Prologue

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31 octobre 2023, Nantes

Le bruit d'une tempête automnale accompagna le cliquetis de la clé dans la serrure de la porte. Le barillet était lézardé d'éraflures. Je jurai en retirant les clés de celle-ci.

- Il va vraiment falloir débloquer un budget WD40, me dis-je en descendant les marches en bois, aux relents de moisi de la cage d'escaliers.

Je regardai l'heure en vitesse sur mon smartphone. 18h28. J'étais encore en retard. Super. Le bouton de porte enfin actionné, je déboulai dans la rue comme un boulet de canon, rabattis la capuche de ma veste Killstar, offerte l'année dernière par mes potes pour mon anniversaire. Vachement emo comme style, d'ailleurs. Je soupçonnais Mei et Solal d'avoir choisi et les deux autres d'avoir financé le méfait. Mes longues foulées, d'habitude traînantes, bifurquèrent vers la rue Félicien. Je vérifiai le contenu de mon sac, m'assurant que tout mon bardas était bien présent à l'intérieur. Il ne manquait rien, parfait. Mes grandes mains pâles se nichèrent bien au fond des poches du long manteau de jais. Je fourrai mon nez également à l'abri sous mon col roulé. Il ne me fallut que quelques minutes pour atteindre le tram ligne 3, arrêt Viarme Talensac et me réfugier sous les abris de l'arrêt.

Adossé à la paroi de plexiglass, je sortis mon téléphone pour me connecter à Instagram. A peine l’écran déverrouillé qu'il se mit à vibrer aussi fort qu'un épileptique. Dix notifications de messages non lus, dans la conversation Fraulein Corner me sautèrent au visage. La plupart étaient des vocaux, envoyés par Cindy -alias Schumacher-, les autres étaient des mêmes, l'œuvre de Pierrot.

- Je les laisse à peine deux minutes tout seuls et ils sont déjà en roue libre.

Soupirant d'exaspération moqueuse, je répondis à leurs nombreux messages sur le groupe, me demandant où j'en étais rendu, pour la plupart. Décidé, je restai appuyé sur l'onglet micro de l’application.

- J'attend le tram bande de pécores, je suis là dans vingt minutes, la bise.

Je laissai le vocal s’envoyer et refermai la discussion avant de fourrer l'appareil dans une de mes poches. Je sortis un casque audio de la besace qui fouettait mes hanches, le vissai sur mes oreilles et lançai une playlist au hasard. Le son délicat et mélodieux de Vulvodynia -doux euphémisme- se heurta à mes tympans.

- Oulah, doucement les enfants. Le guttural slug c'est peut-être un peu violent !

Soufflant un nuage de vapeur devant moi, je contemplais distraitement la place Viarme. Le feuillage des platanes en face, rougeoyant dans la pénombre naissante de cette fin d'après midi, ondulait vigoureusement sous un crachin de plus en plus désagréable. Calés entre leurs troncs, les hauts lampadaires noirs venaient de s'allumer, donnant à la scène, entrecoupée seulement par les phares d'un Jumper et quelques passants pressés par le mauvais temps, une atmosphère seconde, presque figée dans l'espace temps. Je tournai le dos à la pluie qui fouettait mon visage, jetai un œil au panneau. Le tram arrivait dans trois minutes, c'était parfait.
Bercé par la double pédale de Psychosadistic Desing, je zieutai mon reflet dans le plexiglass de l'arrêt de tram.
Grand, maigre, la peau aussi pâle que le cul d'un marcheur blanc, et des cernes encore plus marquées que celles d'Edward aux mains d'argent. Splendide, un zombie pas encore tout à fait périmé. Les cheveux qui, à la base, formaient des boucles discrètes sur ma tête, s'étaient alliés contre moi et bataillaient à coups d'épis pour me donner un air de déterré. Mes yeux verts qui brillaient d'habitude vivement dans mes orbites s'étaient mués en de pâles copies de cul de bouteilles de Kronenbourg. Ajoutez à ça la fatigue due à l'approche des premiers examens, mes vacances qui n'en étaient pas et le travail quotidien sous la pluie de la semaine dernière, je n'avais rien à envier aux lémures de Requiem.

