Chapitre 1er

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La salle était sombre. L’atmosphère m’écrasait, humide et viciée. Je regardai autour de moi, promenant mes yeux un peu partout malgré la pénombre. La pierre grise des murs était vieillissante et dénotait des guéridons modernes placés sur chaque côté de la pièce. De magnifiques vases noirs, remplis de roses blanches à l’éclat parfait, étaient posés sur eux.

J’avançai de quelques pas. J’étais nu. Ma peau frissonna devant cette mise en scène étrange. Quelque chose se tramait. Je continuais lentement ma progression, cueillant une fleur immaculée dans le vase le plus proche. Face à moi, l’ombre régnait, implacable. Je pressentais qu’elle dissimulait un secret. Une chose était cachée au fond de la pièce. Je devais aller voir.

Les pavés imparfaits du sol blessaient mes pieds, mais je n’en faisais pas cas. Fasciné par l’endroit, je le trouvais angoissant. Tout était uniforme, triste et austère. Pourquoi des roses si belles dans un tel monument ? C’était indécent d’exposer de pareilles perfections dans un lieu aussi lugubre.

Je baissai les yeux. Des pétales blancs avaient été semés et formaient un chemin jusqu’à l’arrière de la salle. Je les suivis, le cœur battant à m’en rendre sourd. Je ne pouvais pas réfléchir. Comme anesthésié, fébrile, je ne pouvais que redouter la découverte que j’étais sur le point de faire.

Une musique s’éleva soudain. Je connaissais la mélodie, lancinante et mélancolique. Le temps semblait ralentir autour de moi. La litanie me torturait. Je ne savais pas d’où elle venait, mais elle me recouvrait totalement, prenant l’ascendant sur mon être tout entier. Je secouai la tête pour retrouver mes esprits. Je devais continuer.

Un air frais parcourut mon corps tremblant, propageant une onde électrisante le long de mon échine. Je n’avais pas froid, malgré ma nudité et le souffle glacé qui courait sur ma peau, mais j’étais nerveux. Je ne pensais qu’à avancer et à ne pas me laisser perdre par cette mystérieuse musique. Mes mouvements me paraissaient lourds, difficiles, saccadés.

J’arrivai pourtant au fond de la pièce, m’engouffrant dans les ténèbres épaisses pour découvrir ce que renfermait ce lieu cauchemardesque.

Un cercueil en bois sombre se tenait devant moi, déposé sur un catafalque en pierre. Il était gardé par des brûle-encens métalliques. Les volutes parfumées qui s’élevaient autour de moi saturaient l’air de la chambre mortuaire. Le couvercle de ce lit funèbre était jonché de roses blanches. D’une main peu assurée, j’écartai les fleurs qui tombèrent par terre.

J’hésitai un moment, le temps que les pétales s’amassent en un petit monceau informe. Qu’allais-je découvrir ? Que faisais-je ici ? Je ne me souvenais pas comment j’étais arrivé là. Et cette musique, venue de nulle part, qui persistait à troubler le silence !

Décidant finalement d’ignorer mes interrogations, je soulevai le couvercle.

Horrifié, je découvris le corps sans vie de Robin. Celui que j’aimais était allongé là, m’attendant dans un lieu sans nom que je ne connaissais pas. Les yeux embués, je fis volte-face pour m’enfuir.

J'essayai d'avancer, mais quelque chose me retenait. Je baissai le regard vers mes jambes tremblantes. Les roses blanches qui s’étaient amassées au bas du cercueil s'étaient accrochées à mes pieds. Ces fleurs si belles, en temps normal, m'inspirèrent un sentiment de révolte. Elles se mouvaient, lentement, tirant leur agilité d’une force invisible. Quelques-unes s'enroulèrent autour de mon mollet, grimpant au plus haut de ma jambe pour bientôt arriver sur mes cuisses. Les épines écorchèrent ma peau dans un premier temps, puis affirmèrent leurs prises en déchirant ma chair.

Rapidement, mon sang coula sur mon épiderme. Les roses s’en gorgèrent. Leurs pétales immaculés se teintaient d'un pourpre profond. Le temps semblait s’être arrêté. J'avais l'impression que l’attaque avait commencé depuis des heures. J'avais mal. Des larmes roulèrent sur mon visage, la peine s’entremêlant à la souffrance physique. Allais-je mourir ? J’observai sans réagir. Oui, j’y étais préparé. C’était la fin.

