Chapitre 3

16 minutes de lecture

Une lueur réveilla Néria. La gorge sèche, les membres endoloris, fiévreuse, elle cligna des yeux et vit Ellane qui, armée d’une lampe, étudiait son visage.

« Que fais-tu ? Quelle heure est-il ? »

Sans répondre, Ellane continua son inspection, descendit vers le cou, les bras, souleva les draps pour atteindre les pieds. Cette esclave ne connaissait plus sa place. Néria trouvait déjà pénible qu’elle la réveille le matin, mais elle s’y mettait aussi la nuit, et sans raison !

« Tourne-toi sur le ventre.

— Pas question.

— Montre-moi ton dos

— Puisque tu es là, apporte-moi de l’eau, je meurs de soif. Peut-être une de tes tisanes…

— Que ressens-tu ?

— Je me sens mal. Laisse-moi dormir ! »

Au grand soulagement de Néria, Ellane la quitta. Mais elle revint trop vite, précédée de Néphalie. Elle aussi approcha sa lampe du visage de Néria, étudia son front, ses yeux, descendit vers le cou.

« Que se passe-t-il ? »

Sans répondre, Néphalie poursuivit son examen. Le halo lumineux glissa sur les bras, les jambes, les pieds. D’une main ferme, elle appuya sur l’épaule de Néria pour la basculer sur le côté, dégagea la nuque, écarta l’encolure de la chemise de nuit, puis posa sa lampe sur la table de chevet et s’assit sur le lit.

« Tu as contracté la Nymphose.

— Ce n’est pas possible ! Tu te trompes.

— Tu en portes les signes, cette rougeur autour des yeux, sur la ligne médiane du visage, le long du corps, les taches violacées sur les membres et le dos. Lève-toi. Ellane, va préparer Anaëlle. »

Sans un mot, comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle au monde, l’esclave sortit de la pièce.

« Pourquoi Anaëlle ?

— Tu avais raison, c’est une Rêveuse. »

— Mais comment est-ce possible ? Vous nous avez adoptées ?

— Bien sûr que non. Je vais te chercher des habits, les tiens attireraient l’attention. »

Mille questions troublaient Néria, mais Néphalie était déjà partie. Elle repoussa les draps et posa ses pieds, parfaits dans leur forme, adaptés à leur fonction, sur les dalles fraîches. Elle se souvint du monstre exécuté le matin même, difforme, boiteux. Ses jambes enflées, douloureuses, incapables de la porter. Bientôt, Néria ressemblerait à cette créature hagarde. Elle frappa le lit d’un poing rageur. À quoi bon être la fille d’un Plus-Que-Pur ? Néphalie revint, un tas de loques à la main. Néria se demanda s’il s’agissait des habits d’une servante ou de ceux d’Ellane. Un frisson de dégoût parcourut son échine. Néphalie les lui tendit et lui intima de se dépêcher. Se dépêcher pour quoi ? Vers où ? Que pouvait espérer une personne atteinte à part être engloutie dans un trou noir ?

Néria enfila les vêtements, qui malgré leur aspect, sentaient la lavande. Néphalie arrangea un voile sur la tête de sa fille et ajusta une ceinture. Puis elle sortit de la bourse, qu’elle portait attachée à sa taille, un couteau gainé de cuir. Elle l’accrocha et le dissimula sous les pans de la veste.

« Prends ce souvenir de moi. J’espère qu’il te protégera.

— Je ne saurais pas m’en servir.

— Tu sauras si tu n’as pas d’autre choix. »

Puis elle égrena des instructions. Néria peinait à écouter, mais sa mère la harcelait, l’obligeait à répéter, vérifiait qu’elle avait tout compris.

« Rue Shazilo, tu trouveras une vieille masure abandonnée : tu la reconnaîtras aux restes de peinture bleue sur les volets. Dans la maison, tu verras une armoire appuyée contre un mur. Tu la pousseras. Elle dissimule une niche. Cache-toi à l’intérieur et remets le meuble en place. Quelqu’un viendra te chercher. Tu m’entends ? Ne fais rien de stupide. Cache-toi et attends. »

Néria ne reconnaissait pas sa mère en cette personne déterminée, elle qui, dévastée depuis la mort d’Arhel, parcourait la vie comme une ombre.

« Je ne suis jamais sortie seule.

