Chapitre II : Bichon et la Grenouille

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« Vous avez intérêt à vous expliquer sérieusement, tous les deux. Je vous préviens que la Guyane n'est pas si loin ! » ordonna Maxence.

« Inspecteur... bredouilla le brigadier Barbier, la Grenouille... »

L'inspecteur Leroux le fit se taire d'un signe de la main et se leva.

« On change de crèmerie. J'en connais une beaucoup plus sûre qu'ici où les murs ont des oreilles ! Allez ! debout les gars ! »

Les trois hommes se dirigèrent vers la sortie.

« Merci le Sphinx ! » fit Maxence en clignant de l'œil.

Il déposa un billet sur le comptoir.

« Tiens ! pour tes bonnes œuvres !

– Merci Monsieur Max ! Et bonne soirée ! » répondit le tenancier en matant sournoisement le drôle de trio.

Le Sphinx ressemblait vraiment à une hyène plus qu'à un Egyptien... une hyène surmontée d'un fez ! Et il coûtait cher le bougre ! Plus cher que ce bon Ernesto ! Mais Ernesto, lui, pratiquait le mouchardage par vocation et non pour de l'argent ! Il devait s'en donner à cœur joie à La Havane !

« On va dans mon fief ! Vous n'avez pas intérêt à vous débiner ! » menaça Maxence.

Les deux « interpellés » avançaient tout penauds, persuadés que l'inspecteur Leroux les menait au 36. Ils firent quelques pas dans la rue puis l'inspecteur les fit pénétrer dans une torpédo Citroen d'un somptueux rouge carmin. C'était une voiture, plutôt populaire et économique, qui n'avait aucune comparaison avec sa Ballot restée au pays ; c'était plus pratique pour rouler dans Paris et plus passe-partout !

L'inspecteur les promena un peu et ils arrivèrent dans le XIVe arrondissement, le quartier des Bretons. Un lourd silence régnait dans l'habitacle.

Maxence stoppa l'automobile devant un bistrot nettement plus engageant que le Louksor : le Cadran léonard.

« On est à mon quartier général, s'exclama Maxence, alors on se tient bien. On va pouvoir discuter sérieusement et en toute tranquillité ; ici pas de mouchards ! »

Barbier et la Grenouille, têtes basses, ne disaient rien. A quelle sauce allaient-ils être mangés ? C'était leur question existentielle du moment !

L'inspecteur ouvrit la porte du troquet, ce qui déclancha une petite clochette.

« Par ici les futurs Cayennais ! »

Toutes les tables étaient pratiquement occupées. Les deux « futurs Cayennais » se trouvèrent dépaysés car ils n'arrivaient pas à comprendre la langue que parlaient la plupart des clients.

« Mont a ra mat ganit Soaz ? » interrogea l'inspecteur.

Une plantureuse quinquagénaire, tout en desservant une table laissée vide par ses occupants, lui décocha un large sourire.

« Tiens ! le petit marquis ! s'écria-t-elle, tu passeras voir Yvon ? Il te réclame.

– Ne t'inquiète pas, répondit Maxence, dès que j'ai terminé avec ces messieurs, j'irai ! »

« Petit marquis »... les deux « futurs Cayennais » avaient envie de rire mais leur devenir incertain les en empêchait ! Ils ignoraient qu'ils avaient face à eux le fils de M. François-Hyacinthe Esprit Leroux marquis de Kerlosquet !

« Soaz, on va dans la réserve ; on voudrait être tranquilles !

– Pas de problèmes Maxence ! »

Les trois hommes traversèrent le bistrot. Maxence fit un geste de la main à un homme, derrière le comptoir, affairé à essuyer des verres : c'était Fañch, le mari de Soaz, un grand gaillard arborant une superbe moustache à la gauloise. Ils slalomèrent entre les tables ; une porte ouverte, et les voilà dans une courette qu'ils traversèrent. Maxence ouvrit une seconde porte à l'opposé ; ils pénétrèrent dans ce qui était la réserve du café : des caisses de vin et de bière, des caisses vides, des cageots, quelques outils par-ci par-là, quelques toiles d'araignée... voilà tout le décor du QG de l'inspecteur Maxence Leroux.

Il leur désigna des caisses vides retournées.

« Asseyez-vous ! » ordonna-t-il d'une voix qui n'admettait aucune répartie.

Le brigadier Barbier et la Grenouille obtempérèrent ; Maxence resta debout, en face d'eux, les bras croisés.

« Barbier, je t'écoute ! et sois convaincant ! Sinon... »

Le brigadier était pâle ; il se voyait déjà arrêté, jugé, condamné et guillotiné ! La Grenouille s'amusait à voir tremblotter son pote ; il en souriait discrètement.

« Ben voilà, monsieur l'inspecteur. Faut que vous sachiez que je suis un gars honnête et réglo... »

Il se tut un instant, espérant peut-être que l'inspecteur Leroux acquièscerait. Il n'en fut rien ; l'inspecteur restait silencieux et fixait le pauvre brigadier Barbier, déjà prêt à s'évanouir.

Il fallait continuer à s'expliquer !

