Chapitre 10

23 minutes de lecture

— On dirait que tu connais l'avenir.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? 

Gabrielle avait les deux mains posées sur le volant. Elle arrivait à conduire de façon souple et légère malgré le vieux tacot dans lequel nous voyagions.

— Je ne sais pas vraiment. La manière dont tu parles, peut-être. Tes mots sont mystérieux, et tu parais tellement sage. Tu sais forcément ce qu'il va se passer dans ta vie, sinon tu ne serais pas aussi confiante et sereine.

La jeune femme m'écoutait attentivement, tout en regardant la route qui apparaissait sous les feux jaunis de la voiture au fur et à mesure où nous avancions.

Elle me mettait en confiance, j'avais envie de discuter des heures avec elle. Je repensai à Ogora, ma meilleure amie, celle avec qui j'avais passé des nuits entières à bavarder au Domaine Occulte. Je me rendis compte que je ne l'avais pas appelée pour lui dire que j'allais bien. J'avais disparu sans laisser de trace. Même pas à elle.

Mais ce n'était plus important. Je rentrerai bientôt chez moi, à Lyon. Je devais prévenir Kami, je devais lui expliquer ce qu'il s'était passé. Les Descendants d'Eren devraient se plier devant moi, car j'avais un but.

Je crois que j'ai toujours fonctionné ainsi. J'ai toujours eu besoin d'un objectif pour avancer. Un véritable but, savoir pour quoi je me battais, ou pour qui.

— Pourtant, je ne sais rien de ma destinée. Comme je te l'ai dit tout à l'heure, j'ai simplement confiance. Et puis, à quoi bon s'inquiéter ?

— Tu ne pourrais pas accéder à toutes ces connaissances ? Ton coven devrait pouvoir te permettre ce genre de prouesses, non ?

— Oh, oui, il pourrait m'aider à connaître l'avenir. Mais à quoi bon ?

Elle secoua la tête, ses boucles dorées balayèrent son visage et répandirent un parfum de vanille. Elle était tellement exotique pour une Bretonne.

— Changer les choses peut-être ! Ou encore, te rassurer.

— Mais je n'ai pas peur. Il est dangereux de savoir ce que sera demain. Transformer une destinée ne serait pas judicieux. Bien sûr, si je le pouvais, je modifierais certains évènements. Mais je suis persuadée que rien n'arrive par hasard, l'univers à un sens, un ordre logique. Est-ce que ma petite personne mérite de bouleverser tout cet ordre ? Et puis, je ne suis même pas certaine que ce soit possible. Une machine aussi importante peut-elle vraiment être enrayée par un minuscule grain de sable ? Tous les rêves que tu fais t'ont-ils déjà servi à modifier le futur ?

Une fois de plus, elle lisait dans mon esprit comme dans un livre ouvert. La sensation me dérangeait de plus en plus, j'avais le sentiment d'être profanée par son pouvoir. Et puis, j'allais me fatiguer très vite si je devais bloquer mes pensées en permanence.

— Arrête ça s'il te plaît.

Elle me fit signe de la main qu'elle ne recommencerait pas. Je me détendis à nouveau.

— Ce n'est pas la même chose. Mes rêves me servent à comprendre le présent. La plupart du temps, ce ne sont que des images floues, des allégories, ou des symboles. Il est rare que je voie le déroulement réel d'une journée, ou d'un moment précis, dans un songe.

— Mais c’est déjà arrivé, n'est-ce pas ?

— Oui, quelques fois.

— Et as-tu pu changer quoi que ce soit ?

— Non.

Je me renfrognai un peu. Elle avait raison. Comment pouvais-je croire que l'avenir était potentiellement modifiable ? Avais-je eu, ne serait-ce qu'une fois, la preuve que le futur n'était pas figé ? Je regardai par la fenêtre. La nuit couvrait toute la Bretagne d'un voile épais et glacial. Malgré le bruit infernal du moteur, j'avais l'impression d'entendre encore l'éclat des vagues qui se brisaient sur la falaise de mon hôtel. J'eus un frisson et poussai un peu le chauffage.

J'étais ennuyée par le sujet. Si l'avenir était pré-écrit, alors je devais également avoir une destinée. Mais je n'arrivais pas à y croire. Toute ma vie me semblait être un enchainement de coïncidences, d'heureux quiproquos et de hasards bienvenus. J'avais la sensation de trouver des buts sur mon chemin, d'avancer simplement et de m'accrocher aux causes qui me paraissaient importantes.

