Chapitre 3 : Retour en Suède

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Quand Ola Karlsson retrouva ses esprits, il n’était plus étendu sur un siège d’avion avec un pantalon maculé de sang, mais dans un lit d’hôpital. Il entendait deux voix de femmes en train de discuter. Il ne comprenait pas ce qu’elles se disaient, mais identifiait que c’était du russe. La lumière était moins brûlante, plus blanche qu’à Baïkonour. Il en déduisit qu’ils avaient réussi à partir. En tournant la tête, il se retrouva nez à nez avec Mark. Celui-ci lui sourit.

– Salut, Ola. Comment ça va ?

– Est-ce que je suis mort ?

– Mets ta main sur ta cuisse, et tu auras la réponse.

Machinalement, il tâta. Il sentit les aspérités de la couverture de son lit, et subitement, sentit une douleur aiguë. Il fit la grimace et laissa échapper un râle. Mark eut un sourire en coin.

– Ça te fait rire, petit con ?

– Oui, maintenant que je sais que ta jambe ne risque plus rien, et que tu es hors de danger.

– Il y a eu beaucoup de morts ?

– Quand même, oui, répondit Mark en reprenant un air plus sérieux. Au moins trente soldats, et presque autant de civils. Ils nous ont vraiment protégés du mieux qu’ils pouvaient.

Ola se redressa contre le chevet de son lit et scruta les lieux. Cela ressemblait fortement à un ancien hôpital.

– On est à l’hôpital Bourdenko, c’est ça ?… On est à Moscou ?

– Oui, répondit Mark.

– Est-ce qu’on a des nouvelles de Gaia-1 ?

– Oui… Elles sont bonnes. L’orage magnétique est passé, ils ont pu partir. J’ai un rapport de la SANSA tous les soirs.

– Bien. Vivement qu’on puisse repartir à Baïkonour et reprendre le relais.

– Ola… Je… Je suis désolé. On ne repartira pas à Baïkonour.

Ola le regarda médusé.

– Tu es sérieux ? Après tous les efforts qu’on a fournis ? Les milliards de dollars de deniers publics engagés ?

– Le gouvernement russe a décidé de retirer ses billes, et Roskosmos va sans doute fermer. Maintenant, leur priorité, c’est de pacifier les territoires orientaux, qui sont la proie des pillards, depuis l’orage magnétique. Encore, dans les grandes villes, ça va, mais d’autres territoires, les plus reculés, sont toujours privés de courant. Et dans certaines zones, il va falloir reconstruire tout le réseau. Du coup, la conquête spatiale n’est plus un chantier prioritaire.

– Et du coup, comment on va faire, pour le suivi du bon déroulement de la mission Gaia-1 ?

– Je peux voir ce qu’ils reçoivent comme signaux à Hartebeesthoek, aussi longtemps que leur station est encore là, mais je ne suis pas sûr de pouvoir garantir grand-chose de plus. Et je vais être honnête, pour le moment, avec la guerre civile qui fait rage, je n’ai pas très envie de rentrer en Afrique du Sud. Si ça ne tenait qu’à moi, je prendrais même mes dispositions pour que ma famille puisse venir en Europe…

– Ils vont bien, au fait ?

– Oui… Oui, merci. J’ai un peu échangé avec eux. Ils étaient étonnamment calmes, et l’ambiance autour de chez eux avait l’air de plus en plus posée. On en oublierait presque que le pays est en guerre, quand on est dans le Limpopo. En tant que blancs, ils avaient un peu peur de l’accueil qu’on leur réserverait. Mais en fait, les gens ont été très gentils avec eux.

 Ola était soulagé : la première étape de la mission martienne avait marché : ils étaient sortis de l’orbite terrestre et du champ magnétique de la Terre, et pour le moment, tout allait bien. Pour l’instant, la radioactivité à l’intérieur de l’astronef était tenable, et comme ils s’éloignaient de plus en plus du Soleil, il y avait des chances pour que cela continue ainsi.

 Plusieurs jours s’écoulèrent, avant que le savant scandinave pût enfin sortir de l’hôpital Bourdenko. Mais il en sortit pour rejoindre les bureaux de Roskosmos. L’agence spatiale avait ses locaux dans un grand immeuble qui semblait tout droit rescapé de la fin du XXe siècle. Arrivé au vingtième étage, il fut reçu dans la salle de réunion, qui surplombait la capitale russe. Derrière le directeur de l’administration, une grande baie vitrée offrait une vue imprenable. Ola, Mark, et d’autres ingénieurs étrangers furent réunis afin que le point soit fait sur la situation.

