Premier son de cloche

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L’église du village sonne l'Angélus de midi et sort Joséphine de ses pensées. Debout au milieu du champ qu’elle bêche, elle s’empresse de rejoindre le patriarche qui a, lui aussi, posé ses outils le temps d’une prière. Tournée vers le clocher, elle baragouine ses chapelets avec empressement, ignorant la lippe désapprobatrice sous la moustache de son père. Le bourdon se balance encore, mais la jeune fille est pressée : sur une souche l’attend son casse-croûte, du pain frais et un peu de beurre que sa mère a baratté la veille. L’ombre paternelle ne tarde pas à la rejoindre après un tour en cuisine, bouteille de rouge à la main, et s'assied à côté d'elle.

— Depuis qu’tu fais tous ces trucs de fille, t’ouvres plus aussi bien au champ, Joe. Tu pries même plus la Vierge Marie comme il s’doit. T’es plus mon gamin.

Le père regarde sa fille avec consternation, la refagotant et replaçant par habitude une bouclette blonde sous sa casquette gavroche trois fois trop grande.

— Y a qu’à la ville que j’me sens moi-même, papa. J’en ai assez d’être le p’tit gars de ceux qu’ont la pièce du fond. Là-bas on m’dit que j’suis jolie, que j’peux devenir une dame et réussir ma vie.

— Parce que c’pas réussir sa vie pour toi qu’d’avoir une bonne ferme et d’nourrir la France ?! T’es qu’une ingrate et ta mère va m’entendre de t’avoir fichu ces rêves de bouquins dans la caboche. C’passera pas comme ça.

Joséphine jette aux pieds de son père le reste de son morceau de pain, comme ultime geste de protestation. Bien qu'il soit intimement fier de sa témérité, elle ne tarde pas à recevoir la marque de la grosse paluche de l’agriculteur sur la joue pour son insolence.

— J’veux plus t’voir. Si tu veux faire la paillasse pour les p’tits bourgeois, va, mais pas la peine de r'venir en chialant.

Rougeaud, il se lève, ramasse son outil et reprend son labeur en se terrant dans le silence. Les oreilles de Joséphine bourdonnent encore du coup qu’elle a reçu, et la colère lui a fait monter le sang à la tête. Elle remonte son pantalon et jette sa casquette dans la poussière devant le regard interloqué du fils du bouvier qui, peu vif, n’avait pas réalisé qu’elle n'est pas un vrai garçon. Devant la longère, sa mère a tout vu et tout entendu. Elle ne sait qui blâmer ni qui défendre, et pour ne pas subir le même sort le soir venu, trouve toutes sortes d’excuses à son mari. La gamine fronce les sourcils, lui dépose une rapide bise sur la joue et disparaît entre les habitations en sifflant son Beauceron.

Au village, Joe marche fièrement, ragaillardie d'effronterie. Suivie de son chien et les cheveux au vent, elle prend la direction de la gare où elle espère pouvoir resquiller jusqu'à Paris pour vivre la grande vie. Dans la Grand-Rue, les quelques boutiques sont en proie à l'effervescence. Depuis que le chemin de fer dessert le village, les habitants de tous les hameaux alentour passent le plus clair de leur temps libre ici, au grand désarroi du père de Joséphine qui voit ses pièces du fond convoitées pour construire des habitations.

Devant la vitrine, Paulin Dutertre, le fils du boulanger, tente tant bien que mal de vendre à la sauvette les miches de la veille pour s'en faire un peu d'argent de poche et s'acheter des billes. Le sifflet du train annonce le départ imminent de la locomotive. Joséphine presse le pas et arrache au passage une boule de pain à l'adolescent qui, sollicité par son père dans la boutique, peine à réagir à temps pour arrêter la voleuse qui s'engouffre dans la gare.

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