Chapitre 6

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Maintenant qu’elle repose sur le carrelage glacé, Agathe présente effectivement une curieuse physionomie. Les excédents de peau se répandent mollement autour de sa silhouette moyenâgeue. C’est vrai que, quelque part, sa peau semble continuer de se tendre, comme si elle prétendait fuir les os. Ou comme une flaque d’huile qui s'étalerait lentement autour de sa silhouette, un truc de ce genre. Ça n’a pas que des effets négatifs, remarquez bien, parce que la peau, en se tendant, efface quelques rides de son visage, ce qui arrange un peu le portrait de la momie, pardon, de la mamie. Vous voyez le masque funéraire d’Agamemnon ? Ben, ça ! Les oreilles moins décollées, peut-être mais, globalement, on retrouve sans effort une consanguinité évidente. Par contre, elle est incapable de prononcer autre chose que de ridicules onomatopées parce que ses lèvres, étirées comme des élastiques pour sauter du haut d’un pont, l’en empêchent tout simplement. Comme ça, me direz-vous, elle pourra pas dire de conneries ou sera incapable de les prononcer…

En un éclair, Raymond se dit qu’il se prépare à s’enfiler un de ces clébards à large excédents de peau. Ça va être une drôle de conquête ! Il souffle un grand coup, et puisqu’elle est pour ainsi dire collée au carrelage (par l’effet du vide créé) il s’attèle sérieusement aux culottes gigantesques d’icelle.

L’amour est toujours une histoire d’opportunisme et de courage.
Là encore, le labeur est titanesque.

Il considère le travail et décide qu’il ne pourra jamais y arriver avec ses seules mains. Alors, il se relève péniblement, disparaît un bref instant dans le placard, sous l’escalier, et revient avec sa boîte à outils. Cette vache de boîte pèse des tonnes. Des décennies d’outils, entassés et oubliés sitôt rangés, vous pensez ! Il en bave un peu plus, mais il sait qu’il ne pourra rien faire sans cette boîte. Donc, avec patience et minutie, il ouvre la boîte, réfléchit à la méthode à adopter pour démonter le calbute de la vieille chaudasse.

Mise en jambes : il commence à la pince-étau. Las ! Cette pauvre clé ne peut rien contre les défenses de cette antique ceinture de chasteté. Il emploie ensuite tout un éventail d’outils, de précision pour certains, mais rien n’y fait. Il manque même renoncer après une tentative inutile avec une masse et un burin ! En dépit des étincelles qui jaillissent à chaque cognée, assénée avec la vigueur d’un obsédé sexuel centenaire, le tissu en titane tressé résiste sans frémir.

Fatalitas ?
Il commence à vouloir abandonner quand il entend Agathe. Celle-ci glousse de plaisir à l’idée de pouvoir enfin s’aérer les parties chaudes après un demi-siècle d’incarcération (au moins !)

  • Frappe plus fort, mon amour, je sens que ça vient ! roucoule-t-elle.
  • Bah, putain ! J’sais pas si je vais y arriver mais j’te promets que ça va être ta fête ! rétorque Raymond, le front perplexe et couvert de sueur.
  • Je sais que tu vas y arriver, mon chou…

Fort de cette invitation, il se dit qu’il n’a jamais toléré l’échec. Alors, le souffle court, il abandonne le marteau et le burin. D’un simple mot, il enjoint Agathe de bien vouloir patienter quelques secondes, de considérer la délivrance comme acquise. Et il s’esbigne dans le jardin pour revenir avec du matériel plus sérieux…
Un long moment plus tard, Agathe entend les imprécations habituelles contre tout et contre rien, venant de la cabane, au fond du jardin. Enfin, elle entend le souffle court de Raymond qui semble peiner à monter les quelques marches du perron.
Il faut vous dire, Monsieur, que chez ces gens-là, on ne monte pas, Monsieur. On ne monte pas. On grimpe, on rampe, on escalade. Chargé d’une bouteille d’oxygène dans un bras, une bouteille d’acétylène dans l’autre, et le flambard entre les dents !

