11 – Anton : La fin d’une ère

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Dans la salle, Anton regarde les informations. C’est le même écran sur lequel ils avaient assisté à la déclaration de guerre six ans plus tôt, avec Gloria. Alice regarde aussi : la situation leur semble surréaliste. Quatre mois plus tôt, Gloria les a quittés. Et maintenant… Ça.

« J’ai du mal à croire qu’on ait perdu… Que la Terre ait perdu… », ressasse Anton.

Sur les images, l’impressionnante flotte des corporations en orbite apparaît comme des centaines de petites étoiles dans le ciel. Les commentateurs semblent plus anxieux qu’à l’habitude, ce qui est peu dire. Plusieurs scènes à travers le monde montrent des manifestations d’ampleur exigeant la démission des responsables de la défaite. Quelques témoignages, pris sur le trottoir, mettent en valeur la colère des gens qui ne comprennent pas comment la Terre, forte de ses dix milliards d’habitants, a été défaite par moins de trois millions de colons. Alice, du haut de ses quinze ans donne pourtant la solution, avec un ton blasé : « Parce qu’on n’est pas trois millions là-haut ? Parce qu’on a refusé la technologie qu’ils utilisent ? ».

Anton ne sait quoi dire. Il attend, comme des milliards d’autres, une réponse sur ce qui va se passer ensuite. La guerre aura démontré une chose : on ne fait pas le siège d’une planète, comme l’ONU s’en est aperçue avec Mars. Comme pour se justifier, le présentateur réexplique : « Rappelons que si la flotte onusienne a été débordé et que les vaisseaux conjoints de Waylanders, Vranberg-Lytan, HIARTech et Suan sont en orbite, le Conseil de sécurité n’a pas encore signé la moindre reddition. Les premières négociations ont probablement commencé et nous devrions en savoir plus dans les heures à venir. ».

De nouvelles images au télescope des vaisseaux en orbite. Leurs silhouettes anguleuses font fi de toute considération aérodynamique ou de style, les plus gros engins doivent faire dans les deux-cent ou trois-cent mètres. Les commentateurs ajoutent quelques explications : « Les derniers vaisseaux repérés par la couverture des radars au sol et des télescopes ont maintenant terminé leurs mises en orbite basse. Nous nous attendons à une communication imminente de… »

Coupé par son collègue, les deux observent la surface de leur bureau, où se situent leurs notes et autres aides. Le présentateur reprend : « Il semble que les corporations soient parvenues à se connecter à internet et nous adressent une vidéo. ». Les deux personnages de la télévision attendent quelques longues secondes, écoutant ce que les spectateurs devinent comme un débat du côté de la régie. Soudainement, leurs visages se décomposent.

L’image est remplacée par la fameuse vidéo. À l’écran, apparaît le visage robotique d’une femme aux yeux légèrement luminescents soulignés par des lignes semblables aux tracés de circuits qui forment des larmes. Anton retient son souffle, comme doit probablement le faire le reste de la Terre. Il jette un coup d’œil furtif à Alice qui, assise en tailleur sur le canapé, fait reposer sa tête sur ses deux mains regroupées en un seul poing.

L’androïde commence son discours : « Terre, ici Marth, amirale de la flotte conjointe des corporations. ». Le cœur d’Anton fait une syncope : c’est la terrible intelligence artificielle militaire, à laquelle plusieurs spécialistes attribuent la victoire sur le front jovien. Ses méthodes ont souvent été décrites comme implacablement inhumaine, au point qu’elle a hérité du surnom Iron Lady, la dame de fer.

Elle reprend : « Vos forces dans les systèmes externes ont été anéanties, vos avant-postes orbitaux ont été saisis. Aujourd’hui, nous vous donnons un choix, peut-être le dernier. Nous exigeons la reddition complète et inconditionnelle des forces onusiennes dans tout le système solaire sous douze heures. »

L’image d’un schéma technique s’affiche, il s’agit d’une sorte de capsule. Alice semble reconnaître la conception et indique : « Il y a un bouclier thermique, c’est pour une rentrée atmosphérique. ».

Après quelques secondes de pause – pour que ceux qui le peuvent réalisent ce qu’est l’appareil – l’IA reprend : « Durant cette guerre, nous avons, comme vous, vécu de trop nombreux drames. Parmi tous les crimes de guerres perpétrés par vos soldats, la destruction de Leanor, cité de Suan, reste le plus grave. Si vous ne respectez pas le délai cet ultimatum, nous vous le feront payer au centuple. Ceci est une bombe à fusion dont la puissance est équivalente à trois mégatonnes de TNT. Elle dispose d’une capacité de frappe depuis l’orbite. Dans douze heures, en l’absence d’une réponse claire et positive, nous détruirons les cents plus importantes villes de votre monde. »

Paralysé par les déclarations, Anton tente de reprendre sa respiration, Alice pose sa main sur son épaule en le regardant. Elle a toujours eu cette capacité d’empathie, masquée derrière son apparent détachement. La mort de Gloria l’a terriblement blessée, mais elle n’en a jamais rien laissé transparaître, même ce jour-là.

La terrifiante Marth reprend son discours : « À titre de démonstration de la précision de notre armement, nous vous en livrons un exemplaire immédiatement. L’ultimatum de douze heures commencera à son impact. Marth, fin de transmission. ».

