Un thé au citron

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La première fois qu’elle le vit, elle ne lui trouva rien d’étrange. Après tout, elle n’était pas du genre à s’attarder sur des détails. Elle ne remarqua donc ni le contraste surprenant qu’offraient la tenue négligée de l’individu et l’élégance naturelle qui émanait de tout son être, ni le désespoir profond et l’épuisement dont témoignaient son visage pâle et les ombres mauves qui soulignaient ses yeux.

Comme en chaque début de journée, des clients pressés affluaient au café. Banquiers, journalistes, avocats, médecins ou étudiants venaient y avaler « le petit-déjeuner le plus complet de la ville », avant d’entamer leur longue journée de labeur. Peut-être n’était-il donc pas étonnant que Liz, l’une des huit serveuses du lieu, tellement obnubilée par son importante charge de travail, ne relevât pas tout de suite le comportement anormalement tranquille d’un des clients.

Vers dix heures, l’heure de pointe était terminée. En général, les clients partaient tous avant onze heures et les serveuses disposaient alors d’un temps de repos, avant l’heure du déjeuner.

Mais l’inconnu de la table 18 continuait de siroter tranquillement son thé. Son breuvage devait pourtant être froid, depuis le temps que l'individu avait passé sa commande…

Drôle de conversation, d’ailleurs. L’homme semblait être tout sauf bavard. Et bien qu’il ne s’agît que d’un client et qu’en soit, il n’eût rien fait de blessant, l’inconnu avait atteint l’orgueil de la serveuse.

Liz était jolie, elle le savait. On le lui avait toujours dit. Avant l’ouverture du café, elle avait lissé sa jupe, attaché ses cheveux fauve en petites tresses relevées et peint son sourire du rouge à lèvres qui la mettait le plus à son avantage. Les baies vitrées de l’établissement lui avaient renvoyé le reflet d’une femme encore jeune, au physique attirant. Son visage, où étaient sculptés un nez fin, de longs cils et des dents blanches, n’était qu’à peine altéré par des joues un peu creuses, trahissant la fatigue et les privations.

Alors lorsqu’elle s’était rendue à la table 18, à l’étage supérieur du café, un sourire professionnel aux lèvres, elle avait cru, à tort, que son client serait – à l’image des précédents – si ce n’est ébloui par son charme, du moins, aimable avec elle. Et il ne lui avait même pas fait l’aumône d’un regard ! Son amour-propre en avait souffert.

« Bonjour Monsieur ! lui avait-elle lancé jovialement. »

Il n’avait même pas daigné relever la tête du carnet où il griffonnait quelques mots, et s’était contenté de lâcher d’une voix nonchalante :

« Un thé au citron. »

Déjà un peu contrariée, Liz avait su rester très professionnelle et sans laisser son emportement prendre le dessus, lui avait poliment demandé :

« Prendrez-vous un peu de sucre ou de lait dans votre thé ? »

Cette fois, il avait fait preuve d’un peu plus d’éloquence en déclarant :

« Non, sans façon. Merci. »

Sans pour autant la regarder, il avait tout de même fait preuve d’un peu de politesse. La jeune femme était donc restée aimable en vérifiant :

« Ce sera tout, Monsieur ? »

Il avait grommelé quelque chose qu’elle n’avait pas compris, et qu’elle avait pris comme une approbation. Piquée au vif par son manque de respect, Liz ne s’était pas hâtée de lui apporter la boisson et ne lui avait plus adressé la parole, même lorsqu’elle était venue lui donner l’addition.

Le client resta bien plus d’une heure encore, ne semblant pas remarquer les regards réprobateurs du personnel qui ne se composait, à cette heure-là, que de Liz et d’une autre de ses collègues. Même s’il n’avait rien commandé d’autre, elles n’avaient pas le droit de renvoyer un client, selon les règles de la maison. L’individu en question ne sortit que lorsque son téléphone sonna bruyamment, peu avant onze heures.

Liz soupira, soulagée, lorsque la porte se ferma en grinçant derrière lui. Elle aida sa collègue à préparer les tables pour le déjeuner et environ une heure plus tard, deux autres serveuses les relayèrent. La jeune femme enfila son manteau et se rua hors du café. Retenant sa jupe de ses deux mains pour l’empêcher de remonter jusqu’à sa taille, elle courut jusqu’à sa voiture sous la pluie battante, faisant de son mieux pour éviter les flaques.

