Le 19 mars 1619, à environ 22h. Auberge des Chemins Croisés, Böen, Pays d'Urfé, France.

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 Nombreux étaient ceux qui ce soir-là se blottissaient autour de la cheminée ou du seau de braises de l'auberge, dans l'espoir de lutter contre le froid humide du soir s'infiltrant par les jointures. Une pluie insistante frappait au carreau et les hommes grommellaient dans leur moustache ou leur pipe. Ils se retournèrent tous sans exception lorsque des coups fermes, impératifs, claquèrent sur la porte. Le panneau s'ouvrit juste après sur cette nuit glacée de printemps et laissa passage à un individu seul qui referma aussitôt la porte.

 On ne voyait pour le moment de lui qu'une longue cape noire et épaisse, trempée, à capuche profonde rabattue sur le visage. La silhouette cependant se devinait osseuse, droite et vigoureuse, de la taille d'un jeune adulte. On apercevait sous l'ourlet deux jambes nerveuses, enveloppées de bottes de cuir à boutons cuivrés. L'usure de la semelle révélait une longue marche précédente et de la boue les recouvrait en divers endroits, signe d'une indifférence totale à l'égard de ces chaussures de la part de leur propriétaire. Une encoche de fortune y abritait un éperon usé et mal assujetti.

 D'un pas énergique, cette personne marcha jusqu'au comptoir. Les rebords de la cape s'écartèrent pour libérer deux bras couverts de manches d'une veste en toile grossière recouvrant une chemise blanche à la propreté douteuse. L'habit froissé et miroité en de nombreuses places gâchait une étoffe pourtant de bonne qualité à l'origine. Quelques déchirures au niveau des poignets prouvaient un usage régulier et laborieux de ce vêtement. Le tissu laissait deviner une musculature forte et noueuse, roulant sur des os épais. Des mains en émergeaient, fortes, brunes de soleil et de terre. Quelques blessures légères mouchetaient une peau rude agrémentée d'ongles courts abîmés et noircis. Ces deux mains, d'une habileté consommée et sûre d'elle-même, repoussèrent la capuche avec négligence.

 Ce geste fit cascader une longue masse de cheveux châtains emmêlés comme un nid d'oiseau, qui empêcha encore un temps les clients d'apercevoir le visage en-dessous. Cette volumineuse tignasse de sorcière fut repoussée en arrière par un geste impatient. Sur le front restaient quelques mèches collées par la pluie. La peau tannée de vie au grand air se striait là aussi d'écorchures anciennes, en particulier au niveau du menton volontaire et redressé par ce qui semblait un vieux réflexe. Une bouche aux lèvres fines, étirées, révélaient dans la respiration essouflée des canines saillantes dignes d'un jeune fauve. Des traits forts, dans l'ensemble androgynes, donnaient à ce visage une expression crispée, dure, instinctivement méfiante. Leur équilibre naturel contrebalançait quelque peu leur sévérité. Ce visage était laid, aurait dit n'importe qui, mais l'étrangeté de ces traits puissants et fins retenait le regard et la fascination. On aurait dit le portrait d'un beau visage dessiné avec un crayon trop sec. Le nez busqué, couvert tout comme les joues de taches de rousseur dissimulées sous le hâle, ajoutait un caractère d'oiseau de proie à cette figure déjà farouche. Sous d'épais sourcils sombres perçait l'acuité d'un regard noir où brûlaient toutes les ardeurs des Enfers. Cette obscurité palpitante se promenait sur tous les aspects de la pièce et mettait mal à l'aise ceux sur lesquels elle se braquait par sa profondeur et sa menace intrinsèque.

 Après avoir adressé quelques mots au tenancier à une voix basse, cette étrange personnalité s'installa sur une chaise et croisa les cuisses. La cape s'ouvrit pour laisser place à des jambes sèches, musclées par l'habitude de la marche, gainées de longues chausses d'homme à la couleur passée. Ceux qui regardaient attentivement remarquèrent un fourreau de poignard saillant à son côté gauche, en métal gravé et long d'une vingtaine de centimètres, qui étincelait à la lueur vacillante des flammes. Il tenait à une ceinture de cuir large et massive, écorchée en plusieurs points correspondant aux passants et tordue à l'endroit du fourreau par le poids continuel qui s'y appliquait.

 L'énigmatique personnage dégrafa l'attache en métal désargenté de sa cape et en laissa retomber les pans sur sa chaise. Ils dévoilèrent le haut du corps, sanglé dans un baudrier de cuir entourant la veste de toile brune aperçue précédemment. Le col de la chemise blanche se voyait sous la veste, usé et noirci aux zones de frottements. Un pendentif argenté en forme de croissant de lune, suspendu à un lacet, y reposait. Ses formes, bien que discrètes, confirmèrent la féminité jusque-là camouflée de l'arrivante. Des épaules larges, aux pointes aigües, portaient avec aisance une poitrine à peine dessinée. La minceur et la souplesse de la taille indiquaient une certaine sobriété et un long entraînement. Sa silhouette, même ainsi dévoilée, avait quelque chose de masculin. Tous ces angles saillants sous la cape lui donnaient un air de chauve-souris repliée dans ses ailes noires, impression appuyée par ses iris de flamboyantes ténèbres. Cette jeune femme dégageait une certaine grandeur malgré tout, un aura sombre mais pleine de vitalité, proche de celle d'un prédateur qui vous fixe. Son expression ne quittait pas cet air vaguement féroce, mais une pointe de sûreté moqueuse s'y mêlait. Un léger sourire, entre le dédain et la gourmandise, courba peu à peu les coins de sa bouche.

 La présence imposante malgré son gabarit menu de cette jeune femme résidait dans l'intensité de ses gestes, pleins de vivacité, d'assurance et de puissance contenue, et dans l'impression provoquée par ses traits vigoureux, son expression et son regard implacable. Les clients de l'auberge, tous massifs et rompus au maniement de la hache ou de la faux, ressentaient quelque chose de dangereux en elle, et en dépit de cette laideur inquiétante, il ne serait venu à l'esprit de personne de la négliger. Même sa voix, vaguement ouïe par eux ou trois d'entre eux, portait cette volonté irradiante dans sa tessiture indéniablement féminine. Une sorte d'accent sifflant donnait un aspect glacé à sa façon de parler, comme si elle avait une lame à la place de la langue.

 Sa façon de se retourner vers sa table et de harponner du regard ceux qui la fixaient suffit à détourner l'attention. Le climat dans la grande salle, près du feu, resta modifié par cette visiteuse au regard de diablesse qui pesait et animait à la fois l'ambiance.

 Nul ne le savait, mais il s'agissait de la voleuse de grand chemin Pas-de-lune, recherchée activement par la maréchaussée. Seuls ses complices connaissent son véritable nom : Ysombre.

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