 Malgré un accent russe assez prononcé, Oleg Markov, directeur de Roskosmos, maîtrisait très bien l’anglais et n’eut donc aucun mal à se faire comprendre de tous, même si, parmi les ingénieurs, plusieurs maîtrisaient le russe (une langue importante quand on travaille dans l’ingénierie spatiale).

 « Mesdames et Messieurs, soyez les bienvenus dans les locaux de Roskosmos. Avant toute chose, je tiens à exprimer ma joie de voir que M. Karlsson est de nouveau sur pied et que tous, d’une manière générale, vous avez retrouvé votre santé après cet épisode difficile que vous avez traversé à Baïkonour. Je tiens tout d’abord à vous féliciter pour l’excellent travail que vous avez fourni pour la mission martienne et à vous dire l’honneur que cela a été pour l’administration que je représente d’y participer. Et comme vous tous, je le pense, j’espère que là-haut, l’équipage que nous avons envoyé va continuer de mener à bien sa mission, comme c’était initialement prévu.

 Ceci étant dit, je dois vous faire part de mauvaises nouvelles, dont je suis le premier effondré. En raison de l’orage solaire, les dégâts subis en Russie orientale ont été très importants, et une bonne partie de la région et des États voisins ont sombré dans le chaos, ce qui nous prive d’un élément stratégique pour notre travail : le cosmodrome de Baïkonour. Le Kazakhstan est sens dessus-dessous, et comme l'armée n'a plus les troupes et le matériel suffisants pour assurer la sécurité des ingénieurs, techniciens et cosmonautes présents sur les lieux, il n'est plus possible d'y aller. Les priorités de l'armée sont désormais les missions de sauvetage et de protection des civils sur le sol russe. De plus, en raison des très grosses sommes d’argent qui seront nécessaires à la reconstruction de toutes les infrastructures, le gouvernement nous a supprimé les crédits, ce qui nous conduit de fait au chômage technique. Moi-même, je serai bientôt mis en retraite forcée. »

 La voix d’Oleg Markov, dont il devint clair qu’il serait le dernier directeur de Roscosmos, se faisait tremblante. Cet ancien astronaute, ancien militaire, héros de la nation, d’ordinaire très digne, semblait bouleversé.

 « Excusez-moi, poursuivit-il d’une voix tremblante. Quand j’ai accepté la direction de cette administration, je ne pensais pas que je serais celui en fermerait la porte, et en éteindrait la lumière. »

 Ola se sentait mal. La situation, peu à peu, se révéla plus grave que ce qu’il pensait. Aux États-Unis, la NASA n’était plus que l’ombre d’elle-même, maintenant, Roskosmos fermait. Si cela continuait ainsi, la conquête spatiale n’allait bientôt plus être qu’un épisode, glorieux mais révolu, de l’histoire de l’humanité.

 « Permettez-moi d’évoquer un espoir un peu fou. Je ne sais pas si celui-ci a un sens, s’il se réalisera un jour. Mais je ne pourrai pas oublier, quand, petit garçon, du temps de l’URSS, j’ai un jour pris la décision de devenir cosmonaute. Je me plongeais à cœur perdu dans les péripéties de Youri Gagarine, ou d’Alexei Léonov. C’étaient mes héros. Comme vous, plus encore que vous, j’ai été partie prenante de cette merveilleuse aventure. J’ai fait partie des privilégiés qui ont ont eu la chance extraordinaire d’aller dans l’espace, et d’en revenir. Je fais un vœu, aujourd’hui, celui qu’on ne laisse pas mourir ce passé glorieux, qui est aussi le vôtre, désormais. Je vous propose de conserver le contact, les uns avec les autres, et de continuer de vous investir, pour que la mémoire de la plus grande aventure que l’humanité ait jamais vécue ne disparaisse pas… et qu’on garde à l’esprit qu’elle n’est pas complètement terminée, puisque même si la Russie se désengage de la mission Gaia-1, elle suit toujours son cours, et, qui sait, trace peut-être la voie de l’avenir de l’humanité. Maintenant que la mémoire de tout le savoir humain accumulé autour de l’espace menace de disparaître, je vous encourage à vous battre, pour le préserver, ou à défaut, pour le reconstruire. Beaucoup de données ont été perdues à Baïkonour, je crains que bientôt, d’autres sites ne suivent. Battez-vous pour que ces connaissances ne disparaissent pas, et pour que la conquête spatiale ne soit pas que le récit d’un passé glorieux que vous raconterez à vos enfants, mais aussi celui d’un avenir possible. Que l’espace reste dans nos cœurs, et puisse-t-il ne jamais les quitter. »

 Le directeur Markov finit sous un tonnerre d’applaudissements. Les quelques quarante ingénieurs présents lui firent une ovation.