Parfois, une histoire se déroulait dans ma vie, j'avais le sentiment d'être enfin l'héroïne de mon existence. Puis, je réalisais que je n'étais que l'intermédiaire, que ce ne serait pas mon destin qui se jouerait, mais celui de quelqu'un d'autre. Oui, je m'étais résignée à être celle qui aiderait les autres à s'accomplir. Celle qui n'avait pas de chemin défini. Mais, là encore, je n'avais rien choisi.

Une succession d'échecs et de déceptions m'avait menée à ne plus croire à la Fortune. Logiquement, avec une pensée aussi tranchée, j'aurais dû prendre mon sort en mains. En faire un exemple. Devenir quelqu'un d'important. Mais, une nouvelle fois, je ne choisissais pas ou, en tout cas, trop peu. Et après tout, je me demandais si le destin de quelqu'un pouvait être de ne pas en avoir.

— Tu sembles bien songeuse.

Elle posa sa paume sur mon bras. J'étais perdue dans mes pensées, comme à mon habitude. Le paysage me happait. Cette succession de collines, de plaines, de flore et de roche me donnait des étourdissements. Il m'apparaissait comme une nouvelle féérie chaque seconde.

— Je me demande qui est cette mystérieuse Descendante d'Eren. Celle qui accompagne Shin, Gi et Taï.

— Une ennemie à toi ?

Je ne répondis pas tout de suite. J'avais déjà cherché, dans mes souvenirs, la personne qui pouvait être après moi. Ça avait été un échec. Était-ce mon orgueil qui m'empêchait de voir mes ennemis ? Non. Je ne pouvais pas accepter d'être manipulée ainsi par mon caractère.

— Je n'en ai pas.

— Je t'en prie. Tout le monde à un ennemi !

— Eh bien ! moi, non. Bien sûr, je n'ai pas que des amis, mais je ne pense pas que quelqu'un puisse m'en vouloir au point d'entrer dans une secte et de tenter de me supprimer.

— Nous sommes parfois surpris par les personnes de notre entourage.

— Pourquoi dis-tu ça ?

Elle sembla réfléchir un instant, puis commença d'une voix hésitante que je ne lui connaissais pas encore :

— Quand j'étais plus jeune, je devais avoir quinze ou seize ans, j'ai été très déçue par ma mère. C'est elle qui m'a amenée à la magie. Dès mon plus jeune âge, je l'ai vue commander aux esprits et lire dans le cœur des gens. Je l'admirais beaucoup.

Lorsqu'elle prononça ces mots, Gabrielle suscita en moi un sentiment intolérable, mais néanmoins incontrôlable, d'envie. J'étais devenue, en l'espace d'une seconde, une jalouse des plus amères. J'avais toujours rêvé de connaître une aînée qui m'aurait instruite. Je n'avais pas eu la chance d'avoir une famille de sorcières, et ma façon de vivre était un véritable secret chez moi. Pour mon père, cette « religion d'hallucinés » était une ombre obscure sur le tableau de ma réussite, la preuve de difficultés dans mes rapports aux autres. Ma sœur était la seule à connaître cet univers, et j'avais tout fait afin de jouer le rôle d'initiatrice pour Lélahel.

Mais pour moi, personne n'avait été là. J'avais tout appris dans la solitude, ou presque, jusqu'à ce que le Domaine Occulte m'ouvre ses portes. Gabrielle, elle, avait été guidée ! Et pas par n'importe qui : sa mère ! Elle reprit.

— Elle se servait de ses talents pour soigner les maux, ou apaiser les âmes. C'était une femme de bien. Elle m'a tout enseigné. Au plus loin où remonte ma mémoire, je me souviens avoir vécu dans une maison où la magie était permanente. Elle m'expliquait l'art de préparer des philtres, des onguents, et m’aider à convoquer les esprits. Mais, lorsqu'elle a subi une fausse couche, mon père l'a quittée et elle a connu une période vraiment très difficile. Elle se sentait abandonnée, et avait besoin de personnes sur lesquelles compter. Elle a rencontré un groupe qui prétendait être une nouvelle sorte de coven, un groupe dont tu as entendu parler toi aussi.

— Les Descendants d'Eren ?

— Exactement. Ils l'ont beaucoup aidée, c'est certain. Elle a surmonté la perte de son enfant, puis le divorce. Mais elle s'est complètement laissée subjuguer par les Descendants d'Eren. À l'époque, il y a une dizaine d'années, ce n'était pas vraiment une organisation prospère. D'après ce que j'ai compris, ils avaient connu une période très sombre, beaucoup de leurs alliés les avaient abandonnés lorsque ma mère les a rencontrés. Enfin, c'est très flou. Leur histoire est largement méconnue. Je crois que les Descendants eux-mêmes ignorent les véritables racines de leur groupement.

