Monsieur le coMte

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Monsieur le comte n’était pas homme à se laisser marcher sur les orteils.

Monsieur le comte n’aurait même su souffrir d’être contredit.

Monsieur le comte s’octroyait le pouvoir indiscutable de vie et de mort

sur quiconque se mettait à son service.

Qu’on se le tienne pour dit !

*

Monsieur possédait assez de terres pour se permettre de les clôturer et d’en interdire strictement l’accès à qui aurait oublié de se faire inviter ou de s’annoncer. Monsieur était le propriétaire et l’habitant supérieur d’un manoir qui résisterait à n’en point douter à tout assaut à venir, pour peu que l’on continuât d’en assurer la défense pour lui. Monsieur avait la main-mise absolue sur tout ce qui dépendait de son bon-vouloir seigneurial : parc immense, arbres à foison, parterres de fleurs, fontaines, caves, greniers, armes, chiens, chenil, chevaux, écuries, comptes, coffres, trésors, héritage séculaire, pierres antiques et fille.

Monsieur le comte m’avait pris à son service pour assurer avec d’autres la défense de ses terres

et n’escomptait pas que l’on déroge à nos obligations (contractuelles ou improvisées).

*

Je n’aurais jamais pu atteindre le quart d’une seule année dans un tel enclos, cerclé de raideurs, d’yeux qui nous épient et d’épées de Damokles au-dessus des têtes, si sa précieuse princesse n’était entrée – pour mon plus grand bonheur pour commencer et dans le plus grand secret – aux confins obscurs de mon encore jeune âge, telle éponge aride lentement et sûrement imbibée d’un nectar distillé au compte-goutte homéopathique. La liqueur rare, l’ivresse suprême donc interdite…

Aucun des tonneaux du sombre tyran n’aurait mieux enivré mon être que cette beauté faite pour moi, cet aimant magnétique inatteignable, ce bijou que l’on rêve d’effleurer, à peine regardable. Les vendanges du désespoir remplissaient à flots d’automnes les comptes de l’apothicaire pour se vendre à prix d’or au moindre voyageur qui faisait séjour dans ses chambres, que cela soit pour la saison ou une nuit. Les miennes entrouvraient des rideaux suspects dès l’aube naissante, chaque jour, espérant apercevoir son profil quelque part, passer sa robe le plus souvent noire comme une nuit sans lune, trainée derrière des pas légers et rapides qui glissaient aux planchers et aux parquets. Sinon, avec plus de bonheur encore, capturer les échos lointains de sa voix échappée d’un couloir, de derrière une cloison, par une fenêtre entrebâillée…

Les jours sans elle étaient ceux de la contrainte affligeante, des heures interminables, de la routine implacable et son atroce ennui. Elle était celle pour laquelle on respire, depuis que j’étais l’un des prisonniers de cet enfer ouaté.

Les oiseaux, dit-on, n’aspirent plus à découvrir le ciel quand ils sont nés ou passent trop de saisons entre les barreaux d’une cage où ils ont le boire et le manger à souhait.

Ma nourriture se nommait Séraphine.

Et quel ange de quels cieux ne se serait damné pour humer les parfums d’un si joli nom si bellement porté !?

Dût-il passer le reste de sa vie à ne rien obtenir de mieux…

Tant faite pour la caresse, l’admiration, la complicité et le baiser, l’amour entier tout simplement, elle était aussi oiseau, pour moi et son père dont le royaume et les lois formaient nos barreaux de chaque instant. Nous partagions ainsi, avec les autres, la prison dorée qui faisait de nous des captifs soumis à toutes les exigences.

L’histoire pourrait terminer là ou se poursuivre vers une issue héroïque pour satisfaire les appétits des romances et des grands sentiments. Hélas, n’étant pas le fruit de l’imaginaire, elle devra poursuivre le cours naturel de ce qu’elle est depuis son commencement : un souvenir.

Il faudra donc que je la conte telle qu’elle fut et non selon notre fantaisie.

I

Au premier acte j’étais, cela s’entend, de ces chevaliers qui portent en eux toutes les beautés de la jeunesse, la noblesse de cœur et la morale la plus parfaite, en parure et dans les actes – la guilde de l’engagement après les adoubements puis le strict respect de celle-ci, la servitude aux commandements si injustes fussent-ils, la disponibilité à toutes heures, la discrétion de rigueur en compagnie de rang ou courtoise, l’habit irréprochable, l’équipement entretenu, les missions accomplies... en somme l’exemplarité.

Jusque là rien de très neuf – on défend la veuve, la victime et l’orphelin ; on protège le patrimoine et ses locataires ; on refoule ‘militari’ l’intrus et l’assaillant ; on calme les révoltes et les larcins d’alentour ; on affûte nos armes, on astique nos cuirs…

Et l’on se garde bien de se plaindre d’un abus de pouvoir ou d’avoir été négligé.

J’avais bien entendu des compagnons et même un chef pour accomplir la tâche, territoire et dessein trop vastes pour l’assurer absolument seul. Une équipe de milice, valets et servantes domestiques, marmitons et cuisiniers, vaguemestre, maître-chien, maître-d’armes, écuyer, jardiniers, conducteur de calèches et pour la besogne architecturale des compagnons à quérir.

Aux premières saisons – celles de la découverte – on apprend sagement sans rechigner, les pupilles grandes ouvertes ainsi que les esgourdes, le pied prompt à suivre, les mains souvent dans le dos, le fer reluisant ainsi que les cuirs…

Et l’on se garde bien de contrarier le maître.

II

Puis, acte second, l’habitude s’installe peu à peu.