La douleur aigüe m’électrisa, me ramenant à la réalité. Brusquement, j’agrippai les fleurs les plus hautes sur mon corps. D’abord mon torse, puis mes hanches. J’arrachai les plantes assoiffées et les jetai au sol. Elles s’écrasèrent, les unes après les autres, me forçant à livrer un combat contre chacune. Bientôt, je me libérai de leur étreinte. En colère, terrifié, anéanti, je bondis sur le tas mouvant, tentant de broyer le plus d'ennemis possible. Chaque fois que l’une d’elles était déchiquetée par mes talons, du sang jaillissait. Mon sang.

Oui, c’était mon sang qui souillait la tombe de Robin. Ce spectacle me devenant insupportable, je courus jusqu’à une porte en marbre sans oser le regarder une dernière fois. Je gravis des escaliers, les jambes sanguinolentes et le corps endormi.

Arrivant dans une nouvelle salle, je me heurtai à un piano. La source de cette musique qui n’en finissait pas de me torturer. Le Thème 2 de Saez jaillissait de l’instrument sans que personne en joue. Il tentait de me retenir. Mon esprit s’embrouillait. Je m’élançai à nouveau, terrifié.

Je sortis de l'endroit. Mes blessures avaient déjà commencé à cicatriser. Une fois dehors, la nuit m'enveloppant de son obscur linceul, froid et humide, je me retournai. La grande bâtisse dont je m'étais extirpé était un mausolée de pierre noire. J'étais dans un cimetière. Je devais continuer à courir.

Mes jambes, pourtant si fatiguées, me portèrent rapidement à la sortie. Le silence avait fini par engloutir la musique. Seul le bruit de mes pieds nus sur la terre boueuse dérangeait la tranquillité du lieu. Je me précipitai jusqu'au portail rouillé. Il n'était pas fermé à clé.

Je poussai la vieille grille qui, dans un grincement strident, me libéra. Je m'élançai sur la chaussée humide, le vent contre moi. Soudain, deux yeux jaunes jaillirent. Les jets de lumière m'aveuglèrent. Je n'eus pas le temps de réagir. La voiture surgit et la dernière chose que j'entendis fut le bruit sourd de mon corps sur son capot.

***

Le téléphone sonnait probablement depuis plusieurs minutes. C'est lui qui me sortit de ma léthargie, de l'horreur de mon songe. J'étais en sueur. Ce rêve avait été si fort et tellement troublant ! D'une main tâtonnante, je cherchai à côté de moi. Personne. L'espace d'un instant, une bouffée d'angoisse me submergea. Puis je me souvins.

Robin travaillait encore de nuit. Je regardai mon réveil. Il était tard, trois heures du matin. Il aurait dû être rentré. Il avait sûrement été retenu dans ce grand aéroport, où ses patrons l'exploitaient, comme toujours.

Le téléphone sonnait inlassablement, et je n'avais pas l'intention de répondre. Je regrettais de ne pas l’avoir éteint avant d'aller me coucher.

Robin était bien trop gentil pour refuser le travail supplémentaire qui lui était confié, toujours à la dernière minute, et qui n'aurait pas dû lui incomber.

La personne qui téléphonait s’acharnait. Je ne comptais plus les sonneries. Elle n'abandonnerait pas.

Je sortis de mon lit. De toute façon, j'étais réveillé. Autant aller répondre. J'étais tout à fait conscient maintenant. Je fis quelques pas sur la moquette bleue, puis m'arrêtai. Quelque chose me faisait terriblement mal. Je baissai les yeux, admirant mes jambes nues. Un nombre incalculable de plaies, presque toutes refermées, couvraient la partie inférieure de mon corps.

Je ne compris pas tout de suite pourquoi. Puis, mon rêve me revint à l'esprit. Je me tournai vers le lit. Les draps étaient tachés de sang. Mon cœur s'emballa. Courant à travers l’appartement, je me précipitai sur le téléphone.

— Allo ?

Je n’écoutais pas vraiment. Oui, c’était bien moi. Oui, j’étais son conjoint. Oui, je voyais où se trouvait leur hôpital.

— J'arrive.

Je raccrochai. Je n'avais pas eu besoin de demander ce qu’il s'était passé. Je savais déjà que Robin n'était plus.