Elle passa machinalement une main dans ses cheveux. Évoquer son passé lui coûtait visiblement beaucoup.

— Bref, elle est devenue l'une des leurs. Moi, ça ne me dérangeait pas. Je ne les aimais pas du tout, mais tant que ma mère allait mieux, je me fichais des personnes qu'elle fréquentait. Cependant, j'ai commencé à m'inquiéter lorsqu'elle a voulu m'endoctriner moi aussi. Elle souhaitait que je rejoigne sa secte et que je partage mes dons avec eux. J'ai refusé, nous nous sommes violemment disputées, puis finalement elle m'a prise dans ses bras et m'a assuré ne pas m'en tenir rigueur. Elle m'a dit qu'elle comprenait, qu'elle m'aimait quand même et que rien ne changerait jamais entre nous. Ainsi, nous avons continué à vivre comme si de rien n'était. Je la voyais devenir de plus en plus désabusée, sombre et blafarde. Et puis, petit à petit, elle a arrêté de venir en aide aux autres. Elle ne confectionnait plus d'onguents, plus de philtres. Elle a cessé de s'occuper du jardin où toutes nos plantes poussaient, alors j'ai dû prendre la relève. Je ne disais rien. Elle non plus. Mais quelques semaines après notre dispute, je suis tombée très malade. Je ne savais pas ce que j'avais. Ma mère refusait d'appeler le médecin, invoquant la rudesse de l'hiver et m'assurant que je serais vite remise si je me reposais beaucoup et buvais les breuvages qu'elle me préparait. Mais j'allais de mal en pis.

Elle souffla, comme pour se donner du courage.

— Au bout de deux semaines, j'étais devenue un véritable cadavre. Je n'avais plus la force de me lever seule, ni même de bouger les bras. J'étais persuadée que je mourrais bientôt. Je passais mon temps à geindre et à sangloter, même si je n'avais plus assez de larmes pour véritablement pleurer. Et puis, un soir, ma mère est entrée dans la chambre, accompagnée d'un homme à la peau très abîmée, comme s'il avait été brûlé vif. Ils m'ont promis que, si j'acceptais de rejoindre les Descendants d'Eren, je serais rétablie en trois jours.

— Ne me dis pas que c'est elle qui t'a rendue malade.

— Si. Mais je ne l'ai pas su tout de suite. Persuadée que j'allais mourir, j'ai prêté leur serment.

Je sursautai.

— Tu veux parler de… D’un Serment magique ?

— Oui. Une malédiction pleinement consentie. Un sortilège de damnation, me liant définitivement à leur Ordre et faisant apparaître une sorte de marque autour de mon poignet. Un serpent qui en faisait le tour.

Je regardai ses bras, mais ne distinguai rien dans la pénombre.

— Je suis donc devenue une Descendante d'Eren. Ils n'avaient pas menti, en trois jours j'avais la forme de n'importe quelle adolescente et je retrouvai le sourire. Mais le doute s'était emparé de moi. J'avais beau être jeune, je n'étais pas stupide. Alors j'ai fouillé la maison, je l'ai passée au peigne fin et j'ai fini par trouver. Dans la buanderie, il y avait un coffre où nous entreposions des vieilleries sans valeur. Mais en forçant un peu, un double fond m'apparut. Il regorgeait de plantes en tous genres, de fioles, et de poudres de toutes les couleurs. J'y reconnus des mixtures que ma mère m'avait interdit de préparer, des baies de belladones, des parfums soporifiques et même des philtres pour donner la mort.

— Elle t'avait empoisonnée.

Je m'interrogeai alors sur ma nouvelle amie. Était-elle vraiment intervenue par altruisme, ou s'était-elle juré de se venger des Descendants d'Eren ? Je chassai rapidement cette pensée, car je n'oubliais pas que Gabrielle était télépathe et que, quelles que soient ses motivations, j'avais cruellement besoin d'elle.

— Oui. Ma propre mère m'avait concocté un mélange qui aurait pu m'être fatal. Tout ça pour que j'aille dans son sens, que je partage sa folie et sa dépendance.

— C'est horrible.

— J'ai volé l'un de ses flacons et suis remontée dans ma chambre. J'ai préparé un sac, j'ai allumé un feu sur mon lit et j'ai couru le plus rapidement possible. Ma mère m'a retrouvée sur le quai de la gare, et m'a giflée. Je ne sais pas si elle voulait me pousser à m'enfuir, par amour pour moi, ou si elle ne venait pas tout simplement de renoncer à m'avoir à ses côtés… Quoi qu'il en soit, je n'ai pas prononcé un mot. Elle non plus, d'ailleurs. Nous nous sommes regardées pendant quelques secondes, j'avais la joue en feu, puis je l'ai aspergée du mélange que je lui avais dérobé. Ça l'a plongée dans un sommeil profond, j’en ai profité pour disparaître.

