Concordia

11 minutes de lecture

Le souffle de Gabriel créait un véritable petit nuage devant lui. Celui-ci se condensa bien vite. L’homme se déplaçait avec peine dans cette partie de la station antarctique Concordia. Décembre avait beau être un mois d’été dans l’hémisphère sud, le froid s’immisçait implacablement dans ses os.

La pièce qu’il fouillait avec force ahanements était une petite chambre sens dessus dessous. Il regarda sur le petit bureau. Dans les tiroirs. Rien. Il se mit péniblement à quatre pattes afin de regarder sous le lit. Un petit cri de victoire sortit de ses lèvres gercées. Il tendit le bras pour attraper la liasse de papier. Probablement un rapport oublié d’Ignacio.

Ignacio… Gabriel se rappela son rire faible. Son collègue s’était levé, déshabillé et avait regardé ses congénères. Une lueur malsaine avait dansé dans ses yeux. “Je n’ai plus froid ! Je n’ai plus froid !”

Il mourut quelques minutes plus tard. Il ne fallut pas longtemps pour que son corps se retrouve complètement bleu.

Chassant ces pensées morbides, Gabriel se releva avec peine. Il rajusta le bonnet enfoncé sur sa tête et tituba hors de la chambre afin de retourner à la pièce de vie commune.

Une silhouette menue était recroquevillée au milieu de la salle. Elle faisait face à un petit tas de cendres. Cristina. La femme avait enfilé au moins trois doudounes l’une sur l’autre. Cela ne l’empêchait pas d’être atteinte d’un grelottement qui la faisait trembler de tout son corps.

- J’ai trouvé du papier, Cristie.

Depuis quand sa voix était-elle si faible, si éraillée ?

- Gabriel…

L’homme sorti de sa poche le petit briquet qu’il avait trouvé dans la chambre de Bertrand.

Les yeux injectés de sang de Bertrand. Ses propos paranoïaques. Sa clé à molette ensanglantée. Sa victime, Arthur, à ses pieds. Gabriel ne voulait plus jamais repenser à ce qu’il avait dû faire à Bertrand. Il ne regardait plus par la fenêtre nord. Il ne voulait plus voir le rictus de son cadavre. Ce regard figé dans une expression d’horreur et d’hystérie. Ces yeux glacés le jugeaient, lui promettaient une place près de lui, dans le néant…

Après trois tentatives, il réussit à produire une flamme. Elle était si ténue qu’on aurait dit qu’elle aussi souffrait du froid intense. Le papier s’embrasa.

- Cristina, tiens, du feu, réchauffe-toi, Cristi-

Cristina ne respirait plus. Elle venait de mourir. De laisser tomber. De le laisser tomber. Il était maintenant le dernier dans la station Concordia.

Une larme tomba sur la joue bleutée par le froid de Cristina. Elle ne tarda pas à geler. Gabriel serrait dans ses bras celle qui avait été sa collègue. Il pleurait, se balançant d’avant en arrière.

Il n’en pouvait plus. Cela faisait un an au moins qu’ils attendaient le raid. Le ravitaillement qui n’était jamais venu. Les radios mortes. Ils n’avaient pas manqué d’eau douce, il suffisait de faire fondre la neige, dehors. Il n’avaient pas manqué de nourriture, car on prévoyait toujours large, très large. Pour deux hivernages, au moins.

Non. Ils avaient manqué de fioul. Peu importe les efforts de rationnement, d’isolation, de combustion de matériau. Le froid avait fini par gagner et Gabriel allait mourir ici.

Le froid avait fini par gagner. Il allait le prendre, lui aussi. Le froid avait fini par gagner. Son corps allait-il lui faire croire que la chaleur était revenue juste avant de mourir, comme pour Ignacio ? Ou allait-il se glisser doucement dans un sommeil sans réveil ?

Un bruit attira son attention. La radio grésilla, et une voix se fit entendre, faible et presque incompréhensible.

- …..quelqu’un…

Les yeux exorbités, Gabriel fixa l’appareil posé sur une table en face de lui, contre le mur. Il repoussa délicatement la dépouille de Cristina et se releva avec difficulté. Il n’avait plus vraiment de sensation dans les pieds. Il parvint malgré tout à atteindre la radio. Il prit l’émetteur et voulut répondre. Seul un croassement s’échappa de sa gorge trop froide.