Une demi-heure plus tard, je me garai sur le parking de l'établissement médical de la Croix-Rousse. Je n'aimais pas ces endroits. Il y avait souvent trop de monde et toujours des gens qui pleuraient. La plupart des personnes n'avaient pas assez de pudeur dans le malheur. Ce n'était pas mon cas.

Avec le temps, j’étais devenu quelqu’un de froid, maintenant à distance ses propres sentiments, et trop orgueilleux pour exposer ses failles. Je gardais tout pour moi, soucieux de paraître fort en toutes circonstances.

Je marchai rapidement jusqu'à l'accueil et donnai le nom de mon conjoint. On me dirigea vers un autre bâtiment, plus éloigné, plus sombre, plus délabré. Je rentrai dans l'unité de soins intensifs. Mes beaux-parents m’attendaient à l’entrée.

— Kami… sa mère ne put en dire plus et s'effondra, en larmes, dans mes bras.

— Que s'est-il passé ? murmurai-je en m'adressant à son père.

— Il a eu un accident de voiture. L'autre conducteur s'est enfui.

L'homme essayait de contenir son chagrin tout en me parlant. Ses enfants avaient toujours tout représenté pour lui.

— Écoute… Il est dans le coma. Les médecins disent que s'il n'en sort pas dans les jours qui viennent, il se peut qu'il ne se réveille jamais.

— Est-ce qu'on peut le voir ?

— Non. Pas pour le moment.

Je les accompagnai jusqu’à la salle d'attente. Sa mère pleurait sans cesse. J'avais bien peur qu'elle finisse par mourir de chagrin si son fils ne se réveillait pas. Les deux parents étaient dans un état lamentable. Moi-même, j’étais confus. Comme anesthésié.

Après une heure de silence, sa sœur nous rejoignit, aussi affectée que sa mère sinon plus. À ce moment-là, notre douleur annihilait la plus petite lueur d'optimisme que nous aurions pu avoir pour lui.

Pourquoi la souffrance nous fait-elle perdre espoir ? Pourquoi nous dirigeons-nous plus facilement vers l'abattement que vers la combativité ? Je les observai tous, un à un, lentement. Ils étaient si impuissants… Nous l'étions tous, en fait, à cet instant. C'était si frustrant de le savoir sur un lit d'hôpital et de ne pas pouvoir lui apporter une aide quelconque, ou ne serait-ce que notre présence.

Je ne pouvais rien faire. La magie pourrait, peut-être, l'aider à revenir. Ce qu’on appellerait, un jour, la « vieille magie ». Mais je n’en étais pas certain. Cela me paraissait aussi difficile que de ressusciter un être humain, théoriquement impossible.

J’étais pris de remords. J’aimais Robin, mais il n’était pas mon âme sœur. J’y avais renoncé, des années plus tôt. C’est ce qui avait fait de moi, progressivement, quelqu’un de particulier et de distant. Et puis je l’avais rencontré, lui. J’étais vraiment tombé amoureux de ce garçon. Je le trompais parfois, mais ça ne remettait pas en cause mes sentiments. J’avais même imaginé que nous finirions notre vie ensemble.

Il me laissait seul. Si brutalement. Et, en cet instant, je m’en voulais d’être celui que j’étais.

Je pensais également au chauffard, à celui qui avait fui, celui que je retrouverais bientôt et qui paierait. J'espérais voir son visage souffrir, ses larmes couler jusqu'à la supplication du pardon que je ne lui accorderais pas. Je n'acquiescerais à rien, pas même à la rédemption de son âme que pourrait lui offrir sa mort. Non, je serais son supplice.

Le médecin entra dans la salle d'attente. Je l'écoutai de loin, toujours aussi confus. Il disait, je crois, que nous ne pourrions pas le voir avant le lendemain.

Quelques minutes après, j'étais dans ma voiture, avec la sœur et la mère de Robin. Son père resterait à l'hôpital pour pouvoir se rendre à son chevet aux premières heures. Je roulai lentement, encore sous le choc. Je ne pouvais pas assimiler tout ce qu’il venait de se passer, c’était allé trop vite. Je ne comprenais plus ce que je faisais, ni qui j'étais. Nous étions tous les trois aphasiques, personne ne voulait troubler ce silence douloureux qui nous enveloppait… ou bien peut-être que personne n'avait conscience de ce silence.

