Souvenirs

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- Grand-père, est ce que tu veux bien nous raconter le moment où tu es tombé amoureux de Grand-Mère Sor’a?

- Encore ?

- Oh, oui, s’il te plait, dirent en choeur les enfants en tailleur devant lui.

Le vieil homme se redressa, remis machinalement en place ses tresses désormais blanches même sans la teinture traditionnelle des Waaras. Sa carrure était toujours impressionnante : de larges épaules noires, des yeux d’un bleu pâli toujours saisissant. Le sourire qui se dessina sur ces lèvres donnait une idée de l’attraction qu’il devait exercer autrefois sur la gente féminine.

Les quatre enfants face à lui avaient indubitablement un air de famille, en partie estompé par leurs camaïeux de peaux allant du hêtre à l’ébène. Un enfant plus pâle, de trois ans, rampa sous la peau de la tente, escalada les genoux du vieil homme, le regarda attentivement et ferma les yeux, serein.

- Sor’a, Veena et Imala, vos grand-mères sont venues aider les Waaras du Col Percé à une terrible période.

- Oh oui ! Vos oiseaux ! murmura la benjamine du groupe.

Les autres lui firent signent de se taire. Le conteur avait plongé dans ses souvenirs et s’ils voulaient toute l’histoire, il fallait que la magie du temps s’inverse et du silence.

"Nos amis, nos frères oiseaux avaient péris en nombre en passant au-dessus du Cône Sombre. Une colonne de feu en avait jailli transformant chaque Lié en torche éphémère de souffrances avant leurs morts.

Leurs Liés Waaras, déchirés par cette immense douleur, sautèrent dans le vide. La cohue fut indescriptible. Par la suite, nous dénombrerions trente ailés et autant de Waaras perdus pour notre communauté. Nos matriarches en avaient appelés à la Danseuse des Yorubeks, sur recommandation de notre chaman. Selon lui, elle seule pourrait tenter de libérer autant d’esprits traumatisés par leurs morts. Les Waaras avaient une vie rude et les morts brutales étaient courantes. Nos esprits l’acceptaient naturellement et nous n’avions pas de Danseuse. Ces morts étaient différentes. Le Cône Sombre était éteint. Rien n’expliquait cette tragédie.

Les enfants ne purent contenir un murmure comme une incantation:

- la Danse… dit l’un

- …de la Vie, ajouta la petite

-…à la Mort…indiqua l’ainée

-…Pour guider les Esprits…ajoutèrent en chœur l’enfant de trois ans et un garçon à la tresse verte.

Le conteur ne les entendit même pas.

"Ooko mon cousin et son vautour faisaient partie des défunts. En moi, se partager la douleur et la colère. J’étais impuissant et nous devions faire appel à des Yorubeks pour nous aider. Nous, les fiers Waaras ! Je n’avais aucun mépris pour les Yorubeks, pensais-je alors. Mais ce peuple des vallées ne connaissait pas nos montagnes; comment pourraient-ils aider les âmes de nos compagnons décédés sans les comprendre. J’étais jeune et imbu de moi-même. (petit rire)

Je suis venu à la cérémonie. Cet évènement rassemblerait tous les Waaras de l’adret de la Crête Bleue. De mémoire de Matriarches, aucun rassemblement de cette ampleur n’avait eu lieu en territoire Waaras. Nous étions de multiples petites communautés autonomes en ce temps-là. Notre chaman nous avait communiqué les règles strictes de la cérémonie: le silence était la plus importante. Quatre bûcherons l'accompagneraient pour battre le rythme de la Danse sur les énormes tambours de peaux huilées. Volontaires, ils avaient suivi un rituel spécifique afin d’entrer en résonance avec le chaman et de ne pas perdre la rythmique de la Danse.