Plus rien. Il avait dû rêver. Son cerveau devait être en train de s’éteindre. C’était fini. Est-ce qu’on les avait oublié ? Est-ce qu’une guerre avait éclaté ? Pourquoi personne n’avait répondu pendant un an ?

Il ne le saurait jamais.

Jamais.

Jamais…

Quelqu’un frappa à la porte de la station.

Gabriel se figea, un frisson d’effroi lui parcourant le dos.

On frappa encore. Puis on ouvrit.

L’homme devait avoir une trentaine bien entamé. La tignasse fournie et négligemment coiffée fut la première chose que Gabriel remarqua chez lui. Il était beau, lisse et parfait, à la manière d’un Ken. Son costume trois pièces était de très bon goût. D’une main, il tenait une bouteille de champagne et de l’autre une boîte à pâtisserie.

Cet homme n’avait pas froid.

- Quiii êtes vooous….

- Vous êtes Gabriel Van Bergh, plombier de la station, c’est ça ?

L’inconnu parlait le français avec un léger accent. Difficile à identifier. Anglais ? Américain. L’intéressé ne répondit pas tout de suite. L’autre ne sembla pas y prêter attention. Il posa soigneusement sa bouteille de champagne par terre. Sa main droite libérée, il put sortir une petite flasque de sa poche intérieure de costume, qu’il tendit à son interlocuteur.

- Buvez ceci, Gabriel, vous vous sentirez mieux, je vous le promets.

Il fallut quelques instants au Belge avant de se rendre compte que l’homme avait parlé en néerlandais. Il saisit la petite bouteille et la porta à ses lèvres. Le liquide qui coulait en lui aurait pu tout aussi bien être de l’ambroisie, tant sa chaleur dévalant sa gorge le fit revenir parmi les vivants.

Ses pieds, complètement gelés, se réveillèrent. Une douleur électrique et brûlante remonta dans ses jambes.

Il finit par se rendre compte qu’il n’avait plus du tout froid. Il pouvait encore sentir l’air glacé sur sa peau, mais c’était devenu une information qui n’avait plus aucun impact sur son corps.

Précautionneusement, sans trop y croire, il se releva pour faire face à l’homme mystérieux.

- Je n’ai plus froid…

- Warren Waters, enchanté.

Ne sachant pas quoi faire d’autre, Gabriel serra la main que Warren lui tendait. Il tenait toujours le gâteau dans l’autre main et avait coincé la bouteille sous son aisselle.

- Gabriel Van Bergh…

Waters lui sourit. Il reporta son attention au corps sans vie de la collègue de Gabriel.

- Je suis désolé de ne pas être arrivé plus tôt… Cristina est morte depuis longtemps ?

- Non, je ne crois pas… Je.. Qui êtes vous ? Pourquoi êtes-vous habillé comme ça ? Où est le raid ? Pourquoi personne nous a répondu pendant un an ?

- Gabriel, j’ai beaucoup de choses à vous dire. Peut-être pourrions-nous nous asseoir et reprendre depuis le début ? Avez-vous faim ?

Le bouchon fit un petit “pop” lorsqu’il fut éjecté de la bouteille de champagne. Le vent dehors s’était calmé. Gabriel put entendre distinctement le bruit des bulles du breuvage lorsque ce dernier fut servi dans deux verres à eau de la station. Le calme de la situation, alors que le jour pâle éclairait la scène de mort et de désolation autour d’eux, rendait la scène irréelle.

Le plombier se saisit du verre devant lui et le porta à ses lèvres. Les bulles piquèrent sa langue et l’amertume du champagne réveillèrent ses papilles. L’homme en costume était manifestement très concentré à couper le gâteau. C’était un framboisier, qu’il sépara en six parts les plus égales possibles.

- Bon, reprenons depuis le début, Gabriel. Depuis combien de temps pensez-vous n’avoir aucune nouvelle du reste du monde ?

- C’est difficile à dire. Un an peut-être ?

- Un peu plus que cela. On estime que la dernière communication qui vous a été faite remonte à septembre 2018, soit il y a un an et deux mois. Joyeux Noël un peu en avance, d’ailleurs.