Une fois chez moi, j'invitai ma belle-mère à dormir dans la chambre d'amis, ma belle-sœur prendrait mon lit. Je m'assis sur le canapé du salon, dans le noir. Seule une bougie blanche, que j'allumai, apportait un peu de lumière à la pièce. J'entendais les deux femmes pleurer. J'avais le cœur serré et, pourtant, je ne m’effondrais pas. Je pensais déjà à la suite.

***

La nuit avait été longue. Je n'avais pas fermé l'œil. Les sanglots des deux femmes avaient cessé depuis peu. Épuisées par les vagues de douleur qui les avaient submergées et vidées, elles avaient fini par s’endormir. Nous étions dimanche, il était huit heures. Je savais qu'il ferait beau parce que, quand j’étais triste, il faisait toujours beau. Jusque-là, j'aimais tant ces journées oisives où le loisir était roi, où nous pouvions faire de longues promenades dans la forêt, rendre visite à nos proches, ou simplement rester couchés.

J'adorais le parfum du dimanche, parfum de liberté et de bien-être, fragrance de sourire enfantin, de familles joyeuses et de nature. Mais celui-ci était gâché, les autres aussi, ainsi que tous les jours qui viendraient par la suite.

Je sentais la haine brûler au fond de moi. Je devais chercher dans mes livres. Il devait bien exister un moyen d’aider Robin ! Il en existait forcément un.

Je me levai du canapé, où j'avais veillé pendant la nuit, et sortis de la pièce. Tout de suite, je m'engageai dans le couloir qui desservait l’ensemble de l'appartement. Il me rappelait tant Robin. Il l'avait décoré, avec goût, par des tableaux qu'il avait acquis dans diverses expositions. C’était sa passion.

Je m’arrêtai et me sermonnai. Je ne devais pas penser à lui de cette manière, pas avec cette douleur-là ! La nuit avait laissé place au pessimisme. Je devais le repousser. Robin n'était pas mort, après tout !

Le couloir se terminait sur la reproduction d'une œuvre de Manet, que j’adorais, offerte par ma cousine un an auparavant.

Enfin, ce n'était pas tout à fait exact. Il ne s'arrêtait pas vraiment. Un rideau noir était tendu, et c'était exactement là où je me rendais. Il y avait deux pièces derrière. Elles étaient dissimulées aux regards indiscrets. Personne n’y venait jamais, excepté Robin et moi. L'une lui était réservée, l'autre était pour moi. Je n'étais jamais entré dans la sienne, il n'était jamais entré dans la mienne. C'était un moyen de respecter l'espace privé de chacun et cela me permettait d'avoir un endroit où je pouvais pratiquer les sciences occultes sans avoir peur d'être surpris.

Bien entendu, il se doutait de ma nature de sorcier, mais il ne souhaitait pas en savoir plus. À cette époque, la magie était une affaire de croyance et Robin y était hermétique. Cela tombait bien, car je ne voulais rien lui en dire. Le monde de la sorcellerie était obscur, et parfois dangereux. Il n’était pas fait pour ça. J’entrai donc dans mon sanctuaire.

La pièce était très sombre. J'aimais la pénombre. Un canapé était installé sur la droite, recouvert d'un tissu noir sur lequel deux coussins violacés étaient négligemment posés. À côté du divan, le secrétaire que ma mère m'avait donné, longtemps auparavant, où je rangeais la plupart de mes ustensiles magiques. De longs rideaux foncés masquaient presque entièrement la grande fenêtre, en face de moi. Leurs embrasses métalliques ne servaient presque jamais à les retenir, mais un fin rayon de lumière filtrait, tout de même, depuis l’extérieur.

Au centre de la pièce, j'avais installé un tapis noir en laine épaisse. Le mur de gauche était recouvert par plusieurs étagères de bois sombre où j'entreposais livres, plantes, et bocaux. D’autres objets qui m'ont toujours été chers, tels que des crânes humains, des pyramides, des poignards, ou des chapelets participaient à l’ambiance particulière du lieu. Partout, des bougies attendaient de servir accompagnées souvent d'encens et de fleurs diverses.

Je fis quelques pas vers ma bibliothèque, puis cherchai un instant. Je savais que mon livre de guérison se trouvait par là. Je mis la main dessus, m'assis par terre et me perdis dans la recherche d'un moyen de lutter contre le coma de Robin.

Ce grimoire était ancien et puissant, mais je ne l'avais utilisé qu’une seule fois pour un soin minime.