— Tu ne seras pas seule, Anaëlle t’accompagne.

— Anaëlle ?

— Néria, secoue-toi ! Anaëlle ne peut pas rester ici non plus.

— Alors, nous allons nous cacher.

— Exactement !

— Et puis après ?

— Un homme de confiance viendra vous chercher et vous aidera à sortir de la ville. »

Les alentours de la cité, attrayants jusque-là, synonymes d’aventures, parurent soudain menaçants et remplis de pièges mortels.

« Sortir de la ville ?

— Néria ! »

Un feulement de bête enragée. Néria recula. Néphalie la saisit aux épaules.

« Tu dois survivre ! Tu vas te débrouiller et tu vas survivre. Et un jour, nous nous retrouverons. Tu m’entends ?

— Oui, ne t’inquiète pas, j’ai compris. »

La mère serra un instant sa fille dans ses bras puis la libéra.

Elles sortirent sur le palier. La chambre de Valtérone, à l’extrémité du couloir, exsudait un halo menaçant. Elles ne pouvaient savoir s’il était endormi, car il travaillait parfois très tard. Pour atteindre l’escalier de service, il leur faudraient aussi passer devant les chambres des domestiques, au sommeil léger et à la loyauté incertaine.

Elles y renoncèrent et, leurs sandales à la main, empruntèrent l’escalier principal. Elles traversèrent le séjour. Le bois patiné des meubles, effleuré par la lueur des lampes, y luisait dans l’obscurité. Ellane les attendait dans la cuisine en compagnie d’Anaëlle qui, sa poupée de chiffon pendue au bout de son bras, les yeux rouges et l’air terrifié, observait les adultes en silence. Néria réprima le désir de la réconforter. Elle se harnacha d’une gourde et d’un sac en bandoulière, que l’esclave lui avait préparés, puis chaussa ses sandales.

Néria, le cœur battant, retint son souffle tandis que sa mère soulevait le loquet de la porte d’entrée. Le frottement du métal sembla se répercuter dans toute la maison et la porte grinça sur ses gonds. Néphalie sortit la première. Elles s’engagèrent l’une après l’autre dans le passage de service. Leurs lampes brillaient avec la vigueur de feux de joie. Valtérone n’aurait qu’à jeter un coup d’œil en bas pour les voir.

Lorsqu’elles atteignirent la petite porte du mur d’enceinte, Néria attrapa le bras de sa mère et murmura :

« Et le garde ?

— Je l’ai payé. »

Néphalie introduisit sa clé dans la serrure, ouvrit la porte et poussa sa fille à l’extérieur. Néria se retourna. Elle aurait voulu l’embrasser une dernière fois, mais elle ne put que contempler la porte close.

Un instant, elle jouissait de la sécurité et du confort de la demeure familiale, l’instant d’après, elle se retrouvait sans protecteur sur la place désertée. Une lampe à huile reposait dans la main de Néria. Un récipient en argile, rempli d’un liquide d’un jaune verdâtre. Une mèche, lovée en son sein, serpentait jusqu’à la rainure qui la guidait à l’air libre. Une flamme dansait à son extrémité, arme dérisoire contre l’obscurité de la nuit, de ces nuits tendres qui font souvent suite à la canicule du jour. La lune la regardait de son sourire en coin.

Néria sentit soudain qu’elle allait s’écrouler, se froisser comme un drap tombé au sol. Sans la chaleur de la main lovée dans la sienne, elle l’aurait fait. Elle se souvint de la dernière fois où elle avait vu la main d’Arhel, sa main rougie qui dépassait de la couverture. Qui sait ce que la maladie lui réserverait, mais avant de sombrer, elle sauverait Anaëlle.

Elle inspira, expira et avança d’un pas. Ses membres douloureux rechignèrent au début, mais après quelques minutes, elle cheminait d’un pas pressé, la tête baissée comme une servante, l’enfant à sa traîne. Elle devait d’abord trouver le passage secret que sa mère lui avait indiqué et traverser le mur d’enceinte du Quartier Élevé, sans emprunter les portes gardées à toutes heures.