— Et le Serment ?

— J’ai reçu de l’aide, répondit-elle mystérieusement. J’ai découvert qu’il existait un moyen d’annuler ce sortilège. C’est complexe, mais c’est possible. Et j’ai réussi ! Elle me montra son poignet sur lequel aucun Ouroboros n’était tatoué.

— Et ta mère, tu l’as revue depuis ?

— Non. Mais, je sais qu'elle est encore en vie. Je ressens son énergie parfois, non loin de là. J'ignore si elle me perçoit également, mais elle n'a jamais essayé de reprendre contact. Cela dit, je ne suis pas certaine que j'accepterais une telle tentative.

— Oui…

Je baissai la tête, un peu surprise par toute cette histoire. Gabrielle devait se sentir aussi bien que moi, pour se confier à un point si personnel. J'étais contente de l'avoir rencontrée, mais je tentais de ne pas sourire, car l'ambiance était tout de même assez pénible.

— Crois-moi Syrine, il faut toujours faire confiance à son entourage en matière de souffrance et de trahison.

 

***

 

Nous nous étions garées devant l'église qu'Adam m'avait fait visiter en début de semaine. Il n'y avait personne dehors. L'air était plus frais qu'autour des feux, et plus agréable aussi. Je n'avais aucune idée de l'heure qu'il était. Plus de minuit, c'était certain, mais l'horloge du clocher s'était arrêtée.

— Tu es prête Syrine ?

— Je ne suis pas sûre de savoir ce que l'on doit faire.

— Tu l'ignores peut-être, mais tu as un plan.

Je haussai les sourcils. Il n'y avait aucun jeu dans ma surprise. Je ne me souvenais pas avoir eu un plan ou quelque espoir de m'en sortir.

— Je suis là pour t'aider à le réaliser.

— J'ai un plan ?

Elle sourit et me fit signe de regarder au-dessus de nous. Là-haut, les gargouilles semblaient veiller sur nous. Je les fixais un moment, puis l'idée qui m'avait traversé l'esprit la veille me revint en mémoire. Je hochai la tête.

— Tu crois que ça va marcher ?

— Je ne peux pas l'affirmer, mais je pense que tu as eu une bonne intuition.

— Alors… Comment procède-t-on ?

C'était étrange comme situation. J'étais une magicienne plutôt expérimentée, et si j'avais confiance en moi dans un domaine c'était bien celui des sciences occultes. Pourtant, avec Gabrielle à mes côtés, je retombais dans une hésitation constante, une sorte de balbutiement de débutante. Je me sentais maladroite, incapable de quoi que ce soit.

— À toi de me le dire, très chère.

— Oui, tu as raison.

Je regardai les gargouilles. Elles semblaient vivantes et bouger discrètement leurs terrifiants globes oculaires. Après avoir fait le tour de l'église, je comptais huit monstres protecteurs. Il fallait commencer. Inexplicablement, je savais que les Descendants d'Eren approchaient.

Je fermai les yeux et levai les mains devant moi. Je sentais Gabrielle m'observer. Peut-être me jaugeait-elle. L'atmosphère se réchauffa autour de nous. L'énergie qui se dégageait de mes paumes devint de plus en plus vive, puis une lueur opaline apparut à la hauteur de mon visage.

Elle s'éleva vers la première gargouille qui, lentement, ouvrit sa bouche de pierre et poussa un hurlement déchirant. Satisfaite, je remontai mes mains et créai sept nouvelles flammes qui s'envolèrent vers les statues restantes. Les huit bêtes sautèrent sur le sol, et m'encerclèrent pour former une petite légion monstrueuse.

Gabrielle applaudit avec enthousiasme et se rapprocha de moi.

— C'est impressionnant ! Syrine, vraiment ! Je dois t'avouer que je doutais que tu puisses donner vie à des inanimés. Surtout sans aide extérieure !

— Eh bien, tu vois que c'est possible. En fait, je leur ai donné un peu de ma flamme vitale. Ça ne m'affaiblit pas, mais c'est impossible de le faire sur des centaines d'inanimés. On ne doit pouvoir le faire que sur une douzaine d'objets, j’imagine.

— Tu es fatiguée ?

— Un peu oui, ça demande pas mal de pouvoir. Et je me sens incomplète, puisqu’une partie de ma vie leur a été confiée. Mais ça va aller.

Je sortis deux cristaux de ma besace et les éclatai par terre. L'énergie qu'ils renfermaient, mon énergie, apparut l'espace d'une seconde avant d'être aspirée par mes mains. Je regardai Gabrielle, pensant l'avoir impressionnée. Elle n’eut aucune réaction, connaissant déjà, visiblement, la capacité des pierres à stocker la magie.