 « Avant que je vous laisse rentrer chez vous, l’ASE et Roskosmos tenaient à vous faire un dernier cadeau, comme mémoire de votre effort collectif. »

 Il ouvrit un carton dont il sortit une objet à peu près gros comme une imprimante, mais une fois enlevées les protections, Ola reconnut tout de suite ce dont il s’agissait.

 « L’original n’a pas encore fini sa mission, et si Dieu le veut, il la mènera à bien. Mais je pense que vous apprécierez de conserver une trace de votre travail, quelque chose que vous pourrez montrer avec fierté à vos enfants et petits-enfants, et qui sait, leur donner envie de reprendre le flambeau le moment venu. »

 Ola vint récupérer le sien, sur le socle, il put lire une plaque sur laquelle il trouvait un remerciement qui lui était personnellement adressé, en russe, ainsi qu’un drapeau suédois, son pays d’origine. La maquette était de très belle facture.

 Rapporter sans l'abimer la maquette du Gaia-1, avec ses deux docks pour navettes et les navettes y afférant (elles-mêmes détachables) ne fut pas une mince affaire. Mais Ola eut bel et bien à cœur de rapporter ce cadeau à Linköping, et de le conserver précieusement.

Le lendemain du discours de Markov, Ola et Mark étaient dans le taxi qui les conduisait à Cheremetyevo, l’aéroport international de Moscou. Plutôt que de repartir en Afrique du Sud, Mark décida de tenter sa chance en Europe, à l’ASE ou dans une autre structure où ses connaissances pourraient être profitables. Au vu de la situation en Afrique du Sud, la SANSA lui écrivit une lettre de recommandation pour faciliter le fait de retrouver du travail. Ola, lui, en tant que fonctionnaire détaché, n’avait plus qu’à retourner en Suède, où il attendrait que son gouvernement lui donne d’autres instructions.

Les deux hommes étaient donc sur la terrasse d’un café à Cheremetyevo. L’aérogare était à l’image de Baïkonour. Alors même que peu d’avions continuaient de décoller et que plus de la moitié des aéroports russes avaient fermé (et ce, malgré l’immensité de leur territoire), on se retrouvait dans une gigantesque structure, clairement prévue pour accueillir beaucoup plus de monde et beaucoup plus de trafic qu’elle n’en accueillait à cette heure-là. En temps qu’ingénieur aérospatial, et en tant que fils d’architecte, Ola ne pouvait pas ne pas être admiratif sur le gigantisme de l’aéroport. Et pourtant, alors même que le monde de l’aviation était en perte de vitesse, et que les impératifs écologiques appelaient un recul très fort de ce mode de transport, la beauté et la majesté de ces bâtiments, de ces millions de tonnes de béton, de verre et d’acier finement travaillés, étaient entremêlée d’une profonde absurdité.

– Ola ? Ça va ?

– Ça va bien. Je réfléchissais… Tu ne trouves pas que cet aéroport est magnifique ?

– Si. Dans le genre, il a une certaine gueule… Où tu veux en venir ?

– Bah… Je me disais qu’il représentait bien nos métiers… On fait des trucs très gros, très beaux, très gourmands en énergie, dont l’utilité est franchement discutable…

– C’est à cause de ce que je te disais l’autre jour ? Écoute, je suis désolé, OK ? Je ne pensais pas que le programme allait tomber à l’eau juste après. Franchement, j’aurais préféré n'avoir jamais dit ça.

– Et pourtant… tu avais raison, tout l’imaginaire de mon enfance, tout l’idéal d’un avenir meilleur, j’ai l’impression qu’il a suffi de quelques jours pour que tout ça s’évanouisse.

– Tout n’est pas perdu, nuança Mark. La mission est toujours en bonne voie. C’est seulement un partenaire qui a retiré ses billes.