- Je ne comprends rien…

- Ça va venir, rassurez-vous. D’après nos archives, vous n’avez jamais reçu la dernière communication. Le centre de transmission a été victime d’une impulsion électromagnétique avant d’avoir le temps de passer le message.

- Une disruption électro-magnétique ? Quoi ?

- Pardon, j’ai promis que j’allais commencer depuis le début, et je me remets à raconter le milieu. Bon.

L’homme se cala contre sa chaise, croisa les jambes et réunit ses mains autour de son genoux.

- Les premières mesures de leur arrivée sont tombées en Juillet. Un objet de la taille d’un gros astéroïde venait d’entrer dans le système solaire.

Quand les astronomes ont confirmé que sa trajectoire le menait droit sur la Terre, ce fut la panique. Le mois d’Août a connu une période de malaise comme vous pouvez difficilement imaginer.

Autant vous dire que c’est devenu pire lorsque cette météorite a subitement changé de cap afin de se placer dans une orbite autour de la Terre.

- Quoi ?

- Nous avons des visiteurs, Gabriel.

- Des… Des aliens ?

- Eux se qualifient comme “Venus de la Planète Vivante”. C’est la traduction littérale de leur titre. On reviendra là-desus dans une minute. Donc à ce moment précis, on ignorait tout de la nature de cet objet non identifié. On a compris à ce moment-là que c’était quelque chose d’autre. Quelque chose ayant fort probablement… Une conscience, une volonté.

De ce que j’en sais, la nouvelle est remontée aux oreilles de nos dirigeants, qui ont eu du mal à croire à cette éventualité. S’en est suivi une période d’accusations et de suspicion. Ironiquement, Ceux Venus de la Planète Vivante sont arrivés au moment où la Russie et les Etats-Unis commençaient à se montrer les dents. C’est peut-être pour cela que les ogives nucléaires ont si vite été lancées, parce qu’elles étaient toutes prêtes.

- Les ogives… Nucléaires ? On a bombardé les aliens ?

- Les détonations ont provoqué une suite d’impulsions électromagnétiques fortes et longues. C’est à ce moment qu’on a perdu le contact avec vous.

- On a détruit les aliens ?

L’homme en costume eut un petit rire bref.

- Pas du tout. Ils s’étaient documentés sur nos capacités militaires. Les ogives n’ont jamais atteint leur vaisseau.

- Mais qu’est-ce qu’ils voulaient ? Des ressources ?

L’homme se leva et d’un mouvement de main lissa son pantalon. Il se posta à une fenêtre, les mains jointes derrière lui.

- Ce n’est pas un vaisseau militaire, Gabriel. C’est un tribunal.

- Un tribunal ?

- Un tribunal venu pour le procès opposant l’espèce humaine avec la communauté galactique.

- Je ne comprends rien…

- Savais-tu que la Terre était foutue ? C’est ce qu’ils nous ont expliqué. On est arrivé à un point de pollution tel que la planète ne pourra jamais redevenir ce qu’elle était. Nous avons été accusé de crime contre la vie, Gabriel. Au moment où nous avons passé cette barre inexorable, le vaisseau-tribunal est parti du siège galactique. Il est venu nous rencontrer et littéralement… Nous lire nos droits.

- Mais.. Vous me faites marcher ? C’est ça ? Comment pourrions-nous commettre un crime si nous ne connaissions pas la loi ?

Warren se retourna.

- Ah ha ! Percevrais-je un amateur de droit ?

- Pas vraiment… Mais c’est quelque chose de connu, non ? Comment peut-on être accusés d’un crime que nous ignorions ? Où serait le… Le contrat social qu’on aurait signé, donnant le droit à des extra-terrestre de nous juger ainsi !

-Ceux Venus de la Planète Vivante ne voient rien de plus grave que la ruine d’un écosystème. Selon leurs croyances, tout système supportant la vie dans la galaxie doit être préservé. Toute espèce agissant à l’encontre de la vie en général doit être-

- Supprimée ?

- Doux Jésus ! Non, bien sûr que non ! Nous devons simplement être rééduqués !

Gabriel se leva, méfiant.

- Rééduqué ? Votre discours commence sérieusement à ressembler à une propagande nazie. Qui êtes-vous vraiment ?!

L’homme au costume sourit. Cette fois, ce fut d’un air un peu triste.

