Le brigadier Barbier poussait devant lui l'Elégant qui se déplaçait comme un zombie. Il était méconnaissable ! Il avait endossé dix bonnes années sur son dos ; il se tenait courbé et traînait des pieds en se lamentant : « C'est pas moi ! C'est pas moi ! ».

Tout le monde se retournait sur son passage. Barbier défit le cabriolet qui maintenait les poignets du prévenu. Une sécurité qui n'était guère utile vue la triste déconfiture de l'homme.

Tit Paul tomba sur la chaise, plutôt qu'il ne s'assit. Piteux spectacle qu'il offrait : les yeux rougis, la face blême et pas rasée, les cheveux en bataille, la chemise tachée et déchirée n'indiquant plus qu'elle provenait de chez un tailleur renommé du côté de la place Royale. A côté de lui, c'était le commissaire Simon qui paraissait un Brummell !

« Mon pauvre Tit Paul, tu m'as l'air bien épuisé ! lui adressa Simon. Tu as mal dormi ? sûrement le remords. »

L'élégant restait muet, les mains sur les yeux.

« Va falloir pourtant encore discuter avec nous ; tu as une tonne de choses à nous dire. Tiens ! par exemple, pourquoi la Castellano vous a balancés ? Vous étiez pourtant complices ? »

L'élégant retira ses mains de son visage sur lequel coulaient des larmes ; il renifla un bon coup. Finie la délicatesse du dandy !

« C'est à cause de Belzébuth...

– Encore ton diable ! Tu n'as pas autre chose à nous vendre ? Personne n'en parle, même pas nos indics, alors change de refrain !

– C'est la vérité... il existe... Nous étions provisoirement planqués chez la Castellano. Un soir qu'elle pionçait, il nous a dit que c'était idiot de partager avec elle parce qu'avec sa tronche, elle se ferait pincer et sa part foutue ; autant partager à trois. Comme on avait dégoté la turne à Sénart, on s'est barrés discrètement. Belzébuth lui a laissé quelques biftons sur la table.

– C'a pas dû lui faire plaisir ! Je comprends son acte ! fit Leroux qui n'avait pas encore pris la parole.

– En effet, mais je ne sais pas si c'est le carottage de sa part ou l'aumône que vous lui avez laissée qui l'a mise le plus en colère !

– Moi, j'étais pas d'accord mais on ne m'écoute jamais !

– Mon pauv' Tit Paul ! s'exclaffa Simon. Nous, on t'écoute !

– Comment l'as-tu connue, la Castellano ? questionna l'inspecteur Leroux.

– Nous dînions au Dôme, à Montparnasse , un endroit où l'on peut discuter tranquillement et discrètement.

– T'inquiète pas, on connaît les lieux.

– Une femme, habillée simplement et défigurée, est arrivée et s'est assise à notre table ; Belzébuth et l'Aristo ne semblaient pas surpris... »

Simon tiqua ; il tiquait toujours chaque fois que l'Elégant prononçait : « Belzébuth » !

L'Elégant continua son récit :

« C'était la Castellano ! Moi je ne l'avais jamais vue ! Elle m'a effrayé, moi qui aime ce qui est beau par-dessus tout ! Mais j'ai été surpris par son langage châtié ainsi que le calme de sa voix et puis elle ne se comportait pas comme la fille du « bas peuple » qu'elle paraissait !

– Qu'est-ce que vous vous êtes raconté ?

– C'est là qu'ils m'ont mis au courant de l'affaire ; la Castellano, sous l'apparence de la pauvrette Marie, était déjà dans la place. Ils avaient tout combiné sans moi, je vous le jure ! J'étais là et bien pratique pour eux... moi je suis un débrouillard !

– Ça ne t'a pas vraiment réussi, mon pauvre Tit Paul ! fit Leroux.

– Donc votre plan... questionna le commissaire.

– Ben ! La fausse Marie hébergée par la vieille...

– La veuve Le Braz ! coupa le commissaire. Un peu de respect pour ta victime !

– La veuve Le Braz... Marie se faisait livrer un soit-disant piano dans une grosse caisse bien solide ; mais au lieu du piano...

– L'Aristo et toi, s'écria Leroux.

– Mais non, moi j'y étais pas ! Je vous le jure ! C'est Belzébuth et l'Aristo qui s'étaient fourrés dedans ! »

Le commissaire tiqua.

« Continue !

– Le Polack qui a fabriqué la caisse, et moi, on a joué les commissionnaires et comme on avait oublié les clefs, la caisse devait soit-disant demeurer ainsi dans l'appartement de la vi... la veuve Le Braz jusqu'au lendemain...

– D'accord, fit Simon. Vous ouvrez la boîte de l'intérieur dès que la veuve Le Braz est endormie et vous la poignardez afin de la voler ; comme ça pas de témoin, c'est ça ?