Les crissements d'un tram au loin me firent tourner la tête de cet odieux reflet. La grosse boîte de conserve verte et blanche s'arrêta à ma hauteur, les portes s'ouvrirent et moi, je m'engouffrais dedans, faisant fit des gosses qui s'agitaient plus loin.

- " Puntains de gosses..."

- " Commerce. Avant de descendre, assurez-vous de ne rien oublier dans le tramway."

Les portes s'ouvrirent une nouvelle fois, suivant les paroles de la voix enregistrée, sur les pavés trempés du centre-ville. Bousculant presque le vieillard qui faisait la manche en face de la boulangerie, au coin de l'arrêt de tram, je m'engageai en direction de Bouffay. Il ne me fallut pas plus de cinq minutes avant de bifurquer vers la rue Kervégan, deux cent mètres plus loin. De vaillants passants se réfugiaient à l'intérieur des bars du coin, surpris par une averse plus battante que les autres. Je pressai le pas, et arrivai devant la petite devanture vert sapin du saint Deda.
Je me jetai presque dans l'entrebâillement de la porte du pub, revêtue pour Halloween d'épaisses toiles synthétiques et d'une multitude d'araignées en plastique. A peine eu-je le temps de retirer ma capuche qu'un gremlins fluo, hurlant et hystérique me fonça dessus, la collision manquant de me faire tomber à la renverse, contre le tonneau posé à l'entrée. J'en perdis mon casque, qui glissa sur ma nuque.

- Olivier ! Tu es enfin là !

Une poigne titanesque enserrait ma taille de plus en plus fort tandis qu’une touffe de cheveux bleu électrique me chatouillait le nez furieusement.

- Eh ! Doucement Mei, je vais pas m'envoler. Tu as changé de couleur de cheveux ? Ils étaient pas violets la semaine dernière ?


- Y'avait des promos spécial Halloween à Bleue Libellule, une colo achetée, une à moins soixante dix pourcents. Tu penses bien que Mei ne s'est pas posé de questions !

Cindy nous regardait du haut des marches de l'arrière salle du pub, nous surplombant de son impressionnant mètre cinquante. Les mains sur les hanches, la jeune fille au survet Adidas noir à bandes orange afficha une regard brun malicieux, avant de descendre nous rejoindre près du bar.

- Eh! Les promos c'est sacré ! s'écria l'intéressée en me relâchant.

Je regardai avec appréhension la nouvelle excentricité capillaire de mon amie. Le bleu qui avait élu domicile sur sa tête, bien que très joli, me piquait un peu les yeux. Mei avait assorti un eyeliner bleu marine à sa nouvelle teinte de cheveux et portait ce soir un rouge à lèvres taupe, mettant en valeur ses yeux à mi chemin entre le bleu et le brun. Elle se rapprocha de la jeune fille en jogging, me laissant enfin tranquille. D'une démarche ample et peu distinguée, Cindy se mit à ma hauteur, me salua du poing, le sourire aux lèvres.

- Je vais tirer les cartes pour tout le monde, on t'attends à l'arrière, tu commandes ?

Ouais, je sais. Cela peut parraître bizarre de se faire tirer les cartes dans un bar le soir d'Halloween. Mais.... No stress.


- Yep, répondis-je en sortant ma carte bancaire de l'étui de mon smartphone.

Les deux amies me firent un signe de la main et me laissèrent commander au comptoir. J'interpellai alors Guillaume, l'un des trois irrésistibles serveurs de l'établissement. Je retint un fou rire en le voyant affublé pour Halloween d'un ravissant costume de nonne. Mini jupe crayon et corset trop serré compris. Les poils bouclés de son torse ressortaient tels de la paille roussie par le décolleté de son haut à manches kimono. La cornette vissée sur sa tête laissait ridiculement sortir sa tignasse cramoisie, tandis que Kim, une autre serveuse, s'était apparemment appliquée à lui apposer son plus beau Rouge Guerlain sur les lèvres. Le tout couplé à un corpse paint approximatif et à sa barbe en pagaille, on arrivait à obtenir un mélange entre une Drag Queen clodo et Soeur Irène, mais sans âme. Magistral.

- Je sens le jugement en toi, Monsieur Lauzel ! m’'interpella-t-il en retenant lui aussi un fou rire.

Je me rendis en levant les mains au-dessus de ma tête. Ses yeux vert pomme me fixèrent quelques secondes, malicieux.


- Comme d'hab ? ajouta-t-il.