En tant que membre de la famille des morts, je fus assis à la gauche de la scène, côté cœur, les Matriarches se trouvaient à droite. Au centre, nos invités d’honneur, les accompagnants de la Danseuse formaient un groupe hétéroclite et improbable : Deux femmes Yorubeks avec trois tresses colorées, les soeurs de la Danseuse. Je me tordis le cou pour essayer d’apercevoir leurs Liés : le reflet de la lumière dans les yeux du puma suffit à me décourager de scruter plus avant le fond de la salle. Au plafond j'aperçus furtivement, une chouette inconnue à l'écart de nos ailés. Derrière la plus brune était assis un Dourouz pâle au collier orné d’une touffe de poil roux (improbable pour ce peuple exclusivement lié à l’eau) et de deux dents de dauphins (d’après ce que j’appris plus tard). Un écureuil apparaissait parfois timidement à l’échancrure de son manteau. Derrière la plus pâle, j'aperçus un chaman Yorubek à la tresse bleue avec l’oiseau au plus gros bec qu’il m’est, à l’époque, été donné de voir juste à ses pieds. (N.D.A: un pélican)

Lentement le chaman se mit en action : Bam-bam, bam-bam, comme un vaste cœur qui battrait. Dès la première mesure, chacun se tut, humains et Liés. Un à un, les quatre autres tambours se joignirent à ce cœur.

Soudain, pam-palam-pam-palam-pam-pam, la Danseuse fit son entrée dans un tourbillon de sa cape jaune et verte, bras levés par-dessus tête, elle tournoya autour de la scène et jeta sa cape au centre.

Elle se figea, jambes écartées, mains sur les genoux, et visage radieux tendu vers nous. Chacun de ses membres se déplia tel un végétal s’éveillant de l’hiver : avant-bras vers le haut, mouvement ample du buste, poing serré droit tendu vers le ciel. Une pirouette, un bond et l’autre avant-bras de même. La lumière du feu en arrière-plan illuminait sa peau acajou comme d’une flamme intérieure. Trois virevoltes plus tard, elle ouvrait ses deux mains peintes d’encres sacrées, nous offrant des fleurs stylisées. Le rythme des percussions s’intensifia. (Je saurais plus tard qu’il s’agissait de la Danse de l’été). Sor’a était déjà en nage, son visage expressif tendu, ses yeux semblaient guetter des mouvements au-delà de ma perception. De ses fins doigts, elle se mit à tracer des dessins dans les airs, toujours en bondissant, voltant sur un pied en un perpétuel mouvement entre air et sol. Elle fit deux sauts périlleux arrière comme pour éviter un contact ennemi.

Je ne remarquais pas que ses sœurs se tenaient par la main, visages crispés, les yeux de la plus pâle fermés tandis qu’elle immergeait sa main dans un bac d’eau clair. Je vis en revanche les mains du chaman et du Dourouz se tendre vers leurs épaules.

La Danseuse récupéra d’un ample saut et jeté de bras sa cape au milieu de la scène et se drapa, démasqua à de plusieurs reprises. L’arrondi de ses bras caramels, ses tresses noires, verte, bleu et blanche tournoyantes, elle était tel un rayon de soleil jouant sur une cascade : scintillante, unique, multiple. Ses épaules se creusèrent tandis que ses bras s’ouvraient de part et d’autres mimant les oiseaux que nous avions perdus. Sa cape sembla s’enfler d’un vent qui n’existait pas. La retenant d’une main, elle tendit l’autre devant elle comme une muette supplique de la rejoindre.

La musique avait changé de mode à deux reprises. Elle était désormais plus lente avec des crissements tels de la glace, inexplicables venant des percussions. L’hiver clôturait toujours une Danse. Décrivant un lent cercle en martelant le sol de ses pieds, la Danseuse ouvrit grand les bras, sa cape figurant ses ailes, elle s’envola d’un incroyable saut et abattit sa cape au sol d’un mouvement immense, visiblement difficile, comme si elle n’était pas faite d’étoffe mais de roche. Elle s’écroula au sol sans plus la toucher.

Et je sentis un frisson de légèreté parcourir ma nuque et les spectateurs. Nous n’avions pas moins mal. J'essayais de comprendre. La châpe de malaises, celui des âmes tourmentées avait disparue. Elle releva la tête et planta ses yeux dans les miens sans vraiment me voir. Moi je la vis et ma vie en fut transformée à jamais.

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