— Et ensuite ?

— C'est là que je sèche. Je ne peux espérer donner du pouvoir à huit inanimés ! Ils sont vivants et capables de se déplacer, mais ils n’ont aucune faculté magique. Je pourrais peut-être, pour un ou deux, leur transférer mes dons… mais ça me rendrait totalement incapable de me défendre.

— C'est donc ici que je dois t'aider ?

— C'est la même chose pour toi. Tu ne peux donner ton pouvoir à autant de gargouilles ! Elle réfléchit une minute, puis sembla se souvenir de quelque chose.

— Moi, non. Mais mes amis, oui.

— Tes amis ?

Gabrielle attrapa le sac en toile qu'elle avait déposé au pied de l'église et en sortit de nombreux cristaux qu’elle me tendit. Ils brillaient de toutes les couleurs.

— L'avantage d'être dans un coven c'est que tu n'es jamais seule. Je te laisse leur donner le pouvoir.

Il y avait plusieurs dizaines de pierres translucides, des couleurs improbables les faisaient vibrer et mes mains, crispées dessus, ressentaient sans mal la force des personnes qui les avaient chargées.

— Merci. Je suis impressionnée.

Elle fit mine de n'avoir rien entendu et s’absorba dans la contemplation de la peau des gargouilles.

C'est vrai que l'apparente substance de leurs épidermes était étrange. Ça avait l'air gélatineux, un peu poisseux aussi, mais, lorsque j'en touchai une, je ne notai aucune sensation de viscosité. En fait, c'était comme de caresser une roche sans aucune imperfection.

J'éclatai le premier cristal, une énergie rougeoyante entoura le monstre de pierre qui se trouvait devant moi.

— Que ton feu nous protège et purifie le mal qui nous guette.

Je cassai une deuxième gemme et, cette fois, un bleu électrique recouvra une nouvelle gargouille.

— Que les neiges éternelles te permettent de geler le mal qui nous guette.

Je répétai l'opération avec une pierre brune.

— Que les fureurs de la planète te donnent la force de vaincre le mal qui nous guette.

Je fracassai une quatrième pierre, blanche celle-ci, pour une quatrième statue.

— Que, par le souffle divin, tu puisses défaire le mal qui nous guette.

Les quatre golems sautèrent plus loin et se cachèrent chacun de leur côté. Les quatre qui restaient devant moi me fixaient. Je me demandais si ces créatures comprenaient ce qu'il se passait, et si elles pouvaient penser, ou communiquer. À en juger par leurs regards fixes, je supposai que, non, elles n'étaient pas douées de réflexion.

Je saisis quatre nouveaux cristaux qui brillaient d'un vert étrange, une couleur tirant sur l'émeraude, luminescente et pleine de vigueur. Je les brisai toutes en même temps et les derniers monstres avalèrent l'énergie qui s'en libéra. Ils hurlèrent quelques secondes, un cri rauque qui me fit frémir, et bondirent sur les parois de l'église. Chacun se plaça sur le toit du temple, face à un point cardinal.

— Qu'est-ce qu'elles font ? me demanda Gabrielle.

— Elles se préparent à nous protéger. J'ai dans l'idée de ne pas lutter. Nous sommes deux et, si je ne me trompe pas, ce soir nous aurons quatre Descendants d'Eren sur le dos. Autant ne pas prendre de risque.

— Alors tu vas envoyer les gargouilles combattre à notre place.

— Seulement la moitié. Celles qui sont là-haut devraient utiliser leur énergie pour bannir les Descendants d'Eren de l'église. Nous y serons à l'abri.

La jeune femme leva les yeux vers le toit.

— Et si quelque chose ne fonctionne pas ?

— Dans ce cas, nous devrons nous en charger nous-mêmes.

— Ça me va, répondit-elle courageusement.

— Gabrielle, merci d'être là.

Je n'avais jamais aimé les grandes effusions, les remerciements et ce genre de démonstrations répugnantes de sentiments alors, quand le vent me balaya le visage et qu'une faible voix s'éleva du néant, je fus presque soulagée. Je connaissais cet air mystique. C'était l'apparition de la veille.

Tout autour de moi, je sentais son énergie vague et instable qui tournoyait et qui m'effleurait de façon si sensuelle. Le chuchotement était mince et lointain, il répétait mon nom, encore et encore, comme un écho funeste. La sensation disparut aussi rapidement qu'elle était venue. Ça n'avait duré qu'une seconde, juste le temps que je perçoive sa présence et que j'entende sa psalmodie.

