Souvenirs au fil de l'eau

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C’était un mercredi, plus précisément le treize juillet de l’année deux-mille cinq, quelque part entre Avignon et Roquemaure, sur la rive droite du Rhône.

Une journée caniculaire parmi d’autres.

À cette heure terrible de midi, l’air était immobile, et un silence plus profond que celui de la nuit écrasait la terre.

Le cri même des cigales qui, tout à coup, déchirait, soulevait cette torpeur, ne la laissait ensuite que plus pesamment retomber. La chaleur, l’espoir étouffant des orages qu’on entendait gronder au-delà des Alpilles, mais qui jamais, en cette fin juillet, n’arrivaient jusqu’au Rhône, cantonnaient dans la fraîcheur de la Fresnaie, ses habitants occasionnels venus là, pour quelques semaines, se reposer du tumulte de la vie ordinaire.

Frênes et platanes, en garde rapprochée, cernaient cette vieille bastide de trois cents ans d’âge pour mieux la protéger d’un soleil accablant, d’un Mistral hystérique, ce vent catabatique qui rend fou… et accessoirement des regards indiscrets.

Emma somnolait, affalée sur l’un des divans du grand salon pendant que François, le stylo en l’air, cherchait vainement l’inspiration qui lui eût permis d’en finir avec la pile de cartes postales achetées le matin même à Avignon.

Vers dix-huit heures, parce que la lumière est moins dure, Emma se leva, décidée à profiter de l’absence de vent pour aller faire quelques photos à bord du canoë amarré à l’embarcadère que surplombe la vaste terrasse.

Un peu éblouie par l’éclat encore ardent d’un soleil qui amorçait un déclin triomphant, elle s’arrêta un instant pour regarder vers l’autre rive du Rhône que l’on découvre à l’extrémité sud de la terrasse, là ou un chemin herbeux et pentu serpente jusqu’à l’embarcadère.

De ce côté-là, le Mont Ventoux étincelait de toute sa pierraille encore pleine de feu, et le crépuscule, en creusant son flanc d’ombres violettes en adoucissait les contrastes.

Des villages se répandaient à ses pieds comme des poignées de cailloux jetés aux quatre vents… Elle adorait ce paysage où le regard se perd et l’imagination s’égare. Ces instants magiques où le contentement et le plaisir, ces petites monnaies du bonheur, apportent la plénitude liée à l’harmonie des lieux, de l’espace et du temps.

Installée dans le canoë, elle se laissait dériver pour mieux profiter de l’incessant ballet des martinets et hirondelles dont le vol cisaillé était accompagné de cris stridents.

Les oiseaux se succédaient et se croisaient à une cadence si rapide qu’elle avait l’impression, à chaque seconde, qu’ils allaient se télescoper.

Elle fit plusieurs prises de vue en rafale, rendues difficiles par leurs trajectoires aléatoires. Parfois, ils descendaient en piqué et volaient au ras de l’eau pour gober un insecte ou se désaltérer car, en raison de la longueur de leurs ailes et de la brièveté de leurs pattes, les martinets et les hirondelles se baignent et se désaltèrent en vol. L’effleurement d’un bec, par-ci par-là, ridait fugitivement d’un sillon argenté la surface de l’eau dormante.

Pour échapper au courant insidieux, elle dirigea son embarcation vers une lône bordée de saules et de frênes où le courant ne viendrait pas la chercher.

Elle abandonna ses rames pour photographier la demi-douzaine de canetons venue croiser à proximité du canoë, ballottée comme une poignée de bouchons par les remous de son étrave.

La mère qui l’observait en cancanant doucement pour quémander une aumône, vira sur son erre, hésita, commença à refluer suivie par sa marmaille, revint. Elle leur lança une poignée de morceaux de pain qui déclencha une compétition de vitesse dans un murmure de borborygmes nasillés.

La lumière s’était faite plus douce tandis que le soleil commençait à baisser sur l’horizon. Martinets et hirondelles, inlassablement, passaient au ras de l’eau, signe d’un orage prochain, selon un dicton populaire. L’air vibrait à chacun de leur passage, parfois au ras de sa tête. Elle ne bougeait plus, ayant abandonné son appareil pour mieux les observer.

Et brusquement, ce fut le drame.

Dans sa course insensée, une hirondelle vint percuter la surface de l’eau, fit une culbute et, ailes étendues, finit par dériver doucement. Elle tentait, en vain, de se débattre mais ne faisait que s’enfoncer.

Emma sortit de sa torpeur.