– J'y étais pas ! cria avec désespoir l'Elégant. Je suis innocent !

– D'accord... d'accord ! Tu es innocent... mais pourquoi cet acharnement ? Une vengeance ?

– J'en sais rien... chouina l'Elégant, je n'y étais pas. La Castellano aurait pu vous le dire si elle n'avait pas canée, la gueuse... C'est elle qui a lardé la vi... la veuve Le Braz.

– Tiens donc ! Et comment sais-tu ça puisque tu n'y étais pas ? interrogea l'inspecteur.

– Chez la Castellano, après le coup, je les ai entendus s'engueuler Belzébuth, l'Aristo et elle... »

Le commissaire tiqua de nouveau !

« L'Elégant estimait que le coup de surin qu'il avait filé à la vi... veuve Le Braz était mortel et donc suffisant ; pas la peine de faire de la boucherie ! La Castellano leur a répondu : « Bande d'abrutis, vous ne pouvez pas comprendre... »

– Eh bien ! Nous non plus, on ne comprend pas ! fit le commissaire.

– Moi je n'en sais pas plus ; pour eux je ne suis que la cinquième roue du tramway...

– Du carrosse ! coupa Leroux.

– Hein ? »

Le commissaire continua :

« Donc vous vous êtes rendus chez la Castellano, votre misérable forfait exécuté, et suite à la dispute, vous êtes partis à Sénart, en laissant la Castellano marron. C'est exact ?

– Oui, c'est ça !

– Et, pas de bol, on vous a alpagué l'Aristo et toi... il y a des jours sans, mais j'ai la nette impression que les jours avec vont être bien rares ! »

Le commissaire se leva de sa chaise, fit le tour de Tit Paul et lui apposa les mains sur les épaules.

« Hum... tu ne sens pas la rose pour un élégant ! Ton histoire tient presque la route ! Mais arrête d'inventer des vilains personnages pour te couvrir ; Belzébuth n'existe pas et tu as du sang sur les mains !

– Si, Commissaire ! Il existe ! Tout le monde vous le dira ! C'est pas moi, je vous le jure !

– Le hic c'est justement que personne ne le connaît ! Va falloir que tu persuades le juge d'instruction... et pas de chance pour toi, c'est Crétin ! Tu peux rire de son nom mais tu ne riras pas longtemps, c'est un hargneux ! »

Le commissaire fixa Tit Paul, peut-être avec un peu de pitié ; il n'était pas vraiment mauvais ; avec un peu de chance, il aurait pu être un bon garçon. Aujourd'hui c'était trop tard.

« Et où vous avez planqué l'oseille ?

– A Sénart, répliqua l'Elégant en reniflant.

– Non ! Rien à Sénart ! Alors ?

– Il était à Sénart ! Je vous le jure ! C'est sûrement Belzébuth qui l'a pris pour le planquer... »

Le commissaire se remit à tiquer !

« T'inquiète ! On le retrouvera ton butin ! A Sénart, chez toi ou ailleurs ! »

On ne pourrait plus rien tirer de l'Elégant.

« Bonne nouvelle, Tit Paul, s'exclama Simon, ce soir tu dormiras pénard au même hôtel que l'Aristo ! A la Santé et bonne chance avec Crétin !

– Brigadier ! veuillez raccompagner monsieur dans ses appartements ! »

Tout était dit.

« Voilà une affaire bouclée, exulta le commissaire Simon. A la justice de prendre le relais et je ne donne pas cher de la tête de l'Aristo et de l'Elégant !

– C'est tout de même singulier cette attitude qu'a l'Aristo de se taire, de ne même pas se défendre...

– Ça, mon petit Leroux, ç'a toujours était son attitude ; à son avocat de parler et d'expliquer à sa place !

– Ben ! Je souhaite du courage et du bagout au « Pierrot des Moineaux », le cas va être difficile à plaider !

– Mon avis aussi ! s'exclama Simon. Mais on ne sait jamais avec cet oiseau-là.

– Par contre, je plains un peu Tit Paul ; il est sûrement le moins coupable, mais il aura vraisemblablement un avocat débutant qui sera incapable de le défendre convenablement...

– Que veux-tu ? soupira Simon, il faut bien que les petits nouveaux se fassent les dents et la voix ! Ils ont le droit de manger ! Et puis je connais par cœur ton refrain libertaire sur la justice à plusieurs vitesses !

– Son histoire de Belzébuth... c'est peut-être vrai ? fit Leroux d'une voix songeuse. »

Le commissaire Simon tiqua.

« Ah non ! Pas toi ! Laisse aux théologiens le débat sur l'existence ou non du diable ! »