On fait de plus en plus partie du décor (et des meubles), on nous regarde moins (jusqu’à la transparence), on nous accorde davantage de confiance (sans relâche de la vigilance sur les résultats obtenus), on hésite moins à nous sanctionner (jusqu’à nous jeter aux oubliettes, soupe froide et pain sec en guise d’un repas sur deux) et on surveille de plus près nos regards errants (principalement en présence de la belle).

C’est dans cette période que le charme opère, telle la bouée lancée au naufragé qui entame son naufrage.

Elle est irrévocablement tirée à quatre épingles, embaumée à ravir, la voix coulant comme du miel, des yeux de biche impossibles à croiser. Le fantôme de nos jours, la hantise de nos nuits. L’air pur insondable des confins étoilés dans la cellule grise de notre chambrette dans les combles que l’on dépoussière soi-même.

Quand quelques périples, nécessaires ou oisifs, l’éloignent de l’endroit l’asphyxie nous prend à la gorge et nous gagne, on se met à suffoquer puis s’installe une espèce de déprime, évaporée sitôt la demoiselle revenue.

Quand elle boude, chagrine ou capricieuse, une décision qui la contrarie, un comportement estimé déplacé, un ordre supposé mal exécuté, ou autre motif dont on ne sait rien : c’est un fouet qui nous lacère, pareil au cilice de certains moines, dont on guérit lorsqu’elle a passé l’éponge ou par la magie d’un acte héroïque, qui nous accorde son pardon.

Quand elle sourit nous voilà projeté dans la galaxie, baigné du chant céleste, la poitrine palpitante, la joie partout, des vibrations dans le corps. Quand elle chante s’oublie tout ce qu’on devait faire pendant, adossé au mur d’un couloir, l’oreille plantée dans la porte close qui nous sépare d’elle. Quand elle chevauche son palefroi magnifique dans la cour ou par l’un des sentiers du parc, il nous prend des vertiges...

Et quand on apprend, par la rumeur, que sa dernière absence en date se justifie par une énième captivité dans une geôle scellée de ce père qui aime tant sévir :

on serre les mâchoires et les poings, le front écarlate, on tape dans les murs et les portes, on vérifie le fil aiguisé de notre épée et on se met à vouloir plus que tout assouvir une justice particulière. Surtout lorsqu’on est passé devant une ouverture à ras de graviers, qui laissait échapper des sanglots et des plaintes.

III

Au troisième acte les choses se gâtent encore.

Un jour, plus ou moins lointain, on est demandé par le comte en compagnie de sa fille, quelque part dans le parc, entre les arbres. Et on se demande, tremblant, ce qui nous vaut cette entrevue à part…

Là, Séraphine muette et sombre comme la fleur au cœur de l’hiver, figée, en retrait derrière son père, les mains au dos, le front tourné vers le sol de sable, de terre et d’épines, le regard interdit. Le comte demande de se tenir devant lui sans s’approcher davantage, confie savoir que je tourne trop autour de sa protégée, qu’il a surpris des mots fous d’amour glissés sous sa porte, qu’il ne tolèrera pas cela un jour de plus et que notre engagement est rompu sur le champs, sans appel possible.

Il tend son bras vers moi. Je dois lui remettre mes armes à commencer par celle que je porte, laisser ma monture à l’écurie, vider la chambre sous les toits et quitter la contrée pour toujours, sans quoi il me fera pendre sans cérémonie.

Mon cœur explose à se rompre. Mes mains tremblent d’une convulsion démentielle. Mes pensées se bousculent, se battent entre elles sans qu’aucune prédomine quant à la décision à prendre sur le quoi faire.

Puis c'est la colère qui jaillit, noire, tel volcan venant de s’éveiller !

Je jette mon arme à ses pieds au lieu de la lui donner en mains !

Des éclairs rouge feu dans les yeux.

Cela signifie :

je me plie à votre décision, seulement parce que je le veux et non par votre desirata !

Ou encore :

je renonce au contrat qui nous lie mais la guerre est déclarée !

Il ne lui en faudra pas davantage pour sortir son épée du fourreau à son flanc et la pointer vers mon visage, m’imposant un duel immédiat.

La panique reprend, écartelée de rage et de désespoir entremêlés en écheveau. Je ramasse donc la mienne et la dégaine à mon tour. Puis me ravise ! J’ai vu l’étoile de mon âme reculer dans un soubresaut, une main gantée sur sa bouche, les yeux révulsés, fixés sur moi. Je ne peux pas ! Je ne veux pas tuer cet homme qu’il me sera facile de transpercer avant même qu’il ai tenté de m’atteindre ! Je ne saurais que faire de son domaine, contraint à fuir, avec ou sans elle, ou supporter sur la conscience le poids éternel d’un crime impardonné, ou survivre à la terreur d’en perdre son amour pour toujours. Je renonce ! Il s’en aperçoit par l’estoc de mon épée pointée vers la terre, le front baissé, mais il insiste et provoque encore, décidé d’en découdre ! Je relève l’arme, la rabaisse, la relève encore, avançant vers lui, atrocement hésitant, foudroyé par la panique d’un choix impossible et là, impuissant d’en décider, pris comme la bête dans les mâchoires d’un piège, je retourne l'épée contre moi et la plante de toutes mes forces dans la poitrine par le plexus !

Un éclair blanc rempli de douleur subite et c’est la libération !

*

Monsieur n’était pas homme à se laisser marcher sur les orteils.

Monsieur n’aurait même souffert d’être contredit.

Monsieur s’octroyait le pouvoir indiscutable de vie et de mort

sur quiconque se mettait à son service.

Qu’on se le tienne pour dit.

Mémoire de vie

2013-2023

(version 3)

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