10h51

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 CORRE : Tu es sorti faire quoi ?

 NAZIRINE : Un détail. Il fallait que j’annule mon rendez-vous de 11h, je suis allé voir le bureau 130, ils m’ont fait ça. Aussi, j’ai reçu, en revenant, un message de Grandberger. Tu seras content d’apprendre qu’ils ont un souci avec le blindé. Un problème au niveau du câble de transmission, irréparable d’ici demain. Ils vont l’envoyer à la base de Sainte-Sore pour l’instant. Je vois le commissaire ce soir pour en parler. J’aurais bien évité, mais bon… c’est dans l’intérêt de l’État. Quand on est à son service, il ne devrait pas y avoir de question d’égo, pas de bien ou de mal, pas d’intérêt plus grand que lui. Sa pérennité seule importe. Alors, dis-moi, en quoi la survie de Margaux Losier, de Cyril Vennescin, d’Yann Kafk et de Gyorgi Milàn Bottel sert-elle notre gouvernement ?

 CORRE : Déjà, rien que le fait de poser cette question… On ne devrait pas juger de la vie de quelqu…

 NAZIRINE : C’est un peu tard pour toi de dire ça.

 CORRE : Comment ça ?

 NAZIRINE : Tu as eu toutes les opportunités possibles et imaginables pendant six ans pour t’opposer à nous sur des bases de miséricorde universelles, au nom d’une justice ou d’une morale ou d’une vertu générale et humaine. Tu ne l’as pas fait, et je sais que tu ne le ferais pas aujourd’hui si quelque chose ne t’y avait pas poussé. Alors, ne me parle pas de choses dans lequel tu ne crois pas. Tu m’insultes. Pourquoi Margaux Losier ?

 CORRE : Crois-moi, elle n’a rien à voir avec ça.

 NAZIRINE : Tu étais parfaitement prêt à nous aider dans cette opération avant de découvrir les noms des futures victimes. Comment comprendre ton revirement autrement ?

 CORRE : C’est faux, tu as complètement faux, ça n’a rien à voir avec elle, ou as tu déjà oublié que depuis Villemarin je critique le gouvernement à tous les tours en privé ? Que je t’ai attaqué sur les détails de l’opération ? Que j’ai été réticent tout du long à en savoir plus ? Que peut-être tout ça a commencé bien avant Margaux ?!

 NAZIRINE : Tes critiques étaient fondées sur la perte de confiance que tu as pour toi et pour le gouvernement. Tu n’as jamais essayé, dans ce contexte, de t’opposer. Tu en es toujours resté à la critique. Maintenant, dis-moi, pourquoi t’opposer maintenant ?

 CORRE : Je te jure que ce n’est pas pour elle ! Quand j’étais sur le point de sortir, ce n’est pas pour elle que je suis revenu. Crois-moi.

 NAZIRINE : Je ne peux pas te croire. Si je donnais ton nom et celui de cette femme à l’office du renseignement, je n’ai aucun doute qu’un lien serait trouvé. Je peux tout savoir déjà, tout comprendre en un appel, je n’ai pas besoin de ta coopération.

 CORRE : Alors, appelle, qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi est-ce que tu es encore là, à me parler ?

 NAZIRINE : Parce que je veux ton honnêteté.

 CORRE : Alors, la voilà. J’en ai assez d’annoncer des désastres aux gens.

Nazirine n’a rien dit. Corre était au tribunal, et son juge était silencieux.

 CORRE : Je ne veux plus, Nazirine, tu dois me croire, je ne veux plus. Un désastre après l’autre… comment un homme est-il censé survivre à tant de mauvaises nouvelles ? Depuis Villemarin…

 NAZIRINE : Villemarin n’était pas de ta faute.

 CORRE : …mais je suis mort avec ces gens. Nazirine, il y a des choses qu’une âme ne peut plus accepter, et la mienne à éclaté de tout ce qu’on a fait. Je suis éparpillé, chaque jour je m’en rends compte. Je me réveille, et je ne sais plus ce que j’ai fait la nuit d’avant, je ne sais plus faire la différence entre les meurtres d’hier et ceux qui sont à venir, et toujours tu m’en donnes des nouveaux, comme on donnerait un nouvel étage à un agent d’entretien, mais Nazirine ! tous les jours, tous les jours je suis dans mon bureau à ne plus savoir si c’est le mien, si cette chaise est bien la mienne, et faites qu’elle ne soit pas la mienne par pitié, je le demande, parfois je le crie, que ça ne peut pas être moi, que ça ne peut pas être ma faute, ce n’est pas moi ! il faut me croire, ce n’est pas moi qui ai fait tout ça ! …ce n’est pas moi qui ai tué…

 NAZIRINE : Tu n’as rien fait, Corre, pas de tes mains, les tiennes sont propres.

 CORRE : Mais ce que j’ai fait… Ce que j’ai fait est pire que toi. Tu te rends compte, je suis la dernière personne qui a vu ces milliers de noms. Je les ai effacés, un par un. Moi. Moi, qui ne sais plus qui je suis. Je ne me souviens plus de ce que j’ai effacé. J’ai fait de ce monde un monde de chien. Parfois, j’ai l’impression que je me suis réveillé dans le corps d’un autre. Je ne peux plus… Crois-moi, c’est tout. Je ne peux plus. Losier, c’est juste… Losier, c’est le seul point qui lie encore toutes mes vies. Je ne sais plus à qui appartient chaque jour, je ne sais plus les mettre en ordre. Je suis devenu incapable de reconstruire mes semaines. Losier… c’est tout ce qui reste. C’est mon dernier accès à un esprit sain.