— Ils arrivent. Rentre à l'intérieur Gabrielle. Vite !

 

***

 

Je me trouvais sur les marches de l'église. Gabrielle était déjà à l'intérieur. Postée à l'étage, elle avait déniché un vitrail brisé qui offrait une vue dégagée sur le parvis du bâtiment et ses alentours. Moi, j'attendais de voir les Descendants d'Eren.

Je n'eus pas à patienter bien longtemps. Dans la nuit noire, je distinguai quatre silhouettes qui progressaient vers moi.

Je ne bougeai pas encore. Je voulais contempler le visage de la quatrième personne, de celle qui commandait l'opération. Ils avançaient toujours. Petit à petit, leurs traits devenaient plus discernables. Bientôt, je reconnus, sans l'ombre d'un doute, les frères asiatiques que j'avais rencontrés quelques jours plus tôt. Shin, Gi et Taï étaient vêtus de la même façon. Une chemise en soie blanche, un pantalon en lin d'une couleur identique, et une longue gabardine en cuir retourné crème. Ils s'arrêtèrent à une vingtaine de mètres des portes, dissimulant toujours leur acolyte.

— Salut les garçons ! Je suis heureuse de vous revoir.

— Ne gâche pas un si beau moment, Syrine.

J'avais l'impression que seul Taï osait encore me parler. Shin avait le regard fuyant, et Gi était apparemment indifférent à tout ce qu’il se déroulait ici.

— Alors, vous ne me présentez pas à votre amie ? Aucun des trois n'eut le temps de répondre. La voix d'une femme s'éleva. Une voix qui me fit trembler.

— Que tu es insolente, ma chérie !

La jeune femme, jusqu'alors cachée, contourna les trois garçons et se planta devant eux, raccourcissant encore la distance qui nous séparait. Je la reconnus instantanément, malgré les changements évidents imposés par le temps. Ses longs cheveux noirs tombaient de part et d'autre de son visage. Elle avait toujours la même coiffure. Sa peau était plus blanche qu'autrefois, et cette pâleur était accentuée par son maquillage sombre.

Elle aurait ressemblé à une vulgaire adolescente si ses habits n'avaient pas autant mis en valeur ses formes généreuses. Elle portait une longue veste en fourrure, extrêmement cintrée, sous laquelle un chemisier en soie prune, très décolleté, lui conférait un côté sulfureux.

Elle avait tout de même bien changé depuis la dernière fois où je l'avais aperçue. Elle n'était plus la gamine effacée, mal à l'aise avec son corps, et un peu négligée. Non, elle n'avait plus rien à voir. La prestance qu'elle dégageait m'impressionnait. Elle avait une certaine classe, une féminité palpable et provocante. J'étais éblouie par ce classicisme, cette froideur, et cette rigidité, qui se mêlaient à son aura menaçante.

J'eus un terrible vertige. Je n'arrivais pas à comprendre. Comment pouvait-elle être à l'origine de cette mascarade ?

— Sovana ?

— Tu ne m'as pas oubliée alors.

— Qu'est-ce que ça veut dire ? Tu veux me faire tuer ?

— Oui, oui.

Elle prit un air désolé.

— C'est vrai que, dit comme ça, ça peut sembler peu sympathique venant de moi. Mais n'essaie pas de jouer la victime et de me donner le mauvais rôle !

— Eh bien…

— Tais-toi donc ! Ça n'a rien à voir avec toi, ni même avec moi en fait. Je ne suis pas là parce que nous ne sommes plus amies. C'est juste que… certaines personnes doivent disparaître dès à présent. Alors, autant que ce soit quelqu'un que tu connais qui s'occupe de toi.

— Quelle délicate attention.

Elle fit un nouveau pas en avant.

— Tu es encore plus sarcastique qu'autrefois. J’ai toujours détesté ce trait de ton caractère.

— Si tu savais comme je vais prendre plaisir à te faire souffrir.

Je la voyais déjà à genoux, vaincue, et moi jouissant de l'avoir neutralisée.

— Tu parais bien sûre de toi.

— Ce ne sera pas la peine de demander pardon. Je ne t'excuserai pas.

Je tournai les talons et pénétrai dans l'église.

— Reviens ! cria-t-elle.

Elle leva les mains vers mon dos, ses ongles étaient sertis de petites lames bien aiguisées. Lorsque je passai le seuil du sanctuaire, les gargouilles postées sur le toit hurlèrent et une vague d'énergie entoura le temple.

Sovana fut projetée en arrière. Taï et Shin se précipitèrent pour l'aider à se mettre sur pieds, mais elle les repoussa et laissa échapper un cri de fureur. Elle envoya une multitude de projections de son pouvoir argenté qui furent absorbées par la barrière protectrice. Elle fit mine de s'avancer, mais un autre hurlement retentit.