- Mon nom est Warren Waters, et j’étais avocat au barreau de New York. Lorsqu’Ils sont arrivés. Pétrole, agriculture, automobile… Ma firme a bien travaillé ces vingt dernières années. J’ai défendu plus d’une entreprise douteuse. Maintenant je travaille pour Ceux de la Planète Vivante.

- Je croyais qu’ils étaient là pour nous punir ?

- Ils ne croient pas en la prison. Du moins pas physique. J’ai bel et bien été condamné. Il a été décidé que je serai l’un des bergers de l’humanité. Je suis là pour trouver tout ceux qu’on a pu rater cette année, et les informer de leurs crimes.

- Mais je suis innocent !

- Pas d’un point de vue de l’espèce, Gabriel, j’en ai peur. Vous allez venir avec moi. On vous enverra dans une université quelque part dans la galaxie, un endroit pour les espèces primaires. On pense qu’un humain moyen mettra environ cinquante ans pour rattraper l’état de l’art. Si vous avez de bons résultats, on vous laissera peut-être travailler dans un laboratoire de recherche.

- C’est ça, ma peine ? D’étudier jusqu’à la mort ?

- Vous ne serez pas mort dans cinquante ans, croyez-moi. La boisson que je vous ai donnée nous vaccine contre la plupart des virus, réduit l’entropie organique de votre corps et augmente vos capacités intellectuelles.

- Mais… C’est ça, la punition ?

- Non, la punition, c’est que cette boisson leur donne également un contrôle total sur votre motricité et un accès à toutes vos pensées.

Vertige.

- Quoi ?

- L’humanité a été déclaré inapte, et donc irresponsable. Au vu de notre capacité de destruction, il a été décidé que nous ne pourrons profiter du libre arbitre avant un long moment de rééducation.

En une année de solitude et de glace mortelle, Gabriel n’avait pas connu d’effroi comparable à ce que l’annonce de l’homme déclencha chez lui. Était-ce une illusion créée par suggestion ou sentait-il réellement ces sensations étranges dans ses extrémités ? Cette nouvelle acuité intellectuelle couverte d’une fine couche d’amorphie ?

Il voulut lever les bras, étrangler l’homme. Lui prouver que son libre-arbitre n’appartenait qu’à lui.

Son corps ne lui répondit pas. Warren le regarda avec un sourire triste. La respiration de Gabriel s’emballa, il se sentait à deux doigts de l’évanouissement.

- Je sais, cela semble horrible. Venez avec moi. Votre sort fait partie des plus enviables, vous savez ? Vous allez travailler sur la compréhension de l’univers. Vous allez côtoyer des formes de vies défiant notre maigre imagination. Peut-être qu’un jour vous prouverez à Ceux Venus de la Planète Vivante que nous sommes dignes.

La boule au ventre et la gorge nouée, Gabriel se leva de sa chaise. Tout cela semblait si fou… Et pourtant. La boisson ne l’avait pas seulement guéri et emprisonné. Elle avait aussi transmis des souvenirs, des images. Il voyait peu à peu tout ce que Warren avait décrit. L’humiliante tentative de guerre de l’humanité. Le procès. Les hommes et les femmes sous contrôle extra-terrestre…

Deux heures plus tôt, il s’apprêtait à mourir seul et abandonné. Il s’apprêtait à laisser le froid transir ses doigts, son esprit et souffler sur la maigre flamme de sa vie. Deux heures plus tôt, il n’y avait ni procès, ni venus d’ailleurs, ni espoir.

- Je suis prêt. Allons-y.

- Très bien. Ma Nef nous attend.

Le regard de Gabriel tomba sur le corps sans vie de Cristina et une vague de culpabilité l’envahit. Il l’avait presque oubliée.

- J’aimerais pouvoir ramener… Mes collègues.

Warren fit signe à Gabriel de le précéder.

- J’aide les survivants à retrouver leurs proches. Je transmets mes condoléances aux familles des morts. Je récupère les objets qui ont une valeur sentimentale. Je note tout. Je nettoie. Ne vous inquiétez pas, je reviendrai les chercher. Je reviens toujours chercher les morts.

- Je… Merci…

L’homme en costume eut un sourire triste.

- C’est mon travail, maintenant.

Annotations

Vous aimez lire Tim Ravec ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0