Chapitre 19

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Les jours suivants, Yann s’employa à faire la tête. En attente d’un pardon paternel qui ne vint jamais. Les deux étaient aussi têtus l’un que l’autre, chacun se pensant dans son bon droit.

Les cousins prirent des pincettes pour lui parler, et Yann prenait à chaque fois un malin plaisir à ne pas leur répondre.

Mais dès qu’il se tournait vers moi, je voyais un clin d’œil discret illuminer son sourire goguenard.

L’affaire se tassa finalement, au fil des activités et de la fin des vacances à Carnac qui se profilait. Les repas dans le jardin, les promenades en vélo, les après-midi à la plage avaient repris leur cours, puis laissé place aux grands préparatifs des valises.

Si certains avaient le cœur gros de devoir attendre l’année prochaine pour revivre des aventures d’été, moi j’étais plutôt content.

J’en avais assez de devoir m’éclipser, chaque fois que je voulais un peu d’intimité avec Yann. De supporter mes nuits, qui devenaient des tortures à force de retenue. Je surveillais chaque geste. Presque chaque parole. De peur que quelqu’un, un jour, ne se rende compte qu’on ne faisait pas ça, entre frères. Même si nous ne l’étions pas vraiment, quand ça nous arrangeait.

J’en avais aussi assez de sentir le regard de ma mère me suivre partout. Comme si elle tentait, par le simple effet de sa pensée et de son inquiétude, de m’empêcher de participer aux jeux idiots de mon frère. Dans un environnement familier comme notre maison, sans doute se détendrait-elle un peu.

Enfin, je l’espérais.

J’avais vu son regard se noircir d’angoisse, au fil des jours. De calculs idiots. Qui m’avaient broyé le ventre. Comme si elle se demandait, à présent, si notre proximité était finalement une bonne chose.

Je voyais ses yeux, passer de Yann à moi. Et faire le chemin inverse. Je n’y décelai aucune suspicion sur nos activités « annexes ». Mais des projections. Sur la prochaine étape de mon évolution. Elle craignait que je ne dévie. Du droit chemin. Des zones blanches. De la sécurité où elle me voulait, pour toujours. Elle ne voulait pas que je revive, si elle pouvait l’éviter, les souffrances qu’elle-même avait endurées.

C’était en grande partie pour cela que je ne voulais pas qu’elle en sache trop sur nous. Je ne craignais pas de rejet quant à mon inclinaison. Mais plutôt qu’elle n’aille imaginer le pire. Car pour le coup, tous les fantasmes d’une vie protégée qu’elle avait pour moi voleraient en éclat, quand elle m’envisagerait sauter à pieds joints dans un grand bain d’incertitudes.

Pourtant, il était hors de question qu’elle nous sépare. Ni qu’elle se tourmente, à cause de cela.

Je ne voulais pas qu’elle remette en question quoi que ce soit. Et qu’elle en vienne, un jour, à prendre des décisions radicales comme je la soupçonnais de savoir faire, lorsqu’il s’agissait de moi.

Pour mon bien, toujours. Même si cela pouvait détruire le sien.

Alors je tentais de modérer mon enthousiasme en public, pour le laisser éclater en privé. Quand je le pouvais.

Yann avait bien compris mon manège. Et même s’il était parfois blessé de ma distance, il ne le montrait pas.

N’empêche. Je savais.

* * *

Je regagnai notre maison avec une joie non dissimulée, après un trajet de quatre heures et demie. Yann avait, pour l’occasion, cessé de faire semblant, et s’était lancé dans un concours de chansons yaourts avec son père, ce qui avait forcé ma mère à jouer avec la radio plus que de raison.

La grande façade blanche me surprit, lorsque nous nous garâmes devant à la nuit tombée. Comme si elle avait changé.

Alors que ce n’était que moi.

Les parents avaient concocté un pique nique de fortune avec les restes du voyage, puis chacun, fatigué, s’était retiré dans ses quartiers. À l’étage, nos valises furent abandonnées sur la vaste moquette du palier devant nos chambres, éventrées par la recherche d’un chargeur de téléphone ou d’une brosse à dent.

Sorti de la douche, je traînais sur mon lit, ma guitare retrouvée à la main. Je ne jouais rien de bien précis, laissant mes doigts naviguer au gré de mes pensées. Simon & Garfunkel, The sound of silence, reconnus-je à ma propre surprise, au bout d’un moment.

Il y avait un aspect rassurant à savoir que la vie normale allait reprendre. Avec Yann dedans, comme avant. À quelques exceptions près.

Non pas que les vacances m’aient déplu. Au contraire. Mais en moi, je sentais que lui comme moi, avions hâte de passer à autre chose. Comme une forme d’engagement.

À vivre ensemble. Comme un vrai couple. À pouvoir décider de quand sortir. Pour aller voir le dernier film au cinéma. Pour déambuler n’importe où, main dans la main. Épaule contre épaule. Sans peur. Sans timing. Sans regard soupçonneux.

La zone blanche qu’était la maison, aux yeux de ma mère, nous offrait la plus belle des protections.