Quelques coups de rames la rapprochèrent de l’oiseau qui était en train de couler. Elle le cueillit à la main au moment où seule sa tête émergeait encore.

Pour avoir les mains libres, elle le logea dans son tee-shirt replié qu’elle noua sur son ventre et regagna hâtivement l’embarcadère. Plus question de photos pour aujourd’hui. L’hirondelle frémissait à peine, les plumes de ses ailes encore alourdies d’eau.

Elle amarra péniblement le canoë et jeta un dernier regard vers le Rhône sur lequel la lumière pesait comme une chape de plomb fondu.

Dans le chemin abrupt, les grillons du soir assourdissaient l’air accompagnés du chant alangui de quelques cigales. Le soleil délaissait tardivement les champs surchauffés qui crépitaient tout à coup d’un invisible embrasement.

De retour à la maison, elle retrouva François dans le salon où il était venu à bout de sa pile de cartes postales. Quand elle déplia son tee-shirt et découvrit sa trouvaille pour la lui montrer. Il leva un sourcil étonné, écouta, résigné, le résumé des évènements, compatit, et finalement se hasarda à demander si elle comptait relâcher cet oiseau bientôt.

Elle haussa les épaules, sans répondre, et s’en alla installer l’hirondelle dans une boîte à chaussures garnie de coton hydrophile, dont elle avait perforé les côtés et le couvercle afin de lui faire un nid confortable pour la nuit.

Elle s’éveilla exceptionnellement tôt, sur le coup de six heures le lendemain matin, il faisait déjà grand jour. Elle se leva, sans bruit, pour prendre délicatement la boîte posée sur la commode, souleva le couvercle. L’hirondelle était blottie dans la boule de coton.

Elle regardait Emma attentivement mais ne manifestait aucune frayeur. Peut-être parce que ces oiseaux nichent habituellement très près des hommes, et parfois jusque dans leurs maisons.

Elle se rapprocha doucement de la fenêtre, repoussa légèrement le volet puis, lui présenta son index. L’hirondelle s’y percha, tourna la tête dans toutes les directions, regarda Emma attentivement et, sans précipitation, elle prit son envol, s’élança vers le Rhône où la jeune femme suivit son trajet jusqu’aux premières maisons de la rive gauche.

Elle éprouva, en cet instant, une intense jubilation et la joie de l’avoir rendue à son destin. Puis elle descendit pour profiter de la matinale douceur du jardin alors que la poussière, rabattue par les arrosages, ne se relevait pas encore et que s’exhalait des buis mouillés, une odeur rafraîchissante, légèrement poivrée.

Dans le ciel blanc, ce matin-là, un invisible soleil diffusait déjà une lumière trop crue. D’ici deux heures, l’ombre n’existerait plus et même au pied des arbres on serait obligé de fermer les yeux tant la réverbération serait intense. La torpeur tomberait du ciel et envahirait progressivement le jardin puis la maison si l’on oubliait de tirer les volets.

Vers huit heures, Emma et François partirent pour Avignon où ils avaient prévu d’assister à diverses représentations théâtrales dans le cadre du festival de théâtre qui est aussi la plus importante manifestation internationale du spectacle vivant contemporain.

Ils y passèrent la journée, suant et suffocant au milieu d’une foule bigarrée et cosmopolite. Le festival battait son plein dans une atmosphère surchauffée, quasi insurrectionnelle.

Il y avait comme un malaise relayé par la critique consternée, et résumé en une phrase par un journaliste : « Avignon, cette année, a exilé la littérature »… Des spectacles parodiques quand ils n’étaient pas pénibles à regarder, des spectateurs déconcertés voire incommodés et qui le faisaient bruyamment savoir. La violence, érigée en concept esthétique, avait pris possession de la scène, avec de l’urine, du sang et des excréments comme accessoires... La violence exprimée sous toutes ses formes : psychique, physique, sexuelle, sadique. A laquelle fit écho celle des spectateurs accablés par le droit de « l’art » subventionné à leur infliger sa médiocrité à grand coup de subventions et d’aides diverses.

Un critique célèbre eut le mot de la fin : « le théâtre peut-il encore se dire théâtre quand il va sans dire » ?

Emma regrettait amèrement la fraîcheur et la sérénité de la Fresnaie.

Vers dix-neuf heures, harassés, sales, transpirants et déçus, ils rentrèrent pour se reposer avant d’aller passer la soirée à Villeneuve chez des amis d’enfance de François où on ne manquerait pas de débattre de la crise du théâtre contemporain qui cache son vide sous le renouvellement des formes… Elle en était contrariée par avance.

