VI

3 minutes de lecture

Longtemps plus tard, nous sommes étendus sur le lit, exténués, mais heureux. Justine dort encore, et nous n’avons pas mangé. Elle sommeille au creux de mon épaule, mais je n’ose pas bouger de peur de la réveiller. Les rideaux de la chambre laissent filtrer les derniers rayons du soleil de novembre. La bataille a été rude et nos draps froissés, nos vêtements épars en témoignent. Ses seins aux aréoles maintenant assagies se soulèvent au rythme régulier d’une respiration apaisée. Ainsi abandonnée, elle a encore davantage l’air d’une toute jeune fille. Mais le souvenir de nos ébats me rappelle que c’est avec une femme experte que j’ai fait l’amour. Justine ! Dans combien de bras m’as-tu oublié pour apprendre ainsi tous les tours et détours du plaisir ?

Les lueurs du couchant caressent son front. Et je sais tout à coup que c’est auprès d’elle que j’aurais dû être durant toutes ces années. J’ai cherché à l’oublier ou peut-être à la retrouver en Somalie, au Tchad, au Soudan, en Bosnie, en Croatie, au Kosovo. En vain. Je dépose un baiser sur ses paupières et elle s’éveille en souriant.

— J’ai dormi ? Quelle heure est-il ?

— Cinq heures et demie.

— Oh, la vache !

Elle m’embrasse, ébouriffe mes cheveux, court sous la douche et me crie :

— Je dois reprendre mon fils à six heures. Son père part en voyage pour une semaine. C’est pas de chance !

Ce n’est pas de chance en effet. Ou trop de chance, comme on voudra. Car je sens bien que nous sommes à un carrefour du destin et que celui-ci m’offre une porte de sortie inattendue. Si je la laisse partir maintenant, sans rien dire, le rideau de cet entracte s’écarte et ma vie reprend son cours comme avant. Avec quelques souvenirs en plus.

Mais est-ce vraiment ce que je veux ? Et que veut-elle, elle, mon petit soldat de l’amour, toujours prête à toutes les batailles ?

— Il a quel âge ?

— Qui ça ?

— Ton fils !

— Adrien ? Six ans. Tu verras, il est trop !

Je ne retiens que le "tu verras". Je ne suis donc pas exclu de son futur proche. Et cette bonne nouvelle me met en joie. Si ça continue comme ça, je suis bon pour la corde au cou. Et je m’imagine soudain, en complet-veston, accompagnant Justine et son fils, à l’office du dimanche, tandis que les bourgeois du cru me saluent : "Bonjour, Docteur. Belle journée, n’est-ce pas ?"

Tout ce dont j’ai toujours eu horreur. Une vie rangée, étriquée, dans le coton et la naphtaline d’une petite ville de province confite en dévotions. Merci bien. Cette partie-là du tableau est moins réjouissante !

Voilà Justine douchée, rhabillée, recoiffée. Efficace. Elle chausse ses escarpins, tout en se remaquillant devant la glace. J’imagine qu’elle aussi prépare sa sortie. Si elle me dit : "On se revoit quand ?" simple invite à une nouvelle partie de jambes en l’air, je lui réponds quoi ?

— "Non, désolé, c’était très bien, mais dans quelques jours, je pars pour trois mois en Ingouchie ; ma vie n’est pas faite pour la tienne. Il vaut mieux qu’on se sépare ici. Nous avons écrit le chapitre qui manquait à notre histoire. Il n’y manque plus que le mot FIN".

Cynique et froid à souhait. Tout à fait moi. Sauf que je n’ai pas du tout envie de dire ça. Tout faux. Ça, c’était bon avec les autres, les Lili, Mara, Natacha... Non, je ne peux pas dire ça à Justine, je ne veux pas le lui dire, je ne le dirai pas ! Mais si c’est elle qui me dit tout ça ? Il faut que je prenne les devants, que je lui dise...

— Jean ?

— Oui.

Nous sommes debout, face à face, elle sur le départ, moi, enveloppé dans un drap de lit, à la manière d’une toge romaine. Je dois être ridicule.

— Jean, il faut que j’y aille. Appelle-moi, ce soir, mais pas avant vingt heures. Il faut que je prenne des dispositions, tu comprends...

Elle me tend un bristol, sur lequel elle vient d’imprimer un baiser. Elle est déjà sur le seuil. La voilà partie.

— Justine... je t’aime !

Elle se retourne et dépose dans la paume de sa main ouverte un baiser qu’elle souffle dans ma direction. Mais que dois-je comprendre à ce message ambigu à souhait : "Adieu beau merle !" ou "Moi, aussi !" ? La langue des signes a des imprécisions fâcheuses.

Annotations

Vous aimez lire Pierre-Alain GASSE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0