Deux gargouilles surgirent de derrière un buisson, et une autre tomba du ciel, faisant trembler le sol à sa réception. Cette fois, Gi releva la tête. La terre s'ouvrit, juste à côté de lui, pour laisser sortir la quatrième gardienne.

Moi, j'avais rejoint Gabrielle, aux premières loges, pour assister à la défaite de ces quatre Descendants d'Eren. Elle observait attentivement le déroulement de la lutte. Les créatures de pierre avaient largement l'avantage. L'une crachait des flammes sur Taï, une autre était sur le point de dévorer Shin, et Gi s'était perché sur un arbre pour pouvoir décocher ses flèches sans risque. Sovana, elle aussi, semblait en mauvaise posture. Le démon de glace faisait pleuvoir des rafales de grêles sur elle. Gabrielle se leva d'un bon. Elle détacha la pince qui retenait ses cheveux et l'attacha à son poignet. Sa broche était, en réalité, une lame qui se fixait dans le bracelet qu'elle portait.

— Mais qu'est-ce que tu fais ?

— Reste ici. Je dois aider les inanimés, sinon elles vont être détruites !

À vrai dire, je n'eus pas le temps de réagir qu'elle se trouvait déjà dehors. Au moment où elle sortit, Sovana fit exploser la gargouille des neiges et celle qui était sur Shin sauta sur la sorcière. Gabrielle courut et plongea sur l’homme aux pouvoirs psychiques. Elle enchaîna des coups rapides et le mit à terre. Mais, je n'avais pas fait attention à Sovana. Elle s'avançait vers le mur translucide qui protégeait l'église, droite et sûre d'elle.

Elle sembla lutter contre la force protectrice. Sa main commença à passer au travers de l’énergie. Au lieu d'être repoussée, elle finit par traverser la barrière. Elle pénétra cette opacité magique sur laquelle je pensais pouvoir compter. La bulle de magie ondula, comme des vagues troublant la surface placide d’un lac, puis je ne distinguai plus Sovana.

Je me précipitai en bas. Elle était là, triomphante, à l'intérieur du sanctuaire chrétien.

— Tu vas payer pour m'avoir piégée, Syrine.

— Tu plaisantes ? C'est moi qui t'ai piégée ? Tu n'as pas changé, hein. Tu n'es toujours pas capable d'assumer la réalité. Tu dois toujours transformer les choses dans ton esprit pour pouvoir les accepter. Tu sais que c'est une maladie ?

Elle sauta sur moi. Ses griffes me tailladèrent la joue, le bras et le front. J'enfonçais le plus fort possible ma dague dans sa cuisse et projetai mon énergie sur elle. Elle alla s'écraser dans les bancs.

— Nous ne sommes pas si différentes l'une de l'autre, Syrine ! Toi aussi tu fais partie d'un ordre ! Les Descendants d'Eren, ou le Domaine Occulte, c'est le même genre d'organisation !

— Tu es folle.

— Oh ! je t'en prie. Penses-tu que ce sont des saints ? La seule différence, entre nos deux groupes, réside dans nos intentions. Nous, nous voyons loin !

Je me souvins des propos hallucinés de Gi lors de notre première rencontre, sur la plage.

— Tu parles de la Levée du Voile ?

— Que tu es futée ! elle éclata de rire.

— Qu'est-ce que c'est ?

— À quoi bon te torturer avec ce genre de question ? Tu n'as pas compris que tu ne seras plus de ce monde lorsque la Levée du Voile nous sauvera. Peut-être est-ce ma petite vengeance personnelle, finalement, de te tuer sans même que tu ne saches pourquoi !

Elle écarta les bras et leva la tête vers la coupole qui nous surplombait.

— La Levée du Voile est l'évènement le plus important pour l'humanité, entends-tu Syrine ? Cela mérite bien quelques sacrifices, non ?

— Tu parles comme une fanatique !

Elle envoya à nouveau ses rayons d'énergie, trois traînées argentées qui se précipitèrent vers moi. Je sautai par-dessus l'autel pour me protéger, puis ressortis aussitôt en tranchant l'air de ma rapière. J'atterris à ses côtés. Elle n'eut pas le temps de réagir. Je lui enfonçai ma lame dans le ventre. Je sentis son abdomen se déchirer. Elle hurla et poussa si fort sur mon arme que je tombai à la renverse.

— Tu ne perds rien pour attendre.

Elle appuyait compulsivement sur sa blessure.