L’image se fige sur un écran noir pendant près d’une minute avant de montrer à nouveau le plateau télé. Il ne reste qu’un seul présentateur qui malgré son important maquillage est extrêmement pâle. Peinant à trouver ses mots, il annonce : « D’après les rumeurs, une de ces bombes se serait écrasée à Manhattan. Les informations sont encore partielles et nous ne savons pas si elle a explosé. Nous vous tiendrons informés après quelques minutes de pause. ».

L’écran affiche désormais une publicité pour un nouveau gadget à la mode. Alice coupe le son et s’adresse à l’homme paniqué : « La bombe n’a pas explosé. Ça n’aurait aucun sens sinon.

– Comment tu peux en être sûr ? Conteste-t-il. Elle l’a dit, c’est de la pure vengeance !

– Non, ils veulent mettre fin à cette guerre et revenir à leurs affaires, explique Alice. Tout le monde veut en finir avec cette guerre qui a coûté des milliers de milliards à toutes les nations du monde.

– Je ne sais pas quoi en penser, avoue l’homme.

– On le saura bien assez tôt. Tu veux quelque chose à boire ? », demande Alice avec son étrange, mais habituel, détachement dans ce genre de situation.

Enfant, elle a été catégorisée comme très haut potentiel et Gloria elle-même s’est inquiété de sa propension à s’isoler pour « régler elle-même ses problèmes ». Le psychiatre qui l’a accompagnée toute l’enfance, en parlait comme d’une personne très résiliente, sans doute plus que la plupart des adultes, en apparence au moins. Mais il suspectait qu’elle soit en vérité très fragile intérieurement et que son blindage de rationalité ne soit en vérité qu’une façade à un être émotionnel trop fortement mis à l’épreuve.

Tendant une canette de soda, la grande enfant lui conseille : « Bois ça, tu as besoin de sucre dans ton état. C’est encore la pub ? Hmm. Voyons ce qu’on trouve sur le net… ». Attrapant la tablette devant elle, elle lance quelques recherches en sirotant son jus d’orange reconstitué. Les pages défilent devant elle et Anton peine à la suivre.

Au détour d’un flux issu d’un réseau social, émerge une vidéo fraîchement mise en ligne. La description parle du « début de la fin du monde ». Alice lance la lecture : la vue est prise depuis le sol. Une femme et un homme prennent un selfie au milieu d’une foule compacte de manifestants. Derrière eux, s’élève un grand bâtiment parallélépipédique dont les vitres bleues réfléchissent un paysage urbain composé de nombreuses tours et bâtiments. La caméra bascule légèrement alors que le couple et une grande partie de la foule se mettent à paniquer : quelque chose frappe l’immeuble en plein centre avec un impact prodigieux, projetant du verre et d’autres débris en contrebas. Dans un élan de panique conjointe, la foule hurle et commence à s’enfuir. La caméra bouge tellement qu’il n’est plus possible d’identifier quoi que ce soit sur l’image. Après quelques dizaines de secondes de confusion, la vidéo s’arrête.

Alice effectue quelques arrêts sur la vidéo à différents instants et identifie ce qui ressemble à un projectile de plus d’un mètre de diamètre. Invoquant une calculatrice, Alice tente de calculer la vitesse de celui-ci et estime qu’il se déplaçait un peu en dessous de la vitesse du son. L’image est bien trop floue pour identifier la chose, mais Alice annonce : « On sait où c’est tombé et non ça n’a pas explosé.

– Comment peux-tu en être sûre ? s’étonne l’homme.

– On a la vidéo, donc notre petit couple n’a pas été vaporisé par une explosion thermonucléaire, déduit Alice. Par contre, viser aussi précisément le centre d’un bâtiment depuis l’orbite… Je veux bien que l’ogive ait quelques moyens de contrôle d’attitude, mais quand je vois la galère pour récupérer les capsules de descente certaines fois, ça pousse au respect !

– Attends, il y a du neuf à la télé. », la coupe Anton qui rétablit le son.

Les deux présentateurs sont revenus avec à nouveau des couleurs. Sur un ton grave, celui qui s’était absenté décrit les images à l’arrière-plan : le même bâtiment bleu avec les dégâts apparents. Deux étages ont été éventrés, et le sous-titre est sans équivoque : « Siège de l’ONU – Manhattan, une bombe orbitale a touché l’immeuble. ». Une vue aérienne montre que l’autre côté de l’immeuble est pratiquement intact. Des véhicules de secours sont garés tout autour et des hélicoptères semblent inspecter la structure. Le présentateur explique : « La bombe n’aurait pas traversé l’immeuble et serait encore à l’intérieur. Les dégâts sont impressionnants mais les premiers experts indiquent que la structure du bâtiment n’est pas menacée. Des démineurs sont entrés et les autorités ont commencé à organiser l’évacuation de la ville. »

Désormais, les terriens, bien au chaud dans leur fauteuil, ne peuvent plus ignorer cette guerre si lointaine que leur quotidien en semblait inchangé. Ce retour des colonies met définitivement fin à cette impression d’invincibilité que la planète bleue pouvait avoir envers elles. La fin d’une ère comme le murmure Alice.

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