Elle atteignit une impasse, vit le puits asséché et, adossé au mur d’enceinte, un pistachier rabougri bordé de romarins. Il dissimulait une ouverture étroite et basse. Elle y entra la première, rampa dans le tunnel dépourvu de toiles d’araignées et déboucha derrière un olivier, entouré lui aussi de buissons. Accroupie, elle jeta un coup d’œil entre les branches. Personne. Elle appela Anaëlle à voix basse. L’enfant la rejoignit. Elles sortirent de leur abri et s’engagèrent dans la rue. Peu de temps après, elles atteignirent un secteur pauvre qu’elles n’avaient jamais fréquenté. Des masures se serraient les unes contre les autres, séparées ici et là par des passages exigus à l’agencement fortuit. La première à gauche… La deuxième à droite…

« Hé là, petite ! Où cours-tu si vite ? »

Trois gardes s’étaient dissimulés pour boire à leur aise dans un renfoncement.

« Dame Yarine m’envoie faire une course urgente. »

Elle espérait qu’ils seraient trop saouls pour bouger et s’éloigna. Elle s’efforça de garder son calme, une technique qui lui avait réussi le matin même. Mais des pas lourds se rapprochèrent et une main rude lui saisit le bras.

« Tu as bien le temps de nous faire un petit câlin. »

Un des gardes la regardait, un sourire jaune étalé dans sa barbe brune. Il exhalait d’écœurants effluves d’alcool et de crasse. Elle tenta de se dégager, mais la poigne resserra sa prise.

« Reste tranquille ou on te file une raclée en plus. T’as intérêt à pas broncher, crois-moi. Laisse la petite ici et viens. »

Les deux autres s’approchaient.

La lampe tomba et se brisa. Néria sortit son couteau et le ficha dans le bras qui la retenait prisonnière. Le garde hurla de douleur et la lâcha.

« Traînée, tu vas dérouiller. »

Les gardes l’encerclaient déjà. Elle les menaça de son arme ensanglantée. Elle se trouva stupide de ne pas l’avoir planté dans un ventre. Son agresseur semblait à peine incommodé. Elle tournait sur elle-même, Anaëlle accrochée à son vêtement. La fillette sanglotait.

L’un des hommes dégaina son sabre :

« Jette ton couteau ou je tue la gamine. »

La main de Néria trembla. Le couteau tomba sur le sol sablonneux avec un bruit mat.

« Cours, Anaëlle, va-t’en ! »

Le garde blessé se jeta sur elle, attrapa son coude, se glissa derrière elle et l’étrangla de son bras valide.

L’enfant, petite et vive, s’élança. Néria crut qu’elle allait réussir, mais l’homme au sabre la cueillit au vol.

Néria se débattait, frappait le bras qui l’étouffait. L’étreinte se resserra. Elle ouvrait la bouche, mais l’air ne passait pas et ses mouvements s’affaiblirent. Soudain, le garde qui la maintenait poussa un hurlement de douleur et la relâcha. Elle s’écroula. À quatre pattes, elle respira à grandes goulées. Son agresseur gisait, la gorge tranchée. La main épaisse aux ongles noirs, qui quelques instants auparavant s’était refermée sur son bras, griffait la terre et les yeux vitreux du cadavre fixaient le ciel étoilé. La langue rouge dans sa bouche ouverte, les lèvres charnues, les joues rebondies mangées par la barbe… un oursin géant rejeté par la mer, ses entrailles béantes. Un cri strident retentit et elle se couvrit les oreilles.

Un monstre, moitié homme, moitié fauve, avait éventré un autre garde et menaçait le troisième. Ce dernier gardait toujours Anaëlle en otage et tenait la bête à distance avec son sabre.

Alors que le tigre et le garde dansaient une bourrée macabre, Néria, toujours à quatre pattes, chercha le couteau à tâtons. Elle en saisit le manche, courut vers le soldat, l’arme levée, un hurlement sauvage à la gorge. Le monstre profita de la diversion pour se jeter sur son adversaire. Néria rengaina son couteau, s’empara de l’enfant tombée au sol et s’enfuit, poursuivie par des râles de souffrance.

Terrifiée, elle réussit pourtant à suivre les instructions et arriva à bout de souffle à l’endroit indiqué par sa mère. Anaëlle ne pleurait plus. Néria la déposa et lui recommanda le silence d’un doigt sur ses lèvres. La rue paisible semblait dormir d’un sommeil profond, ses habitants inconscients de l’horreur qui s’était déroulée à quelques mètres de là. Elles progressèrent à l’ombre des taudis et parvinrent bientôt à une masure aux volets d’un bleu délavé.

