave. J'entendais les voisins, dans les escaliers, dire à quel point ça puait sur le palier. Mais ce n'était pas si grave non plus : j'aime la solitude, alors s'ils m'évitent, je ne m'en porte que mieux. Je n'attends pas de visites, je n'ai de comptes à rendre à personne, alors tout va bien.

Mais depuis que ma maison est devenue une décharge, il m'a semblé sentir quelque chose. Ce que ma compagne me disait depuis si longtemps me parut comme une évidence. Il a fallu que le sol ne soit plus visible pour que je remarque, parfois, les détritus n'étaient plus à leurs places habituelles et formaient des petits chemins jusqu'à certains endroits. J'utilisais les toilettes, mais la force me manquait pour me doucher… et pourtant, quand je suis revenu d'une de mes rares excursions dans la société, je voyais qu'une buée s'était formée sur le miroir.

Et dans les canalisations, j'ai vu des cheveux blonds, emmêlés dans le siphon.

Une autre personne vivait chez moi.

C'était très petit, chez moi. J'ai bien cherché dans les placards, fouillé partout, mais je ne trouvais rien. Il y avait trop de désordre pour que je me rende compte des potentiels indices. Je ne suis pas un accumulateur compulsif : j'ai seulement perdu la force de mettre de l'ordre. Et c'est ce qu'on dit : une maison est à l'image de celui qui y vit. Depuis qu'elle était partie, je n'étais plus rien. Et pourtant, une personne avait encore trouvé la force, et surtout le désir, de vivre chez moi.

J'ai cherché et je n'ai rien trouvé, alors les années sont passées. J'ai vécu dans la merde et dans la peur de cette présence qui était à la maison, pendant que l'amour de ma vie s'épanouissait ailleurs, loin. Il y avait une lutte dans mon âme. Deux idées : l'une me disait de fuir cet endroit et cette présence, tandis l'autre me disait de rester là, à l'abri du monde. Beaucoup de temps a passé, et un jour, je n'ai plus eu la force de continuer. Alors j'ai pris un dernier recours : je l'ai appelée.

Contre toute attente, elle a accepté de me rencontrer. Elle m'a longtemps écouté au téléphone, puis nous nous sommes retrouvés à l'extérieur, sur la terrasse d'un café. Nous n'avions plus rien à voir. Je l'ai su dès que j'ai perçu son mouvement de recul, quand j'ai essayé de l'embrasser.

"Je n'arrive pas à croire que je sois en train de le dire, mais tu es sans abri?

- Non. J'ai logement. La vie a seulement été difficile, depuis.

- Que veux-tu ?

- Il y a quelqu'un chez moi.

- Alors ce n'est pas si mal.

- Non. Il y a quelqu'un chez moi. Chez nous. Il y a quelqu'un depuis le début. Je sens qu'il y a quelqu'un. Je le sens, maintenant."

Elle m'a engueulé. Elle m'a dit que j'étais incroyable, que je n'avais pas changé, que j'essayais de revenir sur ses propres peurs pour espérer son retour. Elle m'a traité de lâche et de traitre, encore, puis elle est partie.

Et là, j'étais seul. Dehors.

J'ai pensé à ne pas rentrer du tout. J'ai passé la nuit à l'extérieur, me disant que c'était peut-être la solution, et ses mots ont commencé à me marquer. Ils faisaient écho. En effet, je n'avais jamais cessé de penser à elle. C'était ça qui avait initié mon exclusion des autres. Alors elle avait peut-être raison. Peut-être que c'était ça, qu'il fallait que je me fasse traiter de la sorte encore une fois avant d'avancer, de changer de vie.

Je n'aurai qu'à nettoyer l'appartement, à arranger mon âme et je deviendrais différent. Je chercherai un boulot, je retrouverais cette force qui me manquait, et je verrais enfin que tout ça, ce n'était pas si terrible. Que ce n'était que de l'amour, juste le fait que je sois très amoureux d'une femme qui m'avait oublié.

C'était bon. Ce n'était plus si grave. Je me suis convaincu que j'aimais la solitude, mais ce n'était pas "cette solitude-là" qui me plaisait.

J'avais de l'argent sur moi. J'ai acheté des produits nettoyants, notamment de la soude pour les canalisations. Ces cheveux, c'était peut-être juste les miens. Ils sont devenus longs. J'ai bien des poils de barbe roux, alors pourquoi pas des cheveux blancs tirant vers le blond ? Je vais tout nettoyer. Je vais aller mieux.

J'ai monté les escaliers, préparant déjà un sac poubelle pour y enfouir toutes les publicités que j'avais gravies devant l'entrée. J'ai ouvert la porte.

Et soudain, tout cet espoir s'est envolé.

Devant moi, un être se tenait là. Il était nu, rachitique, de longs cheveux lui couvraient le visage et une brosse à dents dépassait de sa bouche. Ma brosse à dents. Nous sommes restés figés, puis il s'est mis à courir vers ma chambre. Je l'ai poursuivi, sans vraiment savoir ce que j'allais faire de lui, et je vis avec effroi qu'il s'était jeté sous mon lit. Comme un animal, il se mit à grogner, laissant seulement dépasser sa tête et ses yeux fauves.

Il m'a fixé comme une bête sur le point de sauter sur sa proie. J'ai alors senti un lourd malaise troubler ma vue. J'ai chuté en arrière et juste avant que ma tête ne vienne se cogner contre le sol, je vis un peu mieux son visage entre ses longs cheveux blonds.

C'était elle.

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