Une fois installée devant le volant, Liz jeta un regard à sa montre.

« Encore en retard…, ronchonna-t-elle, agacée. »

Elle mit la clé dans le contact et démarra aussi rapidement qu’elle le pût. Quelques minutes plus tard, elle était devant l’école. Elle sut avant d’entrer l’accueil qu’on allait lui réserver. Prenant une longue inspiration, Liz poussa la porte bariolée.

Là, assise sur un banc en dessous des porte-manteaux, se trouvait une petite fille, emmitouflée dans un imperméable trop grand. Dès que leurs regards se croisèrent, l’enfant se leva et se jeta dans ses bras.

« Maman, tu es arrivée ! s’écria-t-elle de sa voix fluette, en se jetant à son cou. »

Sa mère enfouit son visage dans les cheveux de la fillette et respira avec bonheur son odeur enfantine. Mais des bruits de hauts talons claquèrent sèchement dans la salle de classe vide, brisant la quiétude de leurs retrouvailles. Liz ferma les yeux, déglutit et se retourna lentement.

Une femme aux cheveux blonds, coupés courts, se tenait devant elle. Grande, élégante et mince. Ses traits étaient d’une perfection singulière et elle toisait Liz avec une expression de profond mépris. Sa tenue, simple et colorée, lui conférait un faux air de sainte-nitouche enfantine. Elle sourit hypocritement à la serveuse, en lui tendant une main froide et impeccable.

« Elizabeth. »

La jeune femme se redressa, tout en sachant pertinemment qu’elle ne faisait pas le poids face à son interlocutrice qui la dépassait d’une demi-tête, et lui rendit froidement sa salutation :

« Marion. »

Le regard inquisiteur de la blonde, de plus en plus hautain, détailla la tenue de la serveuse.

« Tu bosses toujours au café ? »

Il y avait une bonne dose de dédain dans ses paroles.

« Toujours, répondit glacialement Liz. »

Le sourire de l’institutrice blonde s’élargit, ce qui ne présageait rien de bon, et, posant une main sur l’épaule de la fillette – qui les observait depuis un bon moment sans comprendre – annonça :

« Je vais m’occuper quelques minutes encore de Natalia, si tu n’y vois aucun inconvénient. Le directeur souhaite s’entretenir avec toi. »

Liz acquiesça à contrecœur et alla frapper au bureau du chef d’établissement. Celui-ci vint lui ouvrir en personne, l’invita à s’asseoir et, sans perdre son temps en politesses inutiles, l’interrogea :

« Mademoiselle, vous travaillez, il me semble ?

- C’est exact.

- Veuillez pardonner mon indiscrétion mais… Vous vivez seule ? »

Liz remua sur la chaise dure, mal à l’aise. Le directeur ne sembla pas se rendre compte de son trouble et s’enfonça dans son fauteuil, de l’autre côté du bureau.

« En effet.

- Et vous élevez vos trois enfants seule, également ? continua-t-il. »

Il la scrutait de ses yeux perçants, sévères. Liz sentait que la conversation n’allait pas lui plaire.

« Oui.

- Et bien, à mon avis, proclama-t-il, Vous devriez consacrer plus de temps à vos enfants, travailler moins… »

Elle l’interrompit sèchement :

« Je ne vous ai pas demandé votre avis. »

Surpris, l’homme passa une main dans sa tignasse poivre et sel, avant de reprendre d’une voix mielleuse :

« Excusez-moi si je vous ai froissée. Je voulais juste dire que… Et bien… Je comprends qu’il puisse être difficile pour vous, financièrement parlant, d’abandonner votre emploi, mais vos enfants sont jeunes et ils ont besoin d’être encadrés.

- Quelle serait la solution idéale alors, selon vous ? ironisa-t-elle. »

Son interlocuteur marqua une pause.

« Vous n’avez pas de famille à proximité ? »

Elle fronça les sourcils.

« Non. »

Il sembla surpris.