L’ouvrage contenait des sortilèges efficaces, c'était certain. Mais pour un coma, comment faire ? Cet état spécifique m’apparaissait comme un territoire inconnu, mystérieux. Les pages tournaient rapidement, mes doigts les effleuraient à peine quelques secondes et pourtant mes yeux lisaient jusqu'au plus petit mot inscrit.

Soudain, je me figeai, retenant involontairement ma respiration. J'avais trouvé ce que je recherchais. J'examinai attentivement la double page ouverte devant moi. Au-dessus du texte, un végétal était dessiné à l'encre colorée. C'était une fleur d'oranger. C'était à elle que l'extrait était consacré. Je lus le petit encart, en bas à gauche de la feuille « aide particulièrement contre les cauchemars, les nuits agitées, les mauvaises pensées, permet de mieux contrôler le sommeil ».

Je levai les yeux vers le haut de l'étagère. Un nombre incalculable de récipients en verre étaient alignés sans ordre particulier, selon l'humeur. Le pot de fleurs d'oranger séchées, caché derrière d'autres contenants, se retrouva bientôt dans mes mains. Je savais maintenant ce que j'avais à faire.

***

Il était bientôt midi. Toute ma belle-famille était partie manger, me laissant seul avec Robin. J'étais assis à côté de son lit, lui parlais depuis un moment, lui expliquant ce que j'allais faire. Je mis fin au monologue et ma main se leva lentement en direction de la porte, traçant une boucle dans les airs afin de sceller le lieu pour quelques minutes. Je me redressai.

Tous mes gestes devinrent amples. La magie s'insinuait dans chaque particule, dans chaque atome des choses présentes. L’atmosphère sembla s’épaissir. Je tirai le livre de guérison de mon sac, bien que je n'en eusse plus vraiment besoin, ainsi qu'une belle fleur d'oranger d'un blanc pastel qui aurait plu à mon conjoint. Dans quelques instants, il pourrait sentir son parfum.

Je cueillis un pétale et le déposai sur le haut de son crâne, calé entre sa tête et son oreiller. J'en pris un deuxième et le plaçai sur son front, puis un troisième sur sa gorge. Encore un autre sur son cœur, puis vers son nombril, sur le pubis, et enfin sur le sexe. J'allumai plusieurs bougies, de différentes couleurs, que je disposai à travers la pièce. L'endroit devint très lumineux, les murs blancs de la chambre reflétant le scintillement des flammèches orangées. Je saisis ses poignets et fermai les yeux.

— De la vie au sommeil, du sommeil à la vie, Robin pour toi rien n'est fini. Entends mon appel, esprit égaré, entends mon cri, âme tourmentée. Toi à qui je tiens, toi à qui je donne la main ; je stimule les sept portes de ton corps, pour que tu me reviennes en cette heure.

Soudain, les flammes des bougies bondirent. Des feux éblouissants s’élevèrent à plus d’un mètre de hauteur. Je ne vis plus rien. Aveuglé, je fermai les paupières et projetai toute l'énergie qu’il m'était possible de transmettre au blessé. Au bout de quelques secondes, les cierges s’éteignirent. Chacun s’affaiblit progressivement, rendant un dernier jet de lumière, avant de laisser s'échapper une fine fumée grisâtre.

Une fois mon aveuglement passé, j'ouvris les yeux sur Robin. J'attendis, guettant le moindre mouvement qu'il aurait pu faire. Au fond de moi, je savais qu'il ne bougerait pas. La magie n'était peut-être pas faite pour sortir les gens du coma. Peut-être que de vouloir l'aider était trop orgueilleux. Je n'étais pas Dieu, après tout, je ne pouvais pas décider du sort des autres aussi facilement. Pourtant, le rituel avait fonctionné.

Concentré sur l’énergie qui se dégageait de lui, je sentais que quelque chose empêchait son retour. J'en étais certain, mais n’arrivais pas à déterminer l’origine du blocage.

***

Je suis resté tout l'après-midi aux côtés de Robin. Je n'ai pas pleuré, mais je lui ai parlé, encore. À ce qu'on dit, une personne plongée dans le coma entend ce qu’il se passe autour. Si c'est vrai, j'ai fait ce que j'avais à faire pour lui. Cependant, trop d'interrogations me torturaient pour que je demeure plus longtemps dans cette chambre d’hôpital. Dès que sa sœur revint, je disparus.