Cela me fit penser à une nouvelle de Maupassant, « La lettre ». Où l’on cherche une lettre contenant des secrets d’État dans une pièce close pendant tout le livre. Alors qu’elle était juste sous leurs yeux. Seule le ton de l’enveloppe a été modifié, la transformant en lettre d’amour que l’on n’oserait ouvrir de peur d’être indiscret, chamboulant inconsciemment la perception des enquêteurs.

Nous étions cette façade. Cette relation fraternelle dissimulant un abyme de sentiments plus complexes.

Invisibles, parce que parfaitement exposés.

Étais-je fou ou irrationnel?

J’étais amoureux.

Et sans doute qu’à cet âge on ne réfléchit pas bien. Compterai-je sur Yann pour m’aider à enrober la farce théâtrale ? Il le fallait bien. Même si, en moi-même je savais qu’il ne serait pas le plus habile de nous deux.

Je ne pus pas m’attarder sur les longs mois à venir, où j’aurais tout le loisir de peaufiner mes talents de comédien. Même s’il n’était pas dans ma nature de contourner les lignes droites.

Car dans mon dos, la porte s’entrebâilla. Et mon frère passa sa tête brune et mouillée.

Je lus dans ses yeux qui cherchaient les miens, tout ce que j’avais laissé à Carnac. Le sourire. Le soleil qui lui avait doré la peau. Et cette envie pressante de raccourcir la distance entre nous. Le courant électrique nous parcourut, quand bien même nous ne nous touchions pas encore.

- Tu m’acceptes ? demanda-t-il d’une sorte de timidité inconnue.

J’inclinai la tête, pour mieux l’observer. Je ne fus pas déçu, observant l’ombre d’une inquiétude subite passer sur son visage. Je souris franchement.

- Mi casa es tu casa.

- Tu parles espagnol, maintenant ? dit-il en s’asseyant sur le bord de mon lit.

- Pas vraiment. J’aime bien les langues, mais celle-ci je l’ai chopée en regardant la casa del papel en VO.

- Où tu n’as rien compris, avant de remettre la VF !? s’esclaffa-t-il en s’étalant de tout son long à côté de moi.

- Je ne suis pas comme toi. J’y arriverai, même si c’est chaud. Ils parlent super vite.

Il ne dit rien pendant un moment, ce qui n’était pas dans ses habitudes, se contentant de goutter silencieusement sur ma couette. Les mouvements de son ventre nu, à chaque respiration, m’hypnotisaient, mais je me concentrais sur la bouillie de chanson que je gratouillais sur ma guitare.

- Ça ne te fait pas bizarre d’être rentré, demanda-t-il au bout d’un moment.

- Ça manque de bruit, répondis-je en riant doucement. Je me demande si Bertrand l’a mauvaise que tu ne lui aies pas accordé un regard après le coup du tumulus.

- Ne me parle pas de cette andouille. Je n’aime pas les faux jetons. J’aime les gens droits. Sincères. Comme toi, grommela-t-il en cachant son visage dans son coude.

Je ris encore. Il n’aimait décidément pas perdre. Je posai ma tentative de musique, et me tournai vers lui. Flanc contre flanc.

- Pour te répondre, j’aime bien nous savoir tous les deux ici. Certes il y a moins de distractions, moins de brouillage, mais au moins nous n’avons pas à faire attention, une fois la porte fermée.

- J’adore ces marches en bois qui grincent au moindre pas ! répondit-il dans un grand sourire en soulevant son bras pour me regarder.

- Et puis, j’ai l’impression que ma mère va se détendre, ajoutai-je dans un calme que je ne ressentais pas.

Il ne s’y trompa pas. Se redressant, il m’entoura de ses bras, et murmura tendrement à mon oreille :

- Je ne laisserai jamais rien se mettre entre nous.

Je tournai la tête, et embrassai sa joue humide.

- C’est une sorte de miracle. Je crois que je ne m’en rends vraiment compte que maintenant, confirmai-je dans un souffle.

- Laisse-moi te montrer à quel point je suis réel… dit-il en me renversant doucement sur l’oreiller.

Et de poser ses lèvres sur les miennes. Lentement. Les yeux ouverts. Pour s’imprégner de mon visage ébloui.

- Tu es si beau… murmura-t-il en enfouissant son nez dans ma clavicule, le souffle ému.

Je resserrai mes bras autour de son cou, mon corps soudé au sien. Ses mains sur mes hanches descendirent le long de mes cuisses. Sa respiration, dans mon cou, se faisait plus pressante. Comme s’il recherchait une forme de certitude. De soulagement à une anxiété sans forme.

Je saisis son visage, et caressai sa bouche du pouce. Ses joues. Ses pommettes. Les yeux noirs que j'adorais, brillants, m’enveloppaient de leur désir. De son amour.

Je l’embrassai à mon tour. Puissamment. Éperdument.

Cette première nuit entre nos draps éparpillés, noyée dans l’obscurité du ciel par la fenêtre, marqua le début de beaucoup d’autres.

Le début de notre abandon total. L’un à l’autre. Avec un tel plaisir, un tel soulagement, qu’il nous était vital.

Dans la pénombre, je caressai les mèches de cheveux encadrant le superbe visage brun endormi. En chantonnant du bout des lèvres une mélodie inventée. Qui parlait. De lui. De nous. Et de la sensation d’avoir touché les anges, pour qu’ils m’aient accordé un tel bonheur.

* * *

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