Chapitre 29

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J’avais regagné mon appartement tôt ce soir-là, en espérant me coucher de bonne heure, histoire de récupérer un peu de mon manque de sommeil de la nuit passée. Mais au bout de quelques heures à tourner en rond entre mes quatre murs, je me résolus à l’évidence. Ma conversation inutile de la veille avec Yann m’avait marqué plus que je ne voulais bien l’admettre.

Il n’avait pas relevé lorsqu’il avait appris qu’il s’agissait d’un bar gay. Pas plus lorsqu’il avait compris que j’étais à présent “out”, vis à vis de nos parents. Sans doute avais-je imaginé que notre vie pourrait reprendre son cours, maintenant que j’avais fait le plus dur? Mais étais-je prêt à prendre le risque de briser notre famille pour autant?

J’avais toujours été un rêveur, planant comme un oiseau dans ma vie jusqu’à ce qu’elle soit inondée par la lumière de mon frère. Je n’avais jamais voulu que le bien des gens qui m’étaient chers, respectant ainsi l’harmonie créée. Qui m’avait été offerte. Leur rendre ce cadeau quand on savait d’où je venais, me semblait un juste retour des choses.

J’avais accepté de mettre ma vie entre parenthèse. De renier mes désirs. Le plus pur des bonheurs pour protéger celui des autres. Celui de ma mère surtout.

Mais…

Et moi dans tout ça?

Et nous?

Existait-il encore un nous, quelque part, dans un futur plus ou moins lointain?

Allongé sur mon lit, les jambes dépassant jusqu’à toucher le sol, je jouais avec mon téléphone. L’allumant. L’éteignant.

Je soufflai, profondément las de cette situation qui me rendait malheureux.

Je repensai à ce qu’avait dit Ed, le jeune que j’avais embauché pour le bar, l’après-midi même. J’avais eu la même tête que lui au quotidien. Vu qu’on ne voyait même pas le fond de son désarroi à lui, je n’osais pas imaginer à quoi je ressemblais. Ni à la joie de vivre qui m’avait transporté, il y a quelques années de cela.

Avais-je envie de continuer à me traîner, dans cet état comateux perpétuel?

Je n 'avais jamais été un lâche. Ni même égoïste. Mais…

Imaginant Yann à mes côtés, heureux à nouveau ensemble comme si le temps ne s’était pas écoulé, je décidai de passer le fameux coup de fil.

La tonalité sonna un bon moment.

Sa voix endormie décrocha.

  • Yann?
  • Hey…
  • Je te réveille?
  • Hum… c’est pas grave. Je faisais juste la sieste.
  • Une nuit trop agitée? fis-je semblant de plaisanter.
  • des révisions tardives…

Dans le fond, derrière lui, j’entendis le bruit d’une porte de chambre qui s’ouvre, et la voix d’une fille demander:

  • Yann, you’re up?

Ce à quoi il grommela un truc indistinct, sans doute accompagné d’un signe de la main, car la porte se referma derrière lui.

  • Je dérange… je te rappellerai plus tard…
  • Non! souffla-t-il d’un ton qui indiquait qu’il se redressait dans son lit. Non… reste là. C’est juste la copine de mon coloc, c’est rien. C’est… très bon de t’entendre.

Je ris. Malgré tout, certaines choses ne changeaient pas. Comme le besoin de retrouver cette bulle, pourtant éclatée aux quatre coins de la planète.

  • Je t’ai déjà eu au tel hier, mais…c’était bizarre.
  • Pragmatique.
  • Oui. C’était tout sauf nous. On n’est pas comme ça. Froids et détachés.
  • Pourtant… dit-il dans une grande inspiration, c’est le prix à payer frangin.

Il avait parfaitement raison. Et c’était moi qui lui avait demandé. Je ne pouvais pas lui en vouloir de se tenir à nos résolutions.

Sa voix n’était pas amère. Juste résignée. Ou pas bien réveillée. Je biaisai.

  • Encore beaucoup de temps avant d’avoir ton diplôme?
  • Un an.
  • Longues études…
  • Hum… oui.
  • Suffisamment longues, tu penses? demanda-t-il en me coupant le souffle.

Suffisamment pour quoi? Pour m’avoir oublié? Pour que je sois passé à autre chose? Ou pour que tout recommence…?

Lui manquais-je?

En moi, son visage m’apparut comme avant. Debout au bord de la mer, le regard fou et le sourire aux oreilles. Les yeux noirs de malice, de plaisanteries en ébullition, qui se posaient toujours sur moi, à un moment ou à un autre.

J’aurais donné n’importe quoi pour traverser l’Atlantique.

Sa voix, à l’autre bout du fil, se fit plus douce.

  • Désolé. Je n’aurais pas dû dire ça. Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise...
  • Non, le coupai-je, c’est toujours aussi dur, même après tout ce temps. J’ai… j’ai envie de te voir, ça me déchire.
  • Niels… dit-il, sa manière de prononcer mon nom remuant mon ventre d’un truc chaud et poignant.

J’entendis sa couette bouger, comme pelotonnée autour de lui.

Soudain, mon téléphone vibra, et passa en mode vidéo. Mon cœur s’arrêta.