J'étais chez nous… chez moi, et pensais à l’ironie de la situation. Avant, j'avais toujours essayé de l'envoyer ailleurs, faire des courses, ou voir des amis, pour profiter de la solitude dans ce luxueux appartement. Désormais, j'avais l'impression qu'il ne rentrerait jamais. Et je me sentais seul comme jamais.

Je m'étais de nouveau installé dans la salle à manger et admirais la vue imprenable sur la grande ville que nous habitions à cette époque : Lyon. Je réfléchissais à la chance que nous avions eue jusque-là. Cet appartement était immense, mais nous n'avions pas toujours été riches. Je me rappelais le jour où nous avions appris le décès de son grand-oncle maternel.

C'était un monsieur très fortuné dont Robin n'était pas forcément proche, mais dont il était le préféré. L'homme n'avait aucun héritier, pas de femme, plus vraiment d'amis. Pourtant, il n'était pas si vieux que ça. Je me souvenais l'avoir rencontré à plusieurs reprises, et il m'avait fait l'impression d'un homme bien à qui l’on aurait dû donner un peu plus de chance.

Un visage marqué, des yeux noirs profonds dans lesquels on lisait la connaissance, la sagesse, mais aussi la solitude et l'ennui. À sa mort, il avait légué à Robin l’endroit où nous habitions, ainsi qu'une coquette somme d'argent. Après cela, Robin avait insisté pour s’unir devant le maire, me donnant tous les droits sur ses biens si un jour il lui arrivait quelque chose. Cela faisait presque un an.

Je ressentais le besoin de parler. Je m'emparai du téléphone et composai un numéro avec hâte. Trois sonneries retentirent, pas de réponse. Une quatrième. Toujours rien. Le répondeur « Bonjour, c'est Syrine. Je ne suis pas… » Je raccrochai.

Mon amie n'était pas disponible. Je décidais que ce n'était pas grave. Quel réconfort m'aurait-elle apporté à ce moment-là, de toute façon ? Elle était devenue de moins en moins présente à partir du moment où elle avait rejoint Raven et sa bande. Je ne lui en tenais pas rigueur.

Raven, Chrystel, et bien sûr Ulome, avaient toujours eu des présences fascinantes. Ils m'avaient séduit, autrefois, et séduiraient encore d'autres personnes pendant longtemps. Ils apprenaient aux sorciers et sorcières à mieux se servir de la magie, à canaliser leur énergie, tout en les nourrissant intellectuellement. Et puis Syrine avait acquis, grâce à eux, la capacité de faire des rêves prophétiques. Je savais à quel point elle aimait ça.

Leur science avait toujours été intéressante, ils étaient cultivés et prêts à partager leur savoir. Syrine avait besoin d'évoluer au sein d'un groupe de ce genre, et elle m'en a voulu de les avoir quittés juste avant qu'elle entre à son tour dans cette « confrérie ». Mais l'ascendant qu'Ulome exerçait sur les personnes de son entourage m'avait toujours inquiété. J’avais finalement découvert son secret et avais fui. Je m’efforçais de ne jamais y penser. J’avais froid dans le dos rien qu'en effleurant ce souvenir.

Enfin, je composai un second numéro. Je savais, là, que je risquais de passer la nuit au téléphone avec Ayhan, comme nous le faisions parfois. Sauf que, d'habitude, il n'y avait pas forcément de raison pour que notre échange téléphonique dure plusieurs heures. Nous avions toujours quelque chose à nous dire. Mon ami souffrait d’une étrange amnésie. Incapable de retenir les évènements, sa mémoire s’effaçait au fur et à mesure. Tout ce que je connaissais de lui était ce dont j’avais été témoin depuis que nous étions amis. Le reste, son passé, n’avait aucune réalité, ni pour lui ni pour moi.

À la deuxième sonnerie, il répondit.

— Ayhan, c'est moi.

— Kami ? Quel ton lugubre ! Qu'est-ce qui ne va pas ?

Je lui racontai tout depuis la nuit précédente. Au début, je ne sus par où commencer, alors je lui parlai de mon rêve. Petit à petit, les mots se déversèrent. Je bafouillai parfois, ce qui m'arrivait rarement, parce que les idées se précipitaient comme si elles devaient sortir immédiatement sous peine de m'empoisonner. Je reprenais mon souffle, de temps en temps, et Ayhan restait muet, attentif à chaque parole que je prononçais.