Car Raymond ramène du jardin, prélevé dans la cabane au fond de la jungle, tout son matos de soudeur ajusteur fraiseur qu’il était du temps de sa carrière d’homme actif. Il veut attaquer sa bergère au flambard, ce con ! Et, quand Agathe réalise qu’il va se la faire au poste à souder, elle frémit de tous ses membres, tu penses bien !

  • Euh, mon ami, souffle-t-elle, ne penses-tu pas que cela soit un peu excessif ?
  • T’inquiète, la vieille ! Je vais te déplomber la case-trésor comme quand je dessoudais les tôles des transatlantiques en fin de carrière, tu vas voir !
  • Mais ne crains-tu pas quelques dommages collatéraux ? insiste Agathe qui vire au vert.
  • Crains rien, ma colombe. J’ai repéré que l’intérieur de ta maudite culotte était doublé d’amiante. Tu vas p’t-être roussir un peu du poil mais crains rien pour ta bidoche, j’vais te soigner !

La vieille laisse la peur prendre le dessus mais Raymond, sans tenir compte des objections de la mégère, s’installe à califourchon sur son ventre, le cul tourné (non pas vers Saint-Nazaire mais plutôt) vers le nez de la vieille qui brame son mécontentement. En homme d’expérience, il porte un masque de protection, en plastique jaune, armé d’une plaque de verre sombre, complètement opaque, comme les comptes de nos politiciens. D’une main experte, il se saisit d’un briquet tempête et allume aisément le flambard. Le jet de gaz combinés s’enflamme dans un claquement sec. Il règle le débit et, bientôt, une longue et belle flamme bleue se reflète joliment sur le verre protecteur de son casque. Il se concentre et, avec l’amour du travail bien fait, entreprend les bas morceaux d’Agathe. Sa nouvelle Grande Œuvre…

Agathe, de son côté, hulule comme une corne de brume, redoutant à l’avance les ravages des implacables morsures du feu. Le tout se déroule donc dans une ambiance dantesque où un observateur (autre que votre serviteur) verrait un vieillard lourdement avachi sur le corps pantelant d’une vieillarde qui se prendrait pour La Callas. Dans le tumulte et les cris de terreur, il distinguerait peut-être les sifflotements attentifs de l’ouvrier en train d’ouvrir la boîte de conserve qui sert de culotte à la vieille. Dans des gerbes d’étincelles rougeoyantes, le travail progresse en souplesse (poils roussis aux fesses)
Après quelques instants de panique (pour le moment…) mamie se calme enfin, consciente de la parfaite maîtrise de son amant. Alors les cris de désespoir, les pleurs, les supplications deviennent soupirs d’impatience… et commentaires acides.

  • Bah, alors, tu vas réussir à me déberlinguer ce soir, ou quoi ?
  • Si fait, si fait… ça vient ! Je commence à voir un truc pourri là-dessous et qui pue, là…répond Raymond, hyper concentré.
  • Grouille-toi, merde !
  • Ça vient, que je te dis, ma colombe ! Encore un peu de patience.
  • Ta colombe, elle commence à en avoir plein le derche !
  • Ça…c’est sûr que tu perds rien pour attendre, commente le vieux d’un ton calme et plein de promesses.

Enfin, au terme de quelques minutes supplémentaires, Raymond coupe les gaz, sort les volets et prépare l’atterrissage. Il dépose le chalumeau encore fumant à quelque distance, relève son masque et observe en connaisseur la qualité de son boulot. La culotte blindée ne servira jamais plus : pré-découpée en plusieurs parties, dans le sens de la hauteur mais aussi de la largueur (la plus importante…) il n’a plus qu’à exercer une légère pression pour finir de la démantibuler. Mais il sait que le métal doit encore refroidir un peu. Pas trop, juste le temps de griller une clope. Ce qu’il s’accorde, toujours vautré sur sa vieille !
La cigarette finie, il s’active posément en veillant à ne pas cramer les chaires antiques de mamie. En quelques instants, le travail est fini.

La vieille est enfin à poil.

  • Putain d’Adèle…le machin ! fait-il, pensif.

