Chapitre 25

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L’appart que j’avais trouvé n’était pas fantastique, mais il était suffisant. Une retraite d’ermite avait dit Yann, la fois où il l’avait visité. La seule et unique fois. Il avait insisté. Pour porter mes cartons, avait-il dit. À sa manière, je crois qu’il voulait s’assurer de l’endroit. Savoir où j’allais passer mes soirées. M’imaginer y vivre, lorsqu’il ne serait plus là.

Il avait regardé partout. Et en même temps, je ne suis pas certain qu’il ait réellement vu. Il n’y avait que du vide à ses yeux. Tout cela lui était étranger. Défendu.

Il ne prononça pas un mot, lorsqu’il se colla derrière moi. Une dernière fois. Pas plus lorsqu’il posa ses mains sur mes hanches, sous mon sweat.

J’avais juste entendu sa respiration, profonde et retenue, alors qu’il m’avait semblé entendre un univers de mots bourdonner à l’intérieur de sa tête.

Nos corps s’étaient trouvés. Aimés. Si passionnément ce dernier soir. Avec l’abandon du désespoir. Avec la rage des nuits sans lendemain. Avec ces promesses non dites, ces mots qui ne franchirent pas nos lèvres. Si retenus. Si dévastateurs.

La sueur entre nous fut brûlante, les mains s’étaient enfouies dans la peau marquée par nos corps à corps, fous de désirs.

Nous n’aurions jamais assez l’un de l’autre. Les questions me hantaient. Combien de temps pourrions nous tenir, avec ces derniers souvenirs, ces dernières étreintes ?

La vision de Yann, les tempes baignées de sueur, les cheveux si noirs, collés par l’amour, son visage si près du mien que j’y lisais sa détermination à ne jamais m’oublier, reste aujourd’hui encore, gravée en moi comme à l’époque.

Je n’ai jamais su le remplacer. Ni jamais vraiment voulu.

Mais lorsque vous perdez pied, que les nuits sont longues, que vous ne voyez pas d’issue à la situation où vous vous enfoncez. Lorsque chaque jour se succède en ressemblant désespérément au précédent, la moindre lueur d’espoir vous est fatale.

Car on s’y raccroche. Car on espère.

Et lorsqu’un jour, une silhouette brune, grande et élégante, se retourne enfin, vous n’avez pas envie de briser l’illusion. Car cela aurait pu être lui. Même sans les joues rieuses. Même sans l’illumination de joie qui traversait ses yeux en se posant sur moi.

Alors pour ne pas être déçu, pour supporter l’absence, la froide désillusion de la réalité, pour ne pas admettre qu’il n’était plus là, pour nier farouchement le gouffre en moi à chaque fois que je repensais à nous, je fermais les yeux. Mon cœur. Mes espoirs.

Et je me berçais d’images. D’autres. Pas les anciennes, trop difficiles à ramener à la surface. J’imaginais son quotidien, moi-même dans les bras d’un autre. Qui lui ressemblait. Qui de dos, pouvait parfaitement passer pour lui.

Je ne connaissais pas Central Park. Pas plus que Broadway, ou toutes ces autres rues qu’on citait facilement. J’aurais pu ouvrir internet en street view, et me projeter pour de vrai. Mais à quoi bon ?

J’inventais des quartiers, en caressant une peau différente. Douce certes, mais tellement éloignée de la chaude étreinte qu’il me réservait lorsque nous nous frôlions.

D’autres auraient pu trouver cela masochiste. Cruel. Ou stupide.

C’était ma manière de préserver ma sanité. Ma promesse, faite des années auparavant. Promesse à moi-même avant tout. Pour ne pas devenir fou, et risquer à nouveau de tout briser, cette fois définitivement.

Je ris en moi-même. Qui aurait pu deviner la griffure brutale du manque, derrière mon masque si lisse. Je ne la voyais même pas, en me regardant dans le miroir. J’avais si parfaitement travaillé ma façade, pour tant de raisons, que de l’extérieur, je devais paraître froid. Impassible.

Anesthésié, pensais-je en redressant la tête vers mon interlocuteur.

- Tu vas faire quoi lorsque tu auras terminé tes études ? me demanda mon collègue de comptoir bavard, tandis que j’enfilai mon tablier de sommelier un samedi soir.

