"Excusez-moi, puis-je savoir ce que vous faites dans mon miroir ?"

Je devais avoir l'air fin, immobile, le rasoir posé contre ma joue recouverte de mousse, à regarder ce qui aurait dû être mon reflet. Mon reflet ? La bonne blague ! Il y avait une tête de vieux à ma place !

"Ça fonctionne vraiment ? demanda le vieux d'un air étonné. Je suis en contact avec une personne vivant dans l'avenir ?"

Je posai mon rasoir sur le bord de mon lavabo et pointai un doigt menaçant en direction de l'individu indésirable.

"Sortez d'ici. Non mais c'est quoi ces histoires ? On n'entre pas chez les gens comme ça ! Ni dans leur miroir ! Je veux dire, je suis en caleçon, vous ne trouvez pas ça déplacé, vous, d'entrer chez moi alors que je suis en sous-vêtements ? Je vous préviens, je vais appeler la police ! Mon beau-frère est gendarme, je vous garantis que vous n'allez pas faire le...

- Désolé, eut-il le culot de m'interrompre. Je me rends compte de l'étrangeté de la situation. Sachez que nous n'avions pas le moins du monde l'intention de vous déranger chez vous. Un ami chiromancien voulait nous impressionner, quelques amis et moi, avec une nouvelle méthode de divination, et si j'avoue que je n'y croyais pas vraiment, je dois avouer que je ne peux pas expliquer ce que je vois là. A moins qu'il ne s'agisse d'un système de miroirs qui... ?

- Mais bien sûr qu'il s'agit de miroir ! explosai-je. Le mien, de miroir ! Vous êtes dedans et vous m'empêchez de me raser ! Je déteste me raser, c'est un moment franchement pénible pour moi, alors j'aimerais finir le plus vite possible ! Je n'arrête pas de me couper en voyant ce que je fais, vous imaginez ce qui va arriver si je n'ai même pas droit à mon reflet ? Et ça sera votre faute, monsieur ! Oui, votre faute !"

Le vieux sembla perplexe. Il tourna la tête à droite, à gauche, semblant chercher quelque chose.

"Hum, ça doit être un canular."

Ma femme, en peignoir, pas coiffée, entra dans la salle de bain en grognant.

"T'as pas fini de gueuler ? Je suis sûre qu'on t'entend depuis chez les voisins, putain.

- Ah, mademoiselle, je suis ravi de vous rencontrer, s'exclama le vieux les yeux soudainement brillant. Je vous parle de l'an 1871, ce qui doit représenter le lointain passé pour vous. J'ai tellement de questions à vous poser sur cet avenir tellement prometteur !

- Qu'est-ce que vous foutez là dedans ? Vous êtes coincé dans le mur ?

- Non, pas du tout, écoutez, si je pouvais m'inspirer de vos réponses pour mes livres, ça me transporterait de...

- Il n'est pas dans le mur, Adeline, voyons ! Tu vois bien qu'il est dans le miroir ! Aide-moi à le décrocher.

- Et comment qu'il y serait rentré, hein ?

- Mais enfin, comment veux-tu qu'il ait réussi à entrer dans le mur ?

- SILENCE !"

Ma femme et moi stoppâmes notre discussion et nous tournâmes vers le vieux, dont le visage venait de virer à l'écarlate. Nous attendîmes quelques secondes, et il reprit la parole.

"Je ne suis coincé nulle part ! Je ne suis pas un quelconque cambrioleur, je suis Jules Verne, j'avais très envie de savoir ce que l'avenir réserve à l'humanité, j'en suis moins sûr à mesure que je parle avec vous... J'ai imaginé des voyages fabuleux, des moyens de transport incroyables, est-ce que tout ceci s'est réalisé ? L'Homme a-t-il voyagé jusqu'à la Lune ? Pouvez-vous vous déplacer sous l'eau ?"

Ma femme entrouvrit les lèvres sans laisser passer de son, mais je reconnus facilement le nom "Jules Verne"... Elle était estomaquée.

"Ju... Jules Verne ? murmura-t-elle. Vous êtes celui qui a écrit Les Misérables, c'est ça ? J'ai vu le film tellement de fois.

- Les Misé...?"

Le visage du vieux reprit une teinte écarlate.

"Georges, on arrête tout ! Je veux revenir !"

Il disparut du miroir brusquement, qui nous renvoya notre reflet. Je pus reprendre mon rasage tranquillement. Cependant, semblant venir du fond du miroir, quelques derniers mots plein de colère me parvinrent.

"Bande de cons !"