« Monsieur l'inspecteur, je sais bien qu'en tant que policier et que citoyen aussi... j'ai commis une très grave faute... Oui, bien sûr que je sais que la Grenouille est recherché pour complicité d'évasion et que j'aurais dû l'arrêter lorsque je l'ai croisé la première fois... oui ! j'aurais dû... Mais voilà, monsieur l'inspecteur... je ne peux pas ! Je ne peux pas ! »

Le brave Barbier qui n'était pas un mauvais bougre avait la larme à l'œil en tentant de s'expliquer. La Grenouille avait perdu son petit sourire et regardait son poteau. Quant à Maxence, il restait de marbre ; ce soir, c'était lui qui devait jouer le rôle du méchant.

« Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? Ton devoir de policier était d'arrêter ledit Grenoux, point barre. » répondit sèchement l'inspecteur.

« Je sais, monsieur l'inspecteur, continua Barbier larmoyant, je sais... mais je ne peux pas... »

Maxence s'impatientait.

« Allons ! Bichon... Fais pas ta chochotte ! Sinon l'inspecteur va nous prendre pour des invertis ! s'exclama la Grenouille.

Maxence soupira :

« Bichon... Bon ! Puisque Bichon joue les vierges effarouchées... La Grenouille, pourquoi ton pote ne peut pas ?

– Justement, monsieur l'inspecteur... parce que nous sommes potes !

– Ça, je l'avais compris ! Soyez plus précis si ce n'est pas trop vous demander. »

Maxence commencer vraiment à perdre son calme. Ces deux olibrius avaient-ils décidé de le prendre pour plus bête qu'il ne l'était ?

Barbier, alias Bichon, sortit de sa poche un gigantesque mouchoir à carreaux et, avec grand soin, il extirpa de son nez quelques mucosités, le tout dans un concert de trompettes qui n'avait rien de comparable avec un concerto de Bach ou Mozart.

Il replaça méticuleusement son carré dans la poche de sa veste. Il était fin prêt pour reprendre ses explications.

« Voilà... monsieur l'inspecteur ! La Grenouille et moi, nous sommes du même village. On peut dire qu'on s'est connu au temps des couches ; on a fait les 400 coups ensemble, fleureter avec les mêmes filles. Il n'y a que l'armée et cette putain de guerre qu'on a fait séparément... alors... La Grenouille et moi, on est plus que des potes, plus que des amis... on est des frères ! »

Bichon avait sorti sa tirade d'une seule traite, oubliant de respirer. L'inspecteur et la Grenouille restaient muets.

« Mais ça, pouvez-vous le comprendre ? » continua Bichon après avoir repris sa respiration.

L'inspecteur le fixa. Barbier, alias Bichon, se sentait comme paralysé ; le regard de Maxence le transperçait.

« Brigadier Barbier, ce n'est pas parce que je suis inspecteur que je n'ai pas de sentiments. Ce n'est pas parce que je suis un « petit marquis » comme m'a appelé Soaz que je ne sais pas ce qu'est l'amitié.

« L'amitié ? C'est ce truc qui te lie, sans comprendre pourquoi et comment, à l'autre. On s'aime, on s'engueule, on se rabiboche, parce que c'est comme ça.

« L'amitié ? Oh oui ! Je sais ce que c'est. Là-haut, il y a un gars de mon âge qui se nomme Yvon. Depuis le retour de la guerre, il ne réagit plus, il ne parle plus ; il est là, dans son fauteuil, le regard tourné vers la fenêtre mais il ne semble rien voir. Son physique est sans faille mais la guerre a cassé son âme... Yvon, tu vois Barbier, c'est aussi plus que mon pote, plus que mon ami, c'est mon frère ! »

Ce fut le silence. Qui allait le rompre ?

Barbier bredouilla enfin :

« Inspecteur, que vais-je devenir ? J'ai une femme et deux mômes...

– Stop ! fit Maxence. Ne me joue pas cette mauvaise tirade de film ! Tu vas simplement rejoindre ta petite famille ; Mme Bichon doit t'attendre. Je passe l'affaire sous silence et toi, tu me rencardes sur ce que tu entendras et qui te paraîtra intéressant lorsque tu es avec Maréchal.

– Merci inspecteur ! Vous ne le regretterez pas ! Vous me sauvez la mise... et... pour la Grenouille ?

– La Grenouille et moi, on va discuter le bout de gras ! Je crois qu'il a beaucoup de choses à me raconter. »

Le brigadier Grenoux – car il ne faut pas oublier que la Grenouille était encore policier – n'en menait pas large. Il vivait peut-être ses dernières heures de liberté. La justice ne serait pas tendre avec lui.

Le brigadier Barbier se leva trop heureux de s'en tirer à si bon compte.

« Merci encore Inspecteur, merci encore !

– Allez Barbier, rentre chez toi et, en passant dans le café, demande un coup de lambig, sur mon compte, à Fañch ; tu en as bien besoin pour te redonner des couleurs !

– Un quoi ? demanda le brigadier.

– Du lambig ! C'est comme le calva mais c'est breton... donc meilleur ! »

Barbier quitta l'entrepot.

« A nous deux, brigadier Grenoux ! Raconte-moi une belle histoire ! »

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