— Partout où tu iras, je te suivrai. Partout où tu tenteras d’obtenir le repos, je serai tout près. Si tu crois trouver le sommeil, je t'enverrai des cauchemars. Je serai toujours là et tu ne le sauras pas. Tu penseras que je t'ai oubliée, mais lorsque je frapperai, ce sera la fin pour toi. Je te tuerai bientôt Syrine, et tous ceux que tu aimes !

Elle s'élança à travers la nef centrale et sortit.

Dehors, j'entendais des cris et des rugissements. Il y eut encore des explosions, quelquefois des éclairs aveuglants m'ôtèrent la vision, et des bruits de lutte me secouèrent. Sovana hurla qu'il fallait battre en retraite, et le calme s'abattit sur le temple. C'était fini.

Je posai la tête sur la pierre froide et fermai les yeux. Comment avait-elle pu tomber aussi bas, celle que j'avais aimée pendant des années, cette amie si proche et si particulière ? Comment pouvait-elle vouloir me supprimer, alors que nous avions été liées comme des sœurs, que nous nous étions sauvées l'une l'autre, à une époque si difficile pour chacune de nous ?

Je sanglotai quelques minutes. La rencontre m'avait rappelé Sovana, la confidente, celle que j'avais toujours regrettée. Celle avec qui tout était facile, et combien ça avait été douloureux d'arrêter de se voir.

Gabrielle entra dans l'église en courant.

—  Syrine, ça va ?

Elle me releva et m'aida à m'asseoir sur un banc.

— Je n’en sais rien. C'était Sovana.

— Une amie ?

Un sanglot se coinça dans ma gorge.

— Non. Plus depuis longtemps. Je suppose que ce n'est pas important.

Elle plongea son regard dans le mien. Elle était toujours aussi sereine, toujours aussi étonnamment lumineuse, même avec les brûlures et les plaies qu'elle portait un peu partout sur le corps.

— Non, ce n'est pas important. Elle me serra la main et m'entraîna derrière elle.

 

Nous avons fait le chemin de croix main dans la main. Elle le connaissait par cœur, elle aussi. Nous avons été baignées ensemble par la lueur céleste, c'était comme une communion magique, une rencontre dans la foi et la beauté de deux inconnues ; de deux jeunes femmes qui se comprenaient et qui se respectaient.

Elle me rappelait tellement Ogora, bien qu'elles aient été totalement différentes. Je crois que je les associais parce que Gabrielle me faisait vibrer comme seuls nos amis peuvent le faire, et qu'Ogora était ma seule véritable amie. Après tout, les autres ne me connaissaient pas du tout ! L'amitié avait toujours été un grand mystère pour moi.

Parfois, c'était comme un panachage d'amour, de fraternité, de confiance, et de bien d'autres états louables et glorieux. Et puis, à d'autres moments, ce sentiment m'apparaissait comme une simple sphère de déception et de secrets, une sphère où l'amer et la rancœur ne pouvaient être que les derniers soupirs de nos espoirs instinctifs et stupides.

J'ai eu l'impression de flotter pendant des heures et des heures. Je serais restée dans cet état pour le reste de l'éternité, la lumière puissante et doucereuse me couvrait de l'extérieur à l'intérieur, mais Gabrielle me sortit de ma torpeur.

Je touchai mon visage. Plus une trace de griffure, sur mon bras non plus. Rien. Pas de sang séché, pas de douleur ni de commotion. Je souris à cette fille que je considérais déjà comme une amie.

— Que faire maintenant ? J'ai peur de rentrer…

Elle me tira hors de l'église. Sur le sol, éparpillées, les quatre gargouilles qui avaient combattu ne faisaient plus qu'une multitude de petits tas de gravier. Je me sentais bête d'être affectée par leur destruction, mais j'avais la sensation de leur devoir quelque chose ; comme si même un être inanimé était doté d’une âme.

— Ne pars pas encore, Syrine. Et ne sois pas si accablée. Tu as de la peine, car c'est ton âme qui les a animées. Tu crois voir ton énergie vitale éclatée, mais ils n'étaient que des objets.

Je m'étais arrêtée devant une tête séparée de son tronc. Gabrielle m'attrapa par la main et tira un peu.

— Allez, viens. Il est temps que je t'emmène dans mon repère.

— Ton repère ?

— Celui de mon coven.

Je la suivis, curieuse et impatiente. Quelques mètres plus loin, je me retournai et tendis la paume devant moi. Les quatre gargouilles qui étaient restées sur le toit rugirent une dernière fois, puis leurs flammes de vie me rejoignirent. Elles demeurèrent à leur place, inanimées, car c'était leur destinée, à elles, gardiennes intemporelles de mon église. De cette église que je ne reverrai plus.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Samuel Morgzac ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0