Une fois mon monologue terminé, je m'attendais à quelques phrases de réconfort. Mais Ayhan ne faisait pas partie des amis qui vous plaignent. Non. Et, au début, je fus un peu vexé par son absence d’empathie. J'avais tellement besoin de consolation, et ses seuls mots pour le moment n'étaient que des récapitulatifs de ce que je lui avais raconté. Mais, bien vite, mon agacement pour son manque de compassion s'estompa, jusqu'à disparaître totalement lorsqu'il fit une remarque judicieuse.

— Kami, ton rêve tu ne l'as pas fait par hasard.

— Je n’en sais rien. Je n’ai jamais de vision. Jamais sans un rituel spécifique en tout cas.

— Oui, mais tu captes les souvenirs des gens ou des lieux. Les images qui se superposent à la réalité, celles des évènements passés. C’est peut-être lié.

J’avais effectivement développé ce don, des années auparavant, mais n’arrivais pas vraiment à le canaliser. C’était d’ailleurs ainsi que nous nous étions rencontrés, Ayhan et moi, sur un forum Internet. Alors que je tentais de comprendre ce pouvoir, lui cherchait de l’aide pour guérir son amnésie.

— Tu suggères que les souvenirs de quelqu’un se seraient mêlés à mon rêve ?

L’hypothèse n’était pas incohérente.

— Ou alors ce songe t’a été envoyé par quelqu’un qui veut te faire passer un message. Je n’en sais rien. Il y a forcément des indices à l'intérieur. Essaie de te rappeler des détails. Il doit bien y avoir une indication. D'abord, le lieu, te semblait-il familier ? Tu y es peut-être déjà allé. Ou bien, pouvait-il seulement être réel ?

Je réfléchis un instant.

— Oui, il se pourrait qu'il existe vraiment. Tout paraissait si détaillé, si vrai… Les griffures des roses sont encore présentes sur mes jambes.

Machinalement, je passai la main sur mon pantalon pour sentir les traces laissées par les épines.

— Si elles sont toujours là, je pense que c'est parce que tu as encore le temps de retrouver le lieu de ton cauchemar. La magie a marqué ta chair, ce n’est pas anodin. Réfléchi, tu n'as pas un détail qui pourrait nous aider, même quelque chose qui te semblerait insignifiant ? Je suis sur Internet, je viens de trouver un plan de Lyon.

— Un détail, je ne sais pas… il faut que je me souvienne du rêve…

— Bon, déjà il y a une quinzaine de cimetières dans ton coin. J'ai pris large, un rayon de plusieurs kilomètres. J'ai la liste, ça fait quand même beaucoup.

— Attends… Je me rappelle quelque chose. La route sur laquelle mon rêve s'est terminé. C'était une départementale, juste à côté d'une forêt. J'ai vu la borne… Quel était le numéro déjà ? Je ne sais plus… si ! D6, je crois. Je me souviens que le bois, ou plutôt le parc, que j'ai aperçu ressemblait un peu à celui du Cours Lafayette.

Je l’entendis pianoter sur ton ordinateur.

— Eh bien ! ça, c’est du détail ! OK, alors… il y a bien la D6 qui passe vers le Cours Lafayette.... Et deux cimetières à proximité.

— Regarde si les deux ont des mausolées.

Alors qu’il vérifiait, je retins ma respiration. Ayhan n’était pas quelqu’un de très intuitif, mais il disposait d’un esprit rationnel. Par son raisonnement, il avait trouvé une piste pour m’aider à comprendre ce qu’il se passait.

— Non, c'est bon, il n'y en a qu'un. Ça doit être celui-ci.

— Je vais y aller tout de suite, donne-moi la localisation.

Après avoir noté l'adresse, je remerciai mon ami. Il m'offrit de venir chez moi, mais il habitait à cinq cents kilomètres de Lyon. Je refusai sa proposition, car je n’avais ni le temps ni l’envie de l’attendre. Il était sincèrement inquiet, et j'appréciais cela, mais j’avais besoin d’agir.

Quelques minutes après, je me retrouvais dans ma voiture. Je conduisais à vive allure, pour être rapidement sur les lieux. Cependant, malgré mon empressement, je ne pouvais réprimer un frisson à l'idée de retourner là où m'avait mené mon rêve la nuit passée. Le regard perdu, je murmurai une prière pour que les roses aient disparu.

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