« Ah… Dans ce cas, le mieux serait encore de les envoyer en pension. Il existe des aides financières, vous savez… ? »

C’en était trop. Liz se leva, furieuse, et plaqua ses deux mains sur le dessus du bureau.

« En pension ?! Mais c’est hors de question ! Mes enfants ne grandiront pas loin de moi !

- Bon, bon… Alors je ne vois qu’une solution. Rassoyez-vous. Et j’espère que vous ne le prendrez pas mal, Mademoiselle, mais j’estime qu’au vu de l’âge de vos enfants et de votre situation actuelle, je ne peux que vous conseiller de vous stabiliser. »

Liz décida de jouer la carte de l’incompréhension, pour ne pas s’énerver à nouveau.

« C’est-à-dire ?

- Ecoutez, Mademoiselle Stone, je pense que vous n’ignorez pas votre réputation, en ville. Vous n’êtes pas un modèle de vertu pour ces enfants. Il est largement temps pour vous d’avoir une relation durable avec quelqu’un, ne serait-ce que pour leur bien, à eux. Ils ont besoin d’un cadre sécurisant pour s’épanouir. »

La jeune femme se leva à nouveau, excédée.

« C’est tout ce que vous aviez à me dire ?

- Et bien…

- Parfait. Bonne journée, Monsieur, vous ne m’avez que trop retenue. »

Liz sortit en trombe de la pièce, prit sa fille dans ses bras et, sans un regard pour l’institutrice qui la fixait d’un air moqueur, monta dans sa voiture et démarra.

Au bout de quelques minutes de trajet en silence, la jeune femme jeta un regard furtif dans le rétroviseur et lança un rapide sourire à sa fille.

Cette dernière osa enfin un timide :

« Maman ? »

Liz se concentra à nouveau sur la route.

« Oui, ma chérie ? »

La fillette resta muette un instant, avant de chuchoter :

« Tu l’aimes pas, la maîtresse ? »

Liz hésita. Ses doigts s’étaient crispés autour du volant. Essayant de gagner un peu de temps, elle demanda :

« Qu’est-ce qui te fait dire ça, Talie ? »

La petite fille eut une moue comique, secoua la tête en faisant valser ses adorables couettes brunes et prit un air réprobateur :

« Tu lui parlais pas gentiment, Maman. »

Liz eut l’impression de se prendre un coup en pleine face. Agacée, elle réprimanda l’enfant :

« Je n'aime pas ce ton, Natalia. »

L’enfant eut un air peiné.

« Pardon, Maman… Je voulais pas être malpolie. »

Liz jeta un nouveau regard au rétroviseur. Sa fille avait les larmes aux yeux. La jeune femme s’adoucit.

« Non, c’est moi qui me suis énervée. Je suis fatiguée, mon ange. Pour ce qui est de la maîtresse… Ce n’est pas que je ne l’apprécie pas, mais…

- Bah pourquoi vous êtes pas copines, alors ? l’interrompit la fillette. »

Liz sembla prendre conscience qu’elle s’adressait à une gamine.

« Ce sont des affaires d’adultes, déclara-t-elle.

- C’est quoi, des affaires d’adultes ? questionna la petite. »

Sa mère freina brutalement et fit grincer les pneus en prenant un virage à la dernière minute. La question resta en suspens pendant quelques instants.

« Tu comprendras quand tu seras grande, finit par lâcher Liz.

- Mais, pourquoi ? insista sa fille, décidément très curieuse.

- Je ne veux plus parler de ça.

- Pourquoi ? répéta l’enfant. »

Liz inspira longuement.

« Natalia, j’ai dit stop. On arrive à la maison ; j’ai besoin de silence pour me garer. »

La petite fille obéit sagement et se mit à dessiner sur la vitre couverte de buée. Quand Liz lui ouvrit la portière pour la faire sortir, Natalia lui sourit et, désignant son chef-d’œuvre, murmura :

« Regarde, Maman, j’ai dessiné toi et moi ! »

Liz détailla les bonhommes en bâton et, prenant sa fille dans ses bras, lui dit :

« C’est mignon. Mais on dit "je nous ai dessinées". Et puis, tu sais, ce n’est vraiment pas propre de mettre tes petits doigts sur la vitre ! »

Et Liz sortit un mouchoir dont elle se servit pour nettoyer la fenêtre.

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