 NAZIRINE : Et il y a une raison d’État à sa survie ?

 CORRE : Quoi ?

 NAZIRINE : Ne me fais pas me répéter. Pour quelle raison d’État doit-elle survivre ?

Au bout de plusieurs réécoutes, je n’ai pu déloger qu’une seule certitude de cet échange. Il trahit tout le cœur de la relation entre ces deux ministres. Ils se haïssent, je pense, pour ce que l’un a fait à l’autre, et c’est une haine inavouable, même à eux-mêmes.

 CORRE : Et toi, tu ne m’as pas entendu ? Tu ne m’as pas écouté. Ma fin et la sienne, ça revient au même. Tu es revenu parce que tu ne peux pas te permettre de me perdre, parce que tu en deviendrais fou !

 NAZIRINE : Comme toi, tu veux dire ?

 CORRE : Bien pire ! Bien pire, parce que ta folie ne te dissociera pas de ta souffrance. Tu resteras atrocement conscient de tout ce qui t’arrivera. Si Margaux part, plus rien ne me liera à moi-même. Et qui sera là pour me remplacer ? Pour faire tout ce que j’ai fait pour vous ?

 NAZIRINE : On trouvera quelqu’un d’autre.

 CORRE : Vous ne trouverez personne. Tu veux me garder ? Sauve-les. Je suis la raison d’État. Moi. Sa vie pour la mienne.

 NAZIRINE : Tu es fou.

 CORRE : Peux-tu me décrire une chose qui tient debout encore, Nazirine ? Il n’y a plus rien, plus rien de bien droit, de bien humain. Même toi, tu as le dos vouté. Tu l’as remarqué ?

 NAZIRINE : …

 CORRE : Des fous. C’est tout ce qui reste. C’est toi qui m’as invité ici, et tu te rends compte de ce que l’on a fait, en six ans ? Tu ne peux plus contredire la police. C’est pour ça. Tu ne peux plus les contrôler. On les a fatigués, on les a poussés à bout, jusqu’au sang, et maintenant qu’ils ont appris à mordre, on ne peut plus revenir en arrière. Ce qu’on a fait au village… c’était un massacre. On ne dit pas à un homme de tuer comme ça, en s’attendant à ce qu’il reste un homme. L’État, enfermé dans une salle, avec une police qui aboie, et un peuple qui aboie. On est dans une salle, avec des chiens. Sauve-les, que j’annonce une bonne nouvelle. On ne peut plus n’avoir que des désastres.

Nazirine ferma les yeux. Je ne sais pas ce qui l’a traversé à ce moment-là. Corre est faible, Nazirine, se croit fort, se veut fort. Le premier se plie dans tous les sens, et c’est dans sa nature. L’autre craque, mais c’est contre la sienne. Il craqua aujourd’hui, les yeux fermés.

 NAZIRINE : D’accord. Ils vivront.

Corre souffla, il souffla fort, il souffla pour cent, et je remarquai à ce moment-là à quel point il était maigre, comme s’ils étaient plusieurs dans son corps, à se repaitre de qu’il mangeait pour un.

 CORRE : Pour les hommes du sergent De Sante…

 NAZIRINE : Je m’en occupe. Sors.

Corre s’est levé, laissant les dossiers derrière lui, sur le bureau de Nazirine. Avant de sortir, il se retourna et lui dit :

 CORRE : Merci. Tu ne comprends pas à quel point… Merci.

Alors qu’il était sur le pas de la porte, Nazirine l’appela et lui posa cette dernière question.

 NAZIRINE : Corre. Margaux Losier... Qui est-ce pour toi ?

 CORRE : Sept fois. Il y avait une liste sur laquelle revenait sept fois un même nom de famille. Il n’existe plus aucun autre Losier au monde. Je t’ai dit, elle n’est rien pour moi, sinon tout.

Et il est sorti. Nazirine est resté quelques minutes sans bouger avant d’attraper son téléphone et de composer un numéro que je n’ai pas pu voir.

 NAZIRINE : Oui, c’est moi. Je sors d’une réunion avec le ministre des Discours. Le plan change pour demain. Vous allez les capturer vivants. Oui. Non, je ne plaisante pas. Vous allez les capturer vivants, c’est un ordre, et vous allez les ramener au ministère de l’Intérieur. Ce n’est pas votre affaire. Non. Une fois ici, je vous assure qu’ils ne seront ni saufs ni sains. Capturez Margaux Losier en priorité. Il n’y aura pas de négociations, Sergent. C’est un ordre. Je vous demande pardon ? Sergent ? Sergent ?

Il a alors reposé le téléphone, sans même l’éteindre, car il n’avait pas besoin, et il est sorti en appelant son secrétaire. La conversation s’arrête ici. La suite de cette histoire est encore incertaine. Mais j’ai peur que bien souvent on n’ait pas besoin de révolution pour faire s’effondrer un État.

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