- C’est ça, tu me rajoutes un saucisson de cerf ?


- Pas de souci ma caille.

Tout en sortant une pinte vide des étagères derrière lui, le serveur me tendit le terminal de paiement pour valider ma bière. Il actionna en même temps, de sa main libre, le robinet de la tireuse de Kilkenny. Tout en réglant ma commande, j'entamai une conversation :

– Alors comment ça va, depuis le temps ?

- Depuis hier après-midi ? ricana-t-il. Ouais ça se passe. C'est pas comme si t'étais fourré ici toutes les cinq minutes ! Tu veux peut-être une tente avec Pierrot, pour camper derrière le bar ?

- Disons que je suis entraîné dans un guet-apens à chaque fois que je viens ici. Et puis ça fait tourner le moulin, non ?

- Mouais... Bande d'alcooliques, va ! continua Guillaume en me passant mon verre. Bonne soirée à vous !

Je rejoignis mes amis à notre table habituelle, tout au fond de l'arrière salle, adossée à l'angle gauche du pub. Mei, Cindy, Pierrot et Solal m'y attendaient tous, une pinte de bière ou un Jagerbomb posé devant eux. Mon amie aux cheveux bleu avait déjà commencé à lire dans les arcanes pour sa meilleure amie fluo. Ils se retournèrent en me voyant arriver.

- Putain t'en a mis du temps ! me lança Pierre en roulant sa blonde. Tu t'es branlé les couilles avant de venir où ça se passe comment ?

Sacré Pierrot. Ses larges épaules prenaient au moins la moitié de la place sur la table pour six personnes. Ses cheveux blonds en pétard faisaient de l'ombre au désordre des miens et la barbe discrète aux reflets roux, qu'il essayait de se faire pousser ne donnait pas meilleure impression au portrait. Mon sympathique bailleur, colocataire et camarade de classe me souriait de toutes ses dents blanches et bien alignées. Son regard azur illuminait l'attablée mieux qu'un néon. Je m'installai au bout de la table, à côté de Solal et en face de Pierre tout en lui répondant :

- Je finissai de préparer les éléments du sabbat pour le samhain. C'est facile de chopper des bougies rouges et du Laurus nobilis chez Action, mais va trouver de l'Ilex aquifolium et du cytisus autre part qu'en forêt. J'ai fait trois fois le tour du Grand Blott et pas moins du côté du Jardin des Plantes pour trouver ces saloperies. Et je vous parle même pas des Helleborus foetidus, on trouve que des niger par ici…

Cindy m'arrêta d'un signe de la main, l'air perdue.

- Tu vas faire quoi ce soir ? Je capte rien depuis trente secondes.

Il y eut un court silence entre nous, laissant passer quelques secondes de Spooky Scary Skeletons en arrière plan. Je soufflai avant de lui réexpliquer ce que je comptai accomplir. Cindy n'avait décidément aucune mémoire. J'avai failli m'en arracher les cheveux une semaine plus tôt.

- Je vais essayer d'apaiser Thomas. J'en ai marre de le voir coincé ici.

Cindy pâlit, et mes autres potes prirent, bien malgré eux, un air sensiblement plus grave.

- Et t'as besoin de ces... formules et de tous ces machins pour que ça fonctionne ? Continua-t-elle, les yeux ronds. D'ailleurs c'est quoi ça, de lillèsque quifoulecamp ? Une molécule ectoplasmique ?

Pierre et Solal se retinrent de rire.

- Quoi ?

- De l'Ilex aquifolium. C'est du houx, Captain Obvious, se moqua Solal en pouffant de rire. Mais tu peux pas savoir que du houx, c'est une molécule ectoplasmique, en effet.

Le beau Solal posa son regard aussi noir que du mazout sur la pauvre Cindy. Elle se rembrunit de suite. On aurait tous presque pu être jaloux de notre ami. Solal Aser était grand, presque athlétique, avec une peau à peine matte, plutôt olive, celle des maghrébins qui n'ont pas vu le soleil subméditerranéen depuis un bail. Une épaisse touffe de cheveux noir charbon, à l'implantation haute, laissait voir une nuque droite et bien dessinée, aux cervicales apparentes. Un beau visage aux pommettes saillantes, mâchoire carrée et menton fin était perché sur une large gorge, aux mastoïdiens puissants. Ce soir, notre Israëlien préféré, ou surnommé affectueusement l'Arabe avait revêtu sa surchemise noire la plus destroy et ses New Rock les plus cloutées. Un monticule de bagues d'acier alourdissait ses doigts, un slim troué et une ceinture à balles toute aussi chromée que ses bijoux venaient parfaire ce véritable et authentique look emo des années deux mille.