« Reste ici.

— Non, ze ’este pas seule.

— Bon. S’il y a un problème, cours te cacher dans le passage derrière le romarin. Je viendrais t’y chercher. »

L’habitation avait un air encore plus pitoyable que les autres. Néria souleva le loquet de la grossière porte de bois qui glissa sur ses gonds. Elles pénétrèrent dans la masure. Avant que la porte ne se referme, elles entrevirent une table et trois chaises, l’une d’elles renversée sur le sol et, adossée sur le mur du fond, une armoire délabrée. Elles restèrent un instant immobiles dans l’obscurité. La pièce poussiéreuse sentait le renfermé. Anaëlle éternua.

« Chut !

— Z’ai pas fait exp’è. »

Un bruit léger de pattes qui griffaient le bois divulgua la présence de souris ou de rats. Anaëlle toujours agrippée à sa tunique, Néria se dirigea vers l’armoire. Les bras tendus, ses pieds glissaient sur le sol de terre battue. Elles atteignirent le meuble, Néria s’arcbouta contre son flanc et poussa. Peu à peu, elle réussit à dégager un espace suffisamment large. Elle hésita un instant, saisie d’appréhension à l’idée de s’insérer dans ce trou noir.

« Il faut se cacher, attend’e le monsieur qui viend’a nous sauver. C’est mamie qui l’a dit. »

Néria acquiesça d’un signe de tête invisible et caressa la douce chevelure de l’enfant. Puis elle détacha la main agrippée à sa tunique et la prit dans la sienne. Elle pénétra la première, de profil dans l’espace étroit. Anaëlle la suivit. Elles pouvaient s’y tenir debout. Néria trouva une poignée fixée au dos de l’armoire. Elle la tira, mais le meuble bougea à peine. Elle envisagea de la laisser ainsi.

« Mamie a dit de la ’emett’e à sa place.

— Je sais. »

Néria s’empara de la poignée des deux mains et recula. Le meuble progressait avec une lenteur accablante.

Après l’avoir remis à son emplacement original, elle regarda autour d’elle sans rien voir. Épuisée, elle se laissa glisser sur le sol et s’adossa au mur. Anaëlle se blottit contre elle.

« Tout va bien. Nous avons réussi. Je suis désolée que tu aies vu… Certaines personnes sont mauvaises, d’autres, généreuses comme l’homme qui va venir nous chercher. Tiens, bois un peu d’eau. »

L’idée de cet homme, prêt à braver les plus grands dangers pour les secourir, lui donna envie de pleurer. Seuls les bruits de pattes aux ongles griffus perturbaient le silence. Néria, qui devait montrer l’exemple, retint l’envie de hurler et de se jeter sur l’armoire pour sortir de cette trappe hermétique. D’une main tremblante, elle ouvrit la gourde.

« Z’ai peur. »

À ces mots, Néria éclata en sanglots et Anaëlle l’imita aussitôt.

« Moi aussi, j’ai peur… mais le plus dur est passé… et nous sommes ensemble… »

Les bêtes qui peuplaient les interstices de la maison en étaient les vrais propriétaires, les seuls habitants légitimes de ce taudis. Elles-mêmes le quitteraient bientôt. Lorsque les pleurs se calmèrent, Néria ressentit une terrible fatigue. Elle s’allongea sur le sol crasseux et invita Anaëlle à l’imiter. Elles s’endormirent, emportées par le sommeil profond et irrésistible de la jeunesse.

Néria se réveilla d’un coup et s’assit. Son cœur battait dans sa poitrine. Des pulsations douloureuses émanaient de ses membres et de son crâne, des hurlements résonnaient à ses oreilles comme une conque de rassemblement.

Elle plaqua sa main sur la bouche béante de l’enfant.

« Tais-toi, je t’en supplie. »

Anaëlle se débattit. De son bras libre, Néria l’attira, la colla contre son corps, coinça les jambes qui donnaient des coups de pied.

« Je suis là, tout va bien. »

À peine ces mots exprimés, Néria se rendit compte de leur niaiserie.

« Les Gardes vont t’entendre. »

Les cris s’interrompirent, remplacés par des tremblements et des larmes.

« Que s’est-il passé ? Un cauchemar ?

« Maman a tué papa.

— Comment ?