– Oui… le plus gros… Cette mission martienne qui part sur le fil du rasoir, avec le risque qu’on finisse par perdre la liaison radio, c’est un peu comme si l’avenir avait décidé de se faire sans nous, et loin de nous…

– Tu serais allé risquer ta peau à des millions de kilomètres de chez toi ?

– Non, pas avec une femme et trois enfants… Mais dans un sens, mon espoir, c’était de faire quelque chose qui passe à la postérité…

– Ce n’est pas encore la fin de l’histoire, Ola. Le chaos dans lequel se trouve notre monde, un jour, on va en sortir…

 Ola esquissa un sourire.

– Je l’espère… J’ai eu tellement de désillusions de ce côté, au cours de ma vie. Enfant, je rêvais d’un avenir radieux. Personnellement, je n’ai pas trop à me plaindre, mais sérieusement, on ne va pas se mentir, c’est quand même bien la merde !

– À qui le dis-tu ! Je te rappelle que je viens d’un pays en guerre…

– Oui… désolé… Parfois je me demande comment tu fais pour garder cet enthousiasme.

– Je sais qu’aucune guerre n’est vouée à durer. Et puis, je pense que ce que j’ai appris en astrophysique trouvera toujours d’autres applications, à supposer que l’aérospatiale soit vraiment morte, ce qui reste à voir.

 Mark retrouva un sourire rayonnant. Il était conscient de ce que risquait sa famille, mais son plus grand espoir, c’était que la guerre finisse bientôt. Ola lui rendit son sourire. Clairement désabusé sur l’évolution de ses recherches et des diverses innovations auxquelles il a pu contribuer, il eut du mal à envisager ce qu’il allait faire désormais, même s’il se doutait que le gouvernement n’allait pas le mettre en retraite anticipée.

 Les deux hommes se quittèrent, non sans se promettre de prendre régulièrement des nouvelles de la mission. Puis Ola se dirigea vers le hall d’embarquement d’où partirait l’avion qui l’emmènerait à Stockholm.

 Pour la seconde fois, à quelques jours d’intervalle, il était dans un avion, mais cette fois-ci, il fut pleinement éveillé pendant tout le trajet. Il sentit néanmoins sa jambe le picoter un peu quand l’avion décolla du tarmac de Cheremetyevo.

 Trois à quatre heures plus tard, le même avion se posait sur la piste d’Arlanda, l’aéroport international de Stockolm. Dans l’aérogare, Ester était présente, avec leurs trois enfants, Kris, Niklas et Olivia.

 Quand elle le vit, légèrement pantelant – sa jambe lui faisait encore un peu mal – qui se dirigeait vers elle, elle esquissa un sourire, mais ses yeux bleus étaient étincelants. Elle s’avança face à lui.

– Tu as l’air fatigué… Est-ce que c’est douloureux ?

– C’était pire à mon réveil à l’hôpital… Ne t’en fais pas, min älskling, ça va passer, avec du temps.

– Certaines blessures vont mettre un peu plus de temps à guérir, je crois.

 Elle le regarda avec tristesse, Ola croisa son regard. Ils n’avaient pas besoin de se parler. Il comprenait très bien de quoi elle parlait. Avec le même air triste, il sourit à son tour, puis la serra tendrement dans ses bras. Ester laissa échapper un soupir, dont il eût était difficile si c’était un rire ou des pleurs.

– J’ai eu tellement peur quand j’ai appris que vous aviez été attaqués, et que tu avais été blessé.

– Je vais bien… Je t’assure. Le plus long, ce sera surtout de tourner la page de la conquête spatiale, en supposant que j’y arrive vraiment un jour.

 Esther lui posa la main sur la joue, et lui sourit. Elle comprenait ce que cela représentait pour lui. Il tournait le dos au labeur de tout une vie. Puis Ola se retrouva face à ses enfants. Ils étaient à la fois très différents et très proches. Kris portait une chemise à manches courtes, mais avait des cheveux qui lui descendaient jusqu’aux épaules. Il était sans doute celui qui ressemblait le plus à son père. Il avait les mêmes cheveux blonds, les mêmes yeux bleu acier, le même bouc blond qui tirait sur le roux. C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années. Il avait un air détaché. Niklas, lui, avait un peu les mêmes traits, mais des cheveux tirant davantage sur le brun. Et il avait un regard plus doux, il avait hérité des yeux de sa mère. Olivia, elle, était plutôt brune, elle aussi, mais avait le même regard d’acier que son frère aîné et leur père. Les trois enfants de Kris vinrent s’approcher de lui, et tous trois le serrèrent dans leurs bras.