  • Yann! m’exclamai-je, interdit. Non!
  • Bonjour chéri! me salua-t-il d’un grand sourire, sa tête ébouriffée apparaissant à l’écran.
  • Arrête ça! me débattis-je pour rejeter la vidéo sans couper la communication.
  • Pourquoi? demanda-t-il d’un air de chien battu. Je voulais te voir… Joli pyjama d’ailleurs! rit-il à la vision de mon t-shirt élimé passé sans calcul dans mes tentatives d’endormissement du soir.
  • Parce que… je ne suis pas…
  • Beau?
  • Voilà, bougonnai-je, le rouge me montant aux joues à ma propre vision.

J’étais tout sauf présentable, surtout pour une occasion aussi rare que celle-ci.

  • C’est comme ça que je t’aime tu sais, fit-il, un drôle de sourire barré traversant ses lèvres.

Je lui adressai un sourire désolé à mon tour. De ce que je renvoyais. De la tête que je faisais. D’être aussi loin de lui, aussi, depuis tout ce temps.

Je savais que le voir me ferais souffrir, une fois la connexion rompue. à sa manière de me dévisager, de m’observer sous toutes les coutures, à la manière qu’eurent ses yeux de s’accrocher aux miens comme pour me dévorer et se remplir de moi, je sus que pour lui non plus, rien de tout cela n’était facile.

  • J’avais promis de garder la distance… lâchai-je en levant les épaules.
  • Je ne suis pas si loin, tu vois.
  • Et ça ne te fais rien, à toi?
  • à ton avis? demanda-t-il en levant les yeux au ciel, étouffant un rire désabusé. Crois-tu vraiment que je sois de glace, de te savoir tout seul dans ton appartement, un soir d’été, alors que je suis si loin? Que je ne peux pas venir te serrer contre moi, sentir ton odeur, et enfouir ma tête dans ton cou pour m’endormir?
  • Arrête Yann… dis-je en sentant ma gorge se serrer et mes yeux se remplir de larmes.
  • Je connais, Niels. Je sais… ça me fait mal comme à toi. Mais on a décidé ensemble de notre vie.

Non Yann… Non.

J’avais pris la décision qui s’imposait à moi. à nous. Tu aurais tout essayé pour sauver notre histoire, quitte à devoir en briser d’autres. Je te connaissais trop bien. C’était tout toi ça, de t’inclure dans le choix de l’époque pour en diminuer mon fardeau.

Cette décision avait été la bonne. Et maintenant?

Je glissai la main sur l’écran, comme pour caresser son visage. Mon amour pour cette tête brune tambourinait dans ma poitrine comme pour s’en libérer. J’avais envie de le sentir contre moi, sa peau chaude sur la mienne, ses mains dans mes cheveux. Sa bouche sur la mienne.

Ses doigts rejoignirent les miens.

  • Tant de frustration, j’en crève… lâcha-t-il dans un souffle, ses yeux dans les miens.
  • Je sais que c’est cruel, mais j’aimerais tant que tu sois là, murmurai-je en soutenant son regard.
  • Arrr… fit-il en saisissant son oreiller contre lui de toutes ses forces. T’es dur...
  • Désolé…
  • Ne le sois pas, dit-il en se passant la main sur le front comme pour s'éclaircir les idées.
  • Si, je dois te donner l’impression de souffler le chaud et le froid. Je n’aurais pas dû t’appeler… conclus-je en m’apprêtant à raccrocher.
  • Attends!! s’écria-t-il à l’autre bout. Attends, je t’en prie... supplia-t-il. J’ai tellement besoin de te voir. Même si c’est pas bien. Même si ça me déchire… Mais à tout prendre, je préfère encore passer des nuits blanches à repenser à toi après t’avoir revu que de devoir t’imaginer fabriquer je ne sais quoi sans moi.
  • Mes nuits sont mal remplies… concédai-je d’un rire amer.
  • Je ne veux pas savoir! trancha-t-il d’un ton autoritaire. Je ne veux pas savoir... répéta-t-il presque meurtri. Chéri… sans toi c’est juste… une vie en parallèle. Elle est drôle, y’a pleins de gens sympas et tout, mais tu n’es pas dedans.
  • C’est toi qui est cruel là.
  • C’est la vérité…
  • Tu veux rester, là, sous la couette et qu’on discute un peu?
  • Tu avais prévu autre chose pour ta nuit?
  • Pour celle-ci non… Pas plus que pour toutes les autres à venir…
  • Ah… J’aime quand tu me parles comme-ça, rit-il en retrouvant des couleurs joyeuses sur son visage.

Nous passâmes un bon moment à nous dévisager, souraint bêtement comme deux idiots amoureux. J’avais perdu l’habitude de nos moments, mais ils revinrent si vite que j’en fus déboussolé. Même à des kilomètres d’écart, notre bulle se reforma. Vibrante. Brillante. Si intense et si belle que je ne vis pas les heures passer.

On vint le réclamer en arrière plan de notre conversation. Il se releva pour fermer la porte à clef. Je somnolais souvent, mais jamais assez pour perdre une minute de nous.

L’aube arriva en pointillé, alors que sa voix me berçait.

  • Bonne nuit Niels. Fais de beaux rêves. Je serai toujours là.

* * *

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