— Elle a p’is un couteau et l’a f’appé. »

Néria n’eut pas le temps de demander des précisions. Des voix se rapprochaient. La porte d’entrée s’ouvrit.

« Je te dis que j’ai entendu des cris.

— Tu vois bien qu’y a personne.

— Regarde ! La poussière a été déplacée. Quelqu’un a balayé pour brouiller les traces.

— Pour qui te prends-tu ? Tu t’es engagé chez les Surveillants maintenant ? J’ai été patient jusque-là en souvenir de ma tante, paix à son âme, mais je te préviens, si tu me déranges une nouvelle fois, tu iras la rejoindre. »

Au bruit de pas qui s’amenuisaient, Néria comprit que l’un des hommes avait quitté les lieux, mais crut entendre le souffle de celui qui restait au travers de l’armoire. Elle sursauta lorsqu’il se mit à bouger. Il ramassa la chaise tombée, tourna autour de la pièce puis déclara :

« C’est pas mon problème, et s’il me croit pas, je vais pas faire son travail. »

Lorsque la porte claqua, l’enfant et la jeune fille restèrent immobiles, l’une toujours lovée dans le giron de l’autre. L’activité furtive de la vermine les rassura et Néria respira plus librement.

« Raconte-moi ce qui s’est passé. »

D’un ton monotone, presque indifférent, Anaëlle décrivit sa vision.

Couchée dans son lit, Paz veillait. Adamek bougea dans son sommeil et un léger ronflement s’échappa de sa bouche. Sans prendre la peine d’allumer une lampe, elle se leva. Elle connaissait les lieux par cœur et se guidait à l’aide du toucher comme une aveugle. Ses doigts glissaient contre les murs. Lorsqu’elle passa devant une fenêtre, la lune éclaira sa silhouette livide. Arrivée à la cuisine, elle ouvrit le tiroir des couverts dans le vaisselier et saisit de la main droite le grand couteau. La lame brilla d’un éclat furtif.

Puis Paz revint sur ses pas. Au pied de l’escalier, elle souleva de l’autre main sa chemise de nuit et gravit les marches, avant d’hésiter devant le lit. Puis, comme prise d’une inspiration subite, elle frappa Adamek à la gorge, de toutes ses forces, une fois, deux fois, et se recula.

Avec l’air implorant qu’arborait sa femme lorsqu’il la battait, il laissa échapper des borborygmes incompréhensibles, les mains nouées autour de son cou. La vie quitta ce grand corps en longs ruisseaux rouges. Paz ôta son vêtement souillé. La fine étoffe s’affaissa sur le sol dans un crissement soyeux. Elle se lava au bassin, revêtit des habits propres et s’enfuit.

Anaëlle se remit à pleurer. Elle essayait de réprimer ses larmes sans y parvenir. Néria la prit dans ses bras, puis faillit la lâcher et s’éloigner à l’idée du risque de contagion. Mais elle renonça : il était trop tard pour ces précautions. Elle ne trouvait pas les mots qui convenaient et elles restèrent ainsi un moment en silence. Anaëlle avait bénéficié d’un trop court répit : elle avait perdu son enfance, peut-être depuis longtemps, depuis les premiers coups auxquels elle avait assisté.

Néria s’en voulait d’éprouver du soulagement. Elle n’aimait pas son frère, mais l’indifférence qu’elle ressentait à l’idée de la mort de celui-ci la surprenait.

La chaleur, devenue inconfortable, les contraint à se séparer. Elles burent, puis mangèrent un peu.

« Tes visions… se réalisent-elles toujours ? Tu dois te tromper quelques fois.

— Non, zamais.

— Où Paz est-elle allée ? demanda Néria avant de réaliser l’indélicatesse de sa question.

— Ze ne sais pas, ze me suis ’éveillée. »

L’enfant recommença à pleurer.

« Ta mère voudrait que tu sois courageuse. C’est normal de t’inquiéter. Mais tu dois mettre ces sentiments de côté, être forte pour qu’un jour tu puisses la retrouver. »

Néria se sentit misérable. Anaëlle avait de toute façon perdu ses deux parents puisqu’elle devait quitter la ville.