– Doucement, les enfants, réagit Ola. Faites attention à ma jambe.

– Nous aussi, on a eu peur, Papa, dit Olivia. Dis-nous que les missions à risque comme ça, c’est terminé.

– Hélas… , répondit-il sur un ton pince-sans-rire.

 Olivia le repoussa vivement, en faisant semblant d’être fâchée. Reprendre son travail auprès du musée de l'aéronautique, à Linköping, allait être étrange. Mais peut-être aurait-il encore le sentiment de faire quelque chose d’utile là-bas…

 Une fois sortis de l’aéroport, ce fut Kris qui prit le volant de la Lexus familiale. Cela faisait un an qu'il avait son permis de conduire et s'il aimait ce qui volait, il appréciait aussi beaucoup ce qui roulait. La route fut plutôt longue et ennuyeuse de Stockholm à Linköping. Et Ola, encore très fatigué de son expérience, dormit sur une bonne partie du trajet. Si bien que la conduite fut partagée entre Kris et sa mère.

 Cela faisait trois semaines que la mission Gaia-1 avait décollé de Baïkonour. C’était à la fois beaucoup et très peu. Il savait que dans peu de temps, il allait retourner travailler au musée de l’Aéronautique, dans le service recherche et prospective. Cependant, il avait du mal à réaliser que sa vision de l’avenir avait été aussi sévèrement bouleversée en seulement trois semaines.

 Durant la nuit, il dormait toutes fenêtres fermées, comme s’il avait voulu chasser le ciel de sa vie. Ester ne le reconnaissait pas, et cela occasionna quelques conflits entre eux. Dans les jours qui suivirent, Kris, Niklas et Olivia se rendirent bien compte que quelque chose n’allait pas.

 Lors d’une scène de ménage mémorable, Ester s’emporta, parce qu’Ola ne disait plus rien, ne voulait pas lui dire ce qui n’allait pas. Épuisée, elle finit par sortir de la maison, et par marcher un peu dans le parc Järnsväg, non loin de chez eux, dans le centre de Linköping. Kris connaissait sa mère par coeur. Il savait que c’était un endroit où elle allait volontiers. Avant de sortir la rejoindre, il dit à son père, dans une colère froide :

« Mais à quoi tu joues, merde ? »

 Puis il sortit rejoindre sa mère. Comme de juste, elle était assise sur un banc, en train de donner un peu de grain aux pigeons qui volaient sur l’allée centrale. Il alla s’asseoir.

– Est-ce que ça va, Maman ?

– Oui, soupira-t-elle, aussi bien que ça puisse aller, vu les circonstances…

– Tu n’es pas obligée de supporter tout ça.

– Je l’aime, enfin ! J’aimerais faire quelque chose pour lui, mais il s’est complètement renfermé.

 Kris soupira, puis serra sa mère dans ses bras. Les deux restèrent un temps sans rien dire. Finalement, il dit.

– Tu sais, si la pression devient difficile à supporter... Tu as aussi le droit de partir de temps en temps. S'il ne veut pas de ton aide, tu ne pourras pas l'apporter contre son gré. Et même partir plus longtemps, si tu penses que tu as besoin d'une pause.

– Une pause, tu es sérieux ? Et Olivia, et Niklas, qui va s’occuper d’eux ?

– Papa va s'occuper d'eux. Il est revenu, et pour longtemps. En plus, je te rappelle qu'on n'est plus des enfants. J'ai 20 ans ; je vis seul, maintenant. Et même Olivia a 14 ans, et s'accomode très bien d'être seule.

 Kris la regarda avec un sourire détaché. Ester lui rendit son sourire, non sans une légère gêne. Et c’est ainsi, de façon périodique, qu’elle laissa son mari à ses angoisses, en sachant qu’elle ne pouvait rien faire contre. Cela lui en coûtait énormément, mais il n’y avait pas d’autre solution.