Il est maintenant près de vingt-deux heures. La mémère commence à tourner de l’œil. D’habitude à cette heure avancée de la soirée, il y a longtemps qu’elle ronfle sous une arche ou sur une bouche de métro. Trop tard pour la partie de jambon, alors ? Pas question ! Raymond file deux, trois beignes à Agathe qui sursaute et ouvre un œil hagard.

  • Ca y est ? marmonne-t-elle d’une voix pâteuse.
  • Ouais, ma gosse ! Du beau travail… Maintenant, je vais t’expliquer comment on fait reluire une grognasse de ton genre qu’a déjà plein d’heures de vol !
  • Mais fais donc, fais donc ! s’impatiente la vieille.

Raymond se lance donc dans le vif du sujet, si l’on peut dire ! Il considère que les préliminaires ont assez duré pour se permettre de creuser le sujet sans autre forme de procès !
Pourtant, et par simple pudeur pour la délicatesse de ces deux êtres en train de copuler après des années d’abstinence, votre serviteur se sent obligé de respecter leur intimité et de ne rien vous dévoiler de leurs prestations. Ne m’en veuillez pas ! Sachez faire taire les bêtes qui sommeillent en vous, muselez ces bas-instincts qui agitent vos slips à poche ! Contentez-vous d’écouter les cris de surprise et de joie de vos aînés, ces beuglements qui suivent tout geste maladroit qui déclenche une nouvelle crise d’arthrite. Ecoutez la vaisselle qui tombe, se brise, s’émiette. Les grincements des meubles malmenés, déplacés au hasard des coups de reins poussifs mais véhéments du vieux Casanova de banlieue.

Les voisins, alertés par les bruits d’étables, ont coupé la télévision pour s’enivrer de la douce mélodie de deux êtres furieux en pleine débauche sexuelle. D’autres, plus curieux et moins respectueux que vous, c’est sûr, sont sortis de chez eux et, négligeant la plus simple discrétion , hasardent un méchant coup de périscope en direction de la maison. Maison dont la porte principale est restée grande ouverte, je vous le rappelle...

Ils découvrent alors le spectacle hallucinant d’un vieux gros cul ridé qui chevauche une jument du siècle dernier. Ce cul s’agite frénétiquement au rythme démoniaque des imprécations vociférées par la vieille, possédée par le Diable lui-même (mon Maître…)
Un peu plus tard, ils découvrent Agathe, rampant et tentant de fuir les assauts de son amant ! Noyée dans la lumière jaune du vestibule resté ouvert sur l’extérieur, elle subit pendant qu’ils l’observent. Avec passion ! Ils la dévorent des yeux, cette mémé malmenée qui cherche la sortie. Mais elle est happée par les mains puissantes de Raymond qui se retrouve une ardeur de poilu en plein combat de tranchée ! Saisie aux cheveux, elle tourne la tête, considère un instant les voisins qui lorgnent sans vergogne, trouve à peine le souffle pour leur adresser un « bon…soi… aar…aar » poli mais haché par les coups de rein qu’elle endure avec délice.

Raymond, quant à lui, chevauche sa conquête avec fougue. Tel Bayard à l’assaut des troupes italiennes, il ondule sur la croupe chancelante de sa Dulcinée et vocifère comme un ours qui viendrait de découvrir une pinte de miel, modèle familial. Oubliés les rhumatismes, les articulations douloureuses, les genoux qui coincent, les coudes qui craquent ! Surchauffé comme les foudres de Zeus dans les feux infernaux d’Héphaïstos, le pépère se démène avec acharnement sur les restes incendiés de la pauvre Agathe qui commence à fondre de plaisir.

Les gloussements de cette dernière se mêlent aux cris rauques et inhumains du vieux. Quelques couples, à l’extérieur, probablement inspirés par le spectacle exceptionnel du bellâtre, se prennent par la main et s’emmènent ailleurs…
Permettez-moi une interruption de ce reportage pour jeter un voile pudique sur cet incroyable évènement qui durera une bonne partie de la nuit. Vous n’accepteriez certainement pas qu’un reporter d’une quelconque chaîne animalière relate vos actes de bravoures aux vu et su de tout le monde, non ? Alors comprenez bien qu’il en est de même pour ces deux augustes représentants de la France d’avant 1914.