On ne se remettait jamais de la mort. Elle vous accompagnait tous les jours, sans relâche. Néria le savait. Les souvenirs tragiques ou tendres des derniers mois avant le décès d’Arhel la poursuivaient comme une blessure lancinante. L’obligation de secret avait conservé les images neuves et brillantes dans leur écrin toujours clos. Elle se souvint de cette nuit où elle avait vu son jeune frère pour la dernière fois.

Après avoir contracté la peste ferrugineuse, Arhel était resté confiné une semaine durant. On avait interdit à Néria de lui rendre visite. Personne n’avait le droit d’entrer dans sa chambre sauf Néphalie, qui en sortait le regard vide, fatiguée, mais recouvrait son énergie pour affronter Valtérone. Un silence tendu régnait dans la maison, interrompu de temps à autre par leurs violentes querelles. Cette nuit-là, pelotonnée dans son lit, Néria en avait épié les échos.

Incapable de dormir, poussée à bout par l’inquiétude, elle avait écarté la couverture, posé les pieds sur les dalles glacées. Elle avait attrapé le châle plié sur la chaise et s’en était enveloppée. Sur le palier, les bruits de la dispute l’immobilisèrent un instant, mais le désir de voir Arhel l’avait encouragée à surmonter ses craintes. Le cœur battant, elle s’était ruée dans la chambre de son frère. Une odeur âcre l’avait prise à la gorge : on avait enflammé des épices pour purifier l’air et repousser les germes. La seule source de lumière provenait du brasero qui diffusait une douce chaleur.

Néria avait distingué une forme sur le lit, enveloppée dans une couverture. Une chevelure bouclée en dépassait, tâche sombre sur l’oreiller immaculé. La fillette avait appelé son frère à voix basse. Comme il n’avait pas réagi, elle s’était approchée de lui. Elle s’était dit qu’elle ne le toucherait pas, qu’elle voulait juste le voir.

Les bruits de la dispute soudain amplifiés l’avaient fait sursauter. Elle s’était précipitée à la porte et avait regardé par l’embrasure. Valtérone gravissait les marches quatre à quatre, suivi de près par Néphalie. Néria était retournée sur ses pas, avait ouvert le coffre, l’avait trouvé rempli à ras bord. Les poings crispés, elle avait fouillé la pièce des yeux à la recherche d’une cachette. Sans autre recours, elle s’était tapie dans le coin le plus obscur, s’était couverte de son châle et avait entouré ses genoux de ses bras.

Valtérone avait surgi avec fracas. En deux pas, il avait atteint le lit, en avait arraché son fils, toujours emmitouflé comme une chrysalide dans son linceul. Une petite main s’en était échappée, inerte, rougie et décharnée. Néphalie s’était pendu au bras de son mari, avait hurlé :

« Laisse-le-moi ! Je t’en supplie !

— Tais-toi, stupide femme ! Tu sais quel sort nous attend s’il reste ici ! »

Elle s’était agrippée à Arhel, qui avait gémi. Lorsque Valtérone l’avait frappée, elle avait titubé sous le choc. À cette vue, Néria avait bondi, couru vers son frère, mais une claque magistrale avait arrêté son élan. Elle avait heurté le sol et perdu connaissance.

Elle s’était réveillée dans son lit, avec un mal de tête lancinant et un goût de sang dans la bouche. Le silence qui régnait dans la maison l’avait inquiétée. Lorsqu’elle avait voulu sortir pour prendre des nouvelles, elle avait trouvé sa porte fermée à clé. Après avoir marché sans but dans la pièce, elle était retournée s’allonger. Le sommeil avait dû la surprendre, car l’arrivée de son père l’avait réveillée.

Elle avait reconnu cette expression qu’elle craignait : les mâchoires serrées, les yeux étrécis et noirs. Elle s’était reculée, avait senti contre son dos le contact glacé du mur. Il s’était penché vers elle et l’avait saisie aux épaules. Ses ongles s’étaient enfoncés dans la chair. Son visage trop proche, son haleine fétide. Il avait ponctué son discours par des secousses brutales.

« Ton frère est mort… Une fille de Plus-Que-Pur… ne peut pas se laisser aller… Tu resteras enfermée dans cette chambre… jusqu’à ce que tu sois présentable… Tu as compris ? »

Elle avait acquiescé. Il l’avait lâchée, l’avait observée d’un air méprisant et avait ajouté :

« Je t’interdis d’en parler. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 17 versions.

Vous aimez lire Laurence Mergi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0