 Et les mois défilèrent ainsi. Kris reprit le travail, sans grande conviction. Il évitait de trop regarder le ciel la nuit, mais l’hiver approchant, cela allait devenir compliqué. Nous étions désormais en novembre, et la pluie aidant, cette nuit, il semblait parti pour bien dormir. Et pourtant, une pensée lui traversait l’esprit. Il était dans une bonne période et les choses allaient plutôt mieux depuis qu’Ester avait accepté le fait de ne rien pouvoir faire pour lui. Néanmoins, pris d’une insomnie, il se retrouva dans le salon de leur appartement, et chercha parmi les livres qu’ils pourrait lire, jusqu’à être rattrapé par le sommeil. Il fut rejoint peu après par Kris. Bien qu’étudiant à Göteborg, il était de passage cette semaine.

– Ben alors, toi non plus, tu ne dors pas ? demanda Kris.

– Je gamberge à cause de mes examens. Ça commence dans moins de dix jours.

– Détends-toi, garçon ! Tu as eu les quatre premiers semestres avec brio, je ne vois pas pourquoi ça se passerait mal maintenant.

– En fait, ce n’est pas nécessairement ça qui me stresse le plus. J’ai du mal à me concentrer sur les révisions.

– Je te vois venir, toi… Ça va être ma faute !

– Merde ! Tu es obligé de toujours prendre les choses comme ça ? Ce n’est pas ce que j’allais dire.

– Excuse-moi… Continue.

– Je suis étudiant dans le même domaine que toi. Alors la fermeture de Roskosmos, tu ne t’es pas demandé ce que ça me faisait à moi ? Tu ne te demandes pas si je me fais du souci pour mon avenir ?

Kris était tremblant. Ola se sentit très mal en voyant la détresse de son fils.

– Mon Dieu, Kris… Je suis désolé.

– Ne le sois pas. Ce n’est pas ta faute. Mais je suis en train de me demander de quoi ma vie va être faite, si je bosse dans un domaine mort-né. Quels débouchés je peux envisager, si l’aéronautique est vouée à disparaître ?

 Ola regarda son fils un temps. Puis finalement, il lui dit :

 « Regarde-moi, Kris. Tu es un petit gars brillant. Et je suis certain que tu vas trouver quelque chose de beau à faire avec ce que tu apprends. Tu n’as que vingt ans. Ton avenir n’est pas verrouillé. »

 Le jeune homme regarda son père. Puis il lui répondit :

– Écoute. Je pense que c’est tout à fait normal que tu encaisses très mal tout ce qui s’est passé. Il n’y a pas de honte à demander de l’aide. Quand Maman cherche à comprendre ce qui ne va pas, elle ne cherche pas autre chose qu’à t’aider.

– Je sais… qu’est-ce que tu crois ? Mais comment pourrait-elle le comprendre ?

– Est-ce que je n’y suis pas arrivé, moi ?

– Oui… et non. Tu n’as pas manqué de te faire tuer… Tu n’as pas tout un commando d’astronautes qui ont mis leurs vies entre tes mains et dont tu ignores s’ils vont revenir vivants.

– À propos, quelles sont les dernières nouvelles ?

– Pour le moment, d’après les rapports des échanges radio de la SANSA, tout va bien à bord.

– Bon ! Et ben voilà !

– Kris, dis-moi honnêtemment…

– Quoi ?

– Avec ton frère et ta soeur, vous avez tous des intelligences atypiques. Quand la psy de l'école m'en a parlé, à l'époque, elle me disait que c'était souvent héréditaire. Du coup, je suppose que c'est mon cas à moi aussi.

– Supposons que je te dise oui… Qu’est-ce que tu en conclus ?

 Ola haussa un peu les épaules.

– Je me demande juste si le fait d'être débordé par les émotions comme on peut l'être dans ces cas là ne complique pas les choses pour arriver à dépasser une catastrophe.

– La première des choses à faire avec les émotions, c'est de les regarder en face et de les accepter, répondit Kris. C'est le préalable indispensable, après seulement, tu décide ce que tu vas en faire.

– Donc tu penses que je devrais me laisser aller à la tristesse, au désespoir ?

– Non ! Il faut redresser la tête, mais tu ne le feras pas si tu restes dans la négation de la catastrophe que tu as vécue.

– Je vois. C'est ce que tu as appris dans tes cours de psycho ? Je me demandais pourquoi tu choisissais un truc aussi différent que l'aéronautique. Mais je commence à me dire que c'était plutôt une bonne idée.

 Kris regarda son père, lui posa une main sur l’épaule et sourit. Il afficha un sourire sincère. Puis il se leva.

« Bonne nuit », dit-il.

Puis il repartit dans sa chambre.

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