Malgré tout, il me faut quand même vous relater certains faits particuliers… Non pas que nos deux amants développent des qualités dignes des Dieux de l’Olympe mais, comprenez bien, c’était logique, qu’ils finissent par s’épuiser… Eh oui, l’épuisement est intervenu avant l’apaisement de leurs sens survoltés !
Et là…bonjour les rhumatismes, les articulations douloureuses, les genoux qui coincent, les coudes qui craquent ! A tel point que Raymond reste bloqué sur la pauvre vieille qui souffle comme une forge !

Ce con, après avoir fait son affaire, en parfait goujat qui relève du sexe masculin (n’est-ce pas, Mesdames ?) s’est tout simplement endormi sur elle et ronfle comme un brasero. Alors, elle se démène avec le peu d’énergie qui lui reste et tente comme une diablesse de le faire tomber à ses côtés. Le public, toujours là malgré l’heure tardive (ou matinale, on ne sait plus !) la voit faire et les paris commencent à se faire : y parviendra, parviendra pas ?
Il faut la voir se bouger le postérieur pour réveiller son chevalier. En vain. Le héros, s’il conquiert encore les forêts obscures de Brocéliande, se contente de le faire en rêvant sur les reins de sa Guenièvre. Plus elle tente de le faire tomber, plus il se pelotonne ! Agathe, telle une mer déchaînée, se creuse, se soulève et se transforme peu à peu en tempête.

  • Mais il va pas se réveiller, c’t’animal ! rouspète l’antiquité. C’est bien un bonhomme, ça ! Ca tire sa crampe et ça dort !

Raymond, vaguement tiré de son sommeil, entrouvre un œil et réclame sa couverture :

  • Dis-donc, la mère, j’ai les miches au vent et j’ai froid. Tu voudrais pas aller me chercher une couverture avant que je chope une misère ?
  • Lève-toi donc ! Tu vois pas que tout le monde nous regarde ?
  • Dis-leur bien que je m’en fous ! S’ils regardent chez moi, je leur fait un procès pour atteinte à la sécurité civile !
  • Mais bouge donc ! relance la vieille.
  • Tout à l’heure ! Pour l’instant, faut que je me repose un brin. Faut dire que tu te défends pas mal, mamy ! Tu le sais, ça ?
  • Je te remercie, bougre de vieux tromblon mais je veux fermer la porte ! Et pour le moment, je peux pas bouger.
  • Bon…d’accord, consent Raymond.

Alors, il fait un ultime effort et se laisse glisser au sol, libérant Agathe. Celle-ci en profite pour faire un retournement à cent quatre vingt degrés. Souple comme du verre blindé, elle entend craquer ses vertèbres soudées, geindre ses côtes sous le poids des ans. Appuyée sur les coudes, elle constate les dégâts dans le pavillon : presque rien n’a échappé à leur furie ! Les chaises, les tables, fauteuil et canapé, tout a valsé là dedans !
Agathe préfère finalement se laisser aller aussi à un petit somme réparateur. D’un geste fatigué, elle repousse la porte qui se ferme dans un claquement sec. Déçus, les voyeurs de la rue se consultent du regard, émettent quelques commentaires gratifiants pour les prouesses des deux vieux puis, soudain fatigués, se décident enfin à rejoindre leur lit. Raymond, lui, baigne dans le bonheur. Quand il racontera tout ça à son pote René… C’est qu’il va lui en vouloir !

Mais demain sera un autre jour… Pour l’instant, quelques heures de sommeil ne feront pas de mal à ses douleurs de fossile qui remontent à son souvenir.

Quelle femme, quand même, hein ? Vous qui avez presque tout vu, vous pouvez quand même pas me dire que c’est pas Agathe qui a tout manigancé, non ?
Ah bon ? Vous trouvez que c’est Raymond qui est à l’origine de cette frénésie de chair ? Bon, vous devez avoir raison.

A l’occase, vous me direz ?

FIN DE LA PREMIERE PARTIE

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