- Et... commença Mei, le nez enfoui dans le col de son pull rayé. Et pour Thomas, tout va bien se passer ?

Elle faisait tourner sa pinte de Guiness entre ses longs doigts pâles, un peu nerveusement. Je tentai de la rassurer :

- Tout ça n'engage à rien, ne t'inquiète pas. C'est la seule solution que je n'ai pas encore essayée qui pourrait fonctionner et lui délier ou la langue, ou les poignets. On verra bien.

- Inshallah ? demanda Solal.

- Inshallah, lui répondis-je en haussant les épaules.

Je fouillais déjà dans ma besace encombrée de plantes et de bibelots pour le sabbat. Je cherchais mes branches de houx, faufilant mes doigts entre les feuilles de fougères et le pot de ma rose de noël, sournoisement déterrée au Jardin des Plantes trois jours auparavant.

- Aïe ! Putain …

Trouvé !

Je sortis en jurant la maudite branche aux feuilles épineuses et la flanquai sous le nez retroussé de Cindy.

- Aaaah, je vois ce que c'est maintenant !

- Sans blague… ironisa Pierre entre deux gorgées de Triple Karmeliet. Et t'as trouvé une offrande à faire aux esprits d'ailleurs ?

- Justement, je comptais aller la chercher, mon offrande.

- Tu ferais mieux de te dépêcher, si tu veux mon avis, lança Mei.

- Elle est là, justement, lui répondis-je en rangeant de nouveau l'Ilex aquifolium dans ma besace.

- Haha ! je vois trop Olivier offrir de la bière aux esprits et à son frère pour Halloween ! gloussa alors Cindy, effondrée sur la table.

Je tournai mes yeux vers la jeune fille, et la défiai du regard quelques secondes. Elle comprit bien vite, et mes autres amis en firent de même.

- Viens pas t'étonner si tu te fais poursuivre par le fantôme de Didier à partir de mardi prochain ! me lança Solal.

J'étouffai un fou rire. Feu Didier était notre ex-collègue de travail, à Solal et moi. Vieil homme alcoolique, fatigué et aigri par les années et la maladie, le bougre nous avait quitté six mois plus tôt. Sa réputation était néanmoins restée intacte dans tout le secteur du Grand Blott. A savoir un pochetron source de réunions tupperware et de conneries aussi grosses que la cathédrale Saint Pierre.

- Te fous pas de moi.

Je contemplai la tapisserie aux motifs tartan qui habillait les murs du Dé Danann, mon regard sautant du jeu de fléchettes, aux fausses traces de mains ensanglantées sur les fenêtres, du squelette gardant le plat de bonbons sur le bar, ou de la citrouille qui commençait sérieusement à ressembler à mon prof de sciences.

- Je vais leur offrir la Lancelot Samhain XI.I.

Choix d'offrande judicieux. Le regard de Pierre me le confirma. Cette bière bretonne, brassée dans notre département natal, le Morbihan, était fabriquée uniquement le soir du Samhain. Parfaite en somme. Je m'étai renseigné et avait réservé une bouteille de ce breuvage à Guillaume exprès pour l'occasion. Il me l'avait gardée bien au frais jusqu'à ce soir, je ne manquerai pas, plus tard dans la soirée, d'aller la récupérer en bonne et due forme.

- Il n'est pas encore minuit, Oli, Continua Mei en battant son tarot. Je t'ai promis que je te ferai un tirage! Alors c'est parti! Que veux tu savoir ?

Je cherchai du regard l'aide de mon coloc ou de l'Arabe, mais personne ne me vint à mon secours pendant quelques secondes. Alors que la jeune femme près de moi étalai les cartes sur la table, le grand blond leva sa pinte et lança alors,

- Mais pour le moment, je suggère que l'on trinque plutôt à nous et à ton augmentation, Solal ! renchérit mon coloc en levant sa Triple à moitié vide au centre de la table.

Parallèle, Prologue - A suivre ...

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