Après un bain régénérateur, Elle sortit pour profiter de la douceur du jour finissant.

Elle s’avança jusqu’à l’extrémité de la terrasse où commence le chemin qui descend vers le fleuve. Le Rhône, là-bas, ne roulait qu’un ruban immobile. Tout était dessèchement dans cette fin de journée brûlante. L’ombre trouée d’un jeune platane, jetait une dentelle noire sur sa robe blanche et ses cheveux clairs. Les clochers sonnaient l’heure mais pas tous en même temps. L’atmosphère orageuse était, ce soir-là, plus perceptible que d’habitude.

Soudain, son attention fut distraite. Alors qu’elle s’attardait à regarder les eaux incandescentes du Rhône dans le soleil couchant, deux points noirs, au-dessus de l’eau, grossissaient de seconde en seconde. Deux hirondelles piquaient droit dans sa direction alors que les autres continuaient leur ballet aérien.

Arrivées à une dizaine de mètres de la terrasse où se tenait Emma, elles ralentirent leur allure. A portée de main, face à elle, d’un vol battu, elles s’immobilisèrent à la façon des oiseaux : leur queue déployée en éventail et leurs ailes écartées les faisaient ressembler à deux papillons de nuit. Elles émirent un gazouillis très doux, une succession de petits cris rapides. Elle ne fit pas un seul geste, fascinée par ce face-à-face impromptu.

Ensemble et toujours côte à côte, elles plongèrent vers la droite, longèrent la façade de la bastide et revinrent se placer en face d’elle, à la même distance, ailes déployées pour se maintenir sur place, toujours en émettant ce gazouillis flûté. Puis, décrivant à nouveau un cercle, pour la troisième fois, elles recommencèrent leur vol battu.

Le temps de compter jusqu’à cinq, elles effectuèrent un glissement sur l’arrière et repartirent se perdre dans le ballet ininterrompu de leurs congénères.

Toujours immobile, sidérée, elle les suivit du regard dans leurs évolutions acrobatiques jusqu’à l’autre rive du Rhône…

Elle resta un long moment accoudée aux balustres de la terrasse, comme éblouie par ce message qui lui venait d’un autre monde, presque familier et cependant inconnu.

C’était comme une barrière qui venait de tomber. Comment, en effet, ce couple d’hirondelles avait-il pu convenir d’une démonstration aussi bien orchestrée ?

Les oiseaux distingueraient-ils le bien et le mal ?

Cette manifestation de reconnaissance et d’amitié lui donnait soudain envie de rire et de pleurer, effaçant d’un coup la fatigue et les frustrations de cette journée éprouvante.

Sous les platanes qui couvraient la terrasse, il faisait presque nuit. Toute la maison était tournée vers cette ombre. Les volets s’ouvraient à cette heure pour laisser entrer un semblant de fraîcheur. Au rez-de-chaussée, il y avait de la lumière dans le salon et dans la bibliothèque.

Tournant le dos aux fenêtres, elle s’enfonça vers le fond le plus obscur du jardin.

Des trouées claires dans le feuillage révélaient qu’au-delà de cette futaie, la nuit n’avait pas encore envahi la garrigue. Peut-être que là-bas, on respirait mieux.

Elle sursauta lorsqu’une voix cria son nom. Elle avait oublié ce dîner à Villeneuve et l’envisageait véritablement comme une épreuve. Elle était en retard, une fois de plus. François ne manquerait pas de lui en faire la remarque.

En regagnant la terrasse, ses yeux se portèrent naturellement vers le fleuve nonchalamment étalé. Les eaux étaient si belles, bleutées, toutes chargées des ors et des pourpres du couchant, qu’elle eut, subitement, une sorte de plaisir à imaginer son anéantissement dans ce bleu, dans ce sang, dans ce vertige…

La voix de François, teintée d’un soupçon d’impatience, l’appelait à nouveau.

Elle était définitivement en retard. Sans raison, puisqu’elle savait déjà qu’elle ne parlerait pas de ces instants précieux qu’elle venait de vivre. Elle ne saurait exprimer ce qu’elle pressentait encore confusément : que les vivants, humains et animaux, forment un tout bien lié, que leur sensibilité au plaisir et à la douleur les rend égaux dans leur vulnérabilité.

Comment expliquer cette émotion, cette révélation ? Comment dire qu’elle tenait cela d’une hirondelle ?

Non, décidément, il lui faudrait un peu de temps avant de pouvoir l’ébruiter.

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