J’avais considéré la question une paire de fois auparavant, sans parvenir à décider. L’attrait du métier avait fané avec le temps. Les raisons pour lesquelles j’avais emprunté cette voie, aussi.

- Je verrai, répondis-je simplement en inclinant la tête pour diluer ma réponse.

Ce qui en général coupait court à toute poursuite de discussion. Je ne me départissais que rarement de mon calme. Plus rarement encore discutais-je de ma vie privée.

J’ajoutai un rapide sourire discret, afin de ne pas le froisser, et entrepris de récupérer les verres à destination de la plonge.

L’hiver avait passé, laissant place à un printemps agréable. Les soirées rallongeaient, et les horaires de fréquentation du bar à vin aussi. D’ici quelques mois j’aurais à choisir ma voie. Officier dans un restaurant chic, ou dans un établissement tel que celui qui m’offrait de quoi payer mon loyer.

Cela semblait facile. Je pouvais me laisser glisser et saisir n’importe quelle opportunité. Mais au fond de moi, ce n’était pas ce dont j’avais envie. Sans vraiment réussir à mettre le doigt sur mon rêve ultime.

Je finis mon service ce soir-là, en me projetant dans différentes directions.

- Vous êtes bien songeur, ce soir, avait commenté un habitué en costume cravate.

Un grand et bel homme, aux mains à mon goût. Mais je ne draguais jamais sur mon lieu de travail. Je n’aurais jamais pris un tel risque. Mais je prenais du plaisir à contempler. Surtout celui-ci, aussi grand et brun que Yann l’était.

Je contins un sourire à sa pensée.

Nous n’avions convenu de rien. N’avions fait aucune réelle promesse. Il était libre de remplir ses nuits, sa vie, comme il l’entendait.

Je faisais parfois de même, sans réussir à voir au-delà de lui.

C’était une sorte de triche, à double tranchant. Les après-coups étaient parfois douloureux, en repensant à nos heures anciennes. Celles remplies de nous.

Mais avec le temps et l’habitude, j’avais fini par accepter ma propre décision.

Je savais pourquoi je l’avais prise.

J’appelais rarement Yann. Le manque était insupportable. Nous n’arrivions pas à nous satisfaire de la distance, ni l’un ni l’autre. Aussi, nous avions opté pour des conversations familiales. Bon enfant. Tout en sachant bien ce que nous aurions réellement souhaité nous dire.

L’absence. Le désir. Le besoin de l’autre si vital qu’il était dur de respirer parfois.

Il était si évident que nous étions faits l’un pour l’autre...

Alors, car il était plus facile de poursuivre sans toucher du doigt tout cela, nous avions trouvé ce terrain d’entente tacite. Sans nous concerter. Et avions espacé nos contacts avec le temps.

Étrangement, il était plus aisé de vivre dans un état de quasi-coma volontaire qu’en pleine possession de ses facultés de discernement.

- La vie m’a appris à peser mes actions avec sagesse, répondis-je alors avec flegme, à l’homme brun au comptoir qui se contenta de ma réponse d’un hochement de tête

* * *

Lorsque je sortis ce soir-là, mon service terminé, je n’eus pas envie de rentrer chez moi. Avoir repensé à Yann me travaillait. Me brûlait. Je ne voulais pas être seul. Aussi, empruntant le chemin connu le long du boulevard, je pris la direction familière du Soho’s.

J’arrivai un peu tôt, par rapport à d’habitude. Me débarrassant de mon manteau sur une chaise, je commandai un verre au patron mal embouché.

Il n’avait pas changé, toujours aussi pitoyable avec sa clientèle. Mais les gens ne venaient pas pour lui. Ils venaient pour l’ambiance. Pour se retrouver, dans cet endroit aux repères précaires mais combien salvateurs parfois.

Des habitués que je connaissais à présent, discutaient à côté de moi, sans me prêter attention.

- Le Soho’s va fermer, se lamentait un jeune homme aux boucles châtain auprès d’un étudiant en sport étude.

- Déconne-pas Matt, le vieux est clairement pas doué pour le commerce, mais de là à tout plaquer…

- Il paraît qu’il en a ras le bol. Trop donné, continua le mec bouclé le regard noyé dans son verre devant lui.

- On va aller où alors ? Au « mille et une pattes »? C’est à mourir comme endroit. Et c’est mal famé.

- Je sais… J’ai failli me faire casser la gueule une fois parce que j’avais refusé de me faire approcher d’un peu trop près.

- Y’a le « Bear’s », sinon…

Le bouclé éclata de rire.

- Je ne corresponds pas vraiment au profil ! Toi à la rigueur, si tu t’y mets vraiment…

- Matt, c’est pas trop mon créneau, mais si y’a que ça pour te faire plaisir !

- Hum… fit le dénommé Matt en dévisageant son collègue comme s’il n’était qu’un choix par défaut. Non, ça ira, merci !

Le patron récupéra des verres vides en leur tirant une tête de dix pieds de long, leur signifiant le peu d’estime qu’il avait pour eux et leur insatisfaction à l’annonce de la prochaine fermeture.

Je sirotais mon verre tranquillement. Étrangement lentement. La salle se remplit au fur et à mesure, et je vis arriver derrière le bar Yvanna, sans ses habits de gala. En jean et en basket. Il m’adressa un signe de tête, mais personne ne sembla le reconnaître, non maquillé ni déguisé.

Il vint s’asseoir à côté de moi.

- Pousse tes fesses, beau blond, si tu ne veux pas que je me les approprie.

Je m’exécutai avec un sourire rapide. Il avait cette manière de parler très franche qui me plaisait bien. Sans faux semblants, ce qui était plutôt ironique le concernant.

- T’as entendu la nouvelle ? me demanda-t-il en passant ses doigts dans ses cheveux courts.

- C’est pas qu’une rumeur ?

- Non, dit-il en trempant ses lèvres dans un verre évasé, l’air suspicieux. Ce cocktail est vraiment dégueu. Il nous fait vraiment un bouquet final, le papy !

- Tu vas aller où après ?

- Ça dépendra, si quelqu’un de pas trop con reprend le Soho’s, je resterai peut-être. Mais je doute que quelqu’un puisse lui laisser l’ambiance actuelle. Tout le monde veut toujours imprimer sa personnalité dans les lieux. Et honnêtement, je ne sais pas comment il a fait le vieux pour que ce soit les clients qui se l’approprient, mais c’est sans doute la seule chose de correcte qu’il ait fait de sa vie.

- C’est sans doute un timide grincheux au fond de lui ! ris-je en jetant un coup d’œil sous cape au patron.

- Ou un réel amateur de mon art et de ma grâce… répondit-il l’air rêveur, sans plus vraiment me parler à moi.

Je ris davantage, et partis à mon tour dans mes réflexions. Oui. Ça serait bien si quelqu’un pouvait faire perdurer cet endroit. Et continuer à servir de repaire à ceux qui en avaient besoin. Des gens comme moi, qui savaient pertinemment ce qu’ils attendaient sans savoir quand ils auraient le droit d’y toucher. Moi et tous les autres.

Regardant autour de moi, je vis le timide Mickey, toujours en train d’essayer de s’affirmer. Et d’oser enfin, inviter quelqu’un qui lui plaisait. J’en vis d’autres, venus simplement trouver un morceau d’appartenance, et se rendre compte qu’ils n’étaient pas seuls. Qu’il existait sur Terre des endroits où être gay n’était pas montré du doigt. Un endroit où ils ne seraient ni jugés ni discriminés. Un endroit sécurisant.

Une sorte de boule d’injustice se forma en moi. Qui pouvait dire ce qu’un nouveau propriétaire ferait. La même chose ? Rendrait-il le bar élitiste, afin de faire monter son chiffre d’affaire et rentabiliser son investissement ? Quelle serait la tournure des évènements, s’il y avait un nouveau code, un nouveau concept, moins gay et plus mainstream ?

Non pas que je n’aime pas la nouveauté. Mais j’avais tellement trouvé de sérénité à venir ici, que je ne m’imaginais pas devoir m’adapter. Et à lire les expressions des habitués, je n’étais pas le seul à m’inquiéter.

En rentrant chez moi ce soir-là, je réfléchis longuement. Au bout de plusieurs heures, où je ne dormis pas, je pris une décision surprenante.

J’allais proposer au